Séquence 09
[ Le théatre et la forge]
Coup-d’œil
du Théâtre de Besançon
Planche 113 🔗
On inscrit dans un carré, dans un ovale, dans un cercle le portrait de la femme que l’on aime. On ne s’éloigne pas du principe en adoptant les formes que la nature commande. Le premier cadre fut sans doute celui que vous voyez ; il reçoit les divines influences qui embrasent nos sens, et répercute les mondes qui nous environnent. C’est lui qui compose tous les êtres, embellit notre existence, la soutient et exerce son empire sur tout ce qui existe ; sans ce rayon vivifiant tout seroit dans l’obscurité pénible et languissante. Que de plaisirs ! que de délices il nous prépare ! Miroir transparent de la nature, tu vas donc nous développer des vérités constantes ? tu vas dévoiler des passions, exprimer des caractères, et ton éloquent langage sera plus instructif que la tradition méthodique qui nous égare. En effet, quand l’histoire retrace les commencements du monde et ses merveilles, elle nous laisse des doutes ; les copistes ont défiguré les auteurs, falsifié les faits, mais celui qui a conçu la pureté de ce trait vous trompa-t-il jamais ? S’il vous offre les grâces, les contours d’une beauté printanière, il l’embellit encore par le présent qu’il vous fit de l’imagination. Rien n’échappe à sa puissance ; s’il attache à la rose le prix que l’on met au bouton, c’est pour suspendre l’admiration jusqu’au moment de l’épanouissement ; il veut que la vertu la développe. Il défend à la séduction d’activer la fleur qu’on ne peut regarder sans la flétrir. S’il vous offre les charmes touchants de la pudeur, de la modestie, il veut que ces vertus ne soient pas stériles. Pour enflammer un cœur et l’attacher, il faut captiver les affections par des grâces naïves ; l’embarras a beau rougir, il invite au regard et ne redoute pas l’immorale impudeur. Vous présente-t-il l’amour, la profusion des sens, à l’âge où tout se fond dans le cœur par un sentiment pur, il vous fait voir de tendres pleurs qui coulent goutte à goutte sans grimace. Il vous offre la félicité que l’on confond dans des sanglots déchirants, des visions oppressives, le cheveu d’un être adoré que l’apparente perfidie grossit. Eh quoi ! vous n’entrevoyez donc jamais le contentement ? Qu’il est rare ! ne croiroit-on pas qu’il est le produit de l’inertie des sens ? En effet, un plaisir toujours prêt lasse l’imagination ; il faut donc être apathique pour être heureux sans relâche ; oui, on souffre tout sans se plaindre : les feux constants brûlent et ne s’éteignent jamais ; semblables aux flambeaux que l’on trempe dans l’onde stagnante, ils se consument sans explosion.
Si je voulois élever un trône à l’amour-propre, je vous ferois voir dans ce cadre les effets de la jalousie ; vous la verriez dans sa rage écumante, agiter l’air de lugubres cris, arracher ses guirlandes, déchirer ses vêtements ; vous la verriez lancer d’horribles regards, et ses cheveux confus se tourmenter au gré du hazard. Ici le dépit paroît et fait briller des feux presqu’éteints ; la fausseté maîtrise les facultés et décèle l’artifice qu’elle cache.
Que vois-je ? C’est l’avarice, cruel ennemi du genre humain ; en vain la terre, pour appaiser sa soif, fait germer l’or sous ses pas ; elle brûle d’un feu sans remède. Puissante harmonie de nos sens, tu m’égares ; ramène moi dans cette douce ivresse que le sage aime à prolonger ; tranquille amitié, félicité parfaite, seul mouvement de l’ame où l’excès soit permis ; compagne séduisante et 218 fidèle de toutes les heures, c’est donc par toi que je vais multiplier mon être et revivre dans autrui ; c’est dans tes nœuds que tout est jouissance, tu serois l’immortelle volupté si en te prêtant de l’or on n’altéroit pas ta constance. Suivez la rapidité de ce cristal mobile où se peignent les plus secrets sentiments, son activité échappe à mes pensées.
Pour être un bon Architecte il ne suffit pas d’analyser les yeux, il faut lire dans le cercle immense des affections humaines ; il faut développer les motifs d’application, les étendre. Le coup-d’œil de l’Architecte est plus nécessaire qu’on ne l’imagine, pour constater les effets que la postérité n’a pas droit de réprouver. Un souverain qui n’a pas le coup-d’œil juste compromet la durée de l’empire ; un héros perd le fruit de ses conquêtes. Les victimes enfermées sous les terres ne laissent aucune trace de l’erreur qui a creusé les tombes ; la faute se confond avec le temps : mais l’Architecte qui salit un monument que la fortune publique élève au dieu du goût, celui dont les profils ne sont pas aussi purs que l’œil, celui dont les colonnes se disputent entre elles l’honneur de la proportion relative aux distances, celui qui s’effraie d’un diamètre gigantesque, quand il est dévoré par l’immensité, celui-là éprouvera les reproches des siècles clairvoyants. Tout s’efface, excepté le mépris pour les ingrats ; on le porte avec soi dans les sombres lieux ; mais l’instruction fait revivre les torts échappés à l’indulgente tradition : ceux de l’Architecte sont éternels, et plus on a de respect pour sa mémoire, moins on lui pardonne d’avoir abusé les races confiantes.
Théâtre de Besançon1. Arrêté au conseil en 1775.
Idées générales
À quoi servent les connoissances si elles ne rendent pas les hommes meilleurs ? Elles font ordinairement des septiques qui répandent le doute et l’incertitude. Il est aisé de savoir ce qui est nécessaire à l’homme pour vivre heureux, le surplus est inutile, et peut être considéré comme la source des maux. On ne peut en disconvenir, les vices le sollicitent et la séduction l’assaillit sans cesse. Que de gens trouvent le bonheur dans l’appareil religieux qui en impose aux imaginations sensibles ! Eh pourquoi ? Parce qu’ils se transportent au temps où régnoient les préjugés et les illusions : si ces traditions mystiques subsistoient encore sur nos théâtres, les sages les mépriseroient. Eh bien, les mêmes hommes entretiennent les abus qui engourdissent l’ignorance et la perpétuent. Au surplus, ne sait-on pas que de tous temps ils ont été les hochets de la multitude. D’autres sont exclusifs : ces hommes enveloppés du manteau de l’intolérance, sont tout à leur siècle ; ils ne trouvent de bien que ce qu’ils font, que ce qu’ils ont vu ; que je les plains, ils ignorent les tendres regrets du passé, et ne jouiront jamais du consolant espoir de l’avenir. Mais pourquoi voulons-nous apprendre ce qu’il importe peu de savoir ? ce que l’on est souvent obligé d’oublier ? À quoi aboutissent les efforts de l’Architecte qui s’obstine à changer l’ordre habituel des rassemblements destructeurs de l’espèce humaine ? En vain il écarte les abus consentis qui corrompent les mœurs ; en vain il rapproche l’instruction du sentiment dominateur qui le lie à l’étude de la nature et de sa conservation, rien ne peut distraire la tenace pratique contractée 219 dans l’inertie ; elle est si impérieuse, que ne pouvant atteindre le précepte qui triomphe des écarts, elle aime mieux s’abandonner à sa nullité. Entrons dans quelques détails.
La forme des théâtres ressemble aux lieux destinés à lancer la balle d’un paumier ; c’est une ornière à pic où les passions de tous genres remuent leur vaze, où le souffle du spectateur exhale la corruption, et répercute sans cesse les poisons qu’il avale. La cupidité tient une partie du public debout pendant deux heures dans un parc moutonnier, que l’on appelle parterre je ne sais pourquoi. C’est-là, oui là, où nos semblables, où l’espèce la moins favorisée de la fortune, est tellement saccadée, comprimée, qu’elle sue le sang ; elle répand autour d’elle une vapeur homicide. Le public rangé par assises égales, est entassé dans des commodes bombées, meubles consacrés à la médiocrité qui habite sous les toits où la dignité d’un Architecte inspiré ne monta jamais.
Ces représentations mesquines sont ornées de guirlandes au premier étage, de guirlandes au second, de guirlandes au dernier, pour amuser la vue par la variété, et si l’abondance distrait ses bienfaits, ce n’est que pour y substituer des canaux extraits des tombes funéraires, ou autres ornements de remplissage, applications discordantes avec le sentiment qu’elles devroient inspirer. Quel effort d’imagination !
Dieu du goût! c’est ainsi que tu laisses profaner ton sanctuaire. Quoi ! tu n’arracheras pas la foudre des mains de Jupiter pour consumer le travail de ces grêles araignées, de ces chenilles rampantes qui promènent leur venin et te dégradent ? Où s’attachent donc tes scrupules ? Semblable à la tendre mère dont le soin écarte l’insecte qui fatigue le sommeil dans lequel les sens de son fils sont plongés, crois-tu avoir beaucoup fait si tu ne proscris ces inquiétantes salissures ? Vois tout ce qui te reste à détruire !
Les spectateurs en saillie sur une fragile bâtisse de sapin magnifiquement suspendue, effraient la timidité qu’ils menacent, inquiètent la prévoyance qu’ils mettent en défaut.
Si les intervalles sont très-décorés, ils nuisent au spectateur, s’ils ne le sont pas assez, ils nuisent au spectacle. Voyez l’agitation et le mouvement convulsif qui régnent dans toutes les places. Une partie des spectateurs s’élance sur la pointe du pied pour subvenir à l’insuffisance de sa taille ; une autre partie, ayant une demi-tête de plus que celle-ci, lui cache la scène toute entière. Ceux qui occupent les côtés de la salle, placés sur les premiers rangs, peuvent à peine appercevoir l’acteur à l’aide d’une contraction vertébrale ; les seconds, troisièmes, quatrièmes, stimulés par l’action théâtrale qui leur échappe sans cesse, se dressent en vain sur les pieds, vacillent, perdent l’à-plomb, fatiguent les épaules impatientes, inquiètent la parure dans sa préoccupation, pour gagner en saillie ce que la proportion des sièges ou l’inaptitude des lignes refuse. Est-il un supplice plus cruel que celui d’être pendant deux heures sur ses orteils, sans le secours des ailes qui allègent le travail du messager des dieux ?
Les salles corrigées sur celles que nous venons de décrire, présentent une forme elliptique dont une partie se rétrécit pour obtenir une ouverture tronquée, à la faveur de laquelle on apperçoit une avenue assujettie à des décorations uniformes. Quel vaste champ pour le génie du décorateur !
Toi qui souffles les vents du sud avec violence ; toi qui fends le sein de la plaine liquide ; toi qui assembles la nue, disperses l’orage ; quand déplaceras-tu l’air qu’on respire sur nos théâtres ? quand feras-tu reculer ces fragiles murailles qui resserrent l’élan du génie ? quand les feras-tu tomber ?
Les salles augmentées n’offrent pas de plan décidé. Il seroit difficile que le compas, dans la franchise de ses contours, y retrouvât le trait qu’il auroit voulu tracer ; elles sont si disproportionnées dans la répartition inégale des places, que leur bizarre assortiment détruit tout ce qui l’environne. Les spectateurs, étagés d’à-plomb les uns sur les autres, voient assez bien la scène jusqu’au centre ; ceux qui lui sont opposés, à mesure qu’elle se rétrécit, ne voient rien ; sur les seconds, troisièmes et quatrièmes rangs, des cages de bois, tissues de doubles mailles, cachent la plus grande partie des spectateurs, inquiètent la pudeur, les bonnes mœurs, nuisent à la voix et à l’effet général.
220On fait un crime à la Grèce d’avoir élevé des monuments à la lubricité, sur les débris d’un assassinat fait dans le temple de Vénus, tandis que l’on voit ici des autels sur lesquels les prêtresses de la corruption brûlent, à la faveur d’une gaze, le fade encens de l’impureté. Les sacrifices sont concentrés dans des espaces mystérieux, et les portes de la licence ne s’ouvrent qu’à la voix des initiés.
Divinités infernales, vengeresses des infractions qui détruisent l’équilibre honorable de l’espèce humaine, effacez jusqu’aux témoins de notre honte ! soyez les garants de nouveaux traités. Si les peines de la vie sont les enfants gâtés du plaisir, faites au moins que les maux obscurs ne soient pas le secret foyer des souvenirs que l’on paie en douleurs.
Les salles plus modernes sont décorées par des hommes qui ont épuisé le chiffon broyé pour accumuler les monstres que le délire du mauvais goût inventa. La vue est salie ; l’imagination est dégradée, la demeure des immortels en frémit ; Apollon va les châtier : déjà il souffle la vengeance sur ces fragiles emplois qui appellent sur eux l’incendie. D’autres ont multiplié les colonnes et les ont élevées hors d’à-plomb, les unes derrière les autres ; ces moyens onéreux à la recette ; perdent des places sans profit pour l’œil. Tel est l’ascendant des formes arrondies par les grâces architecturales ; le prestige est si puissant qu’il nous séduit, même dans son inconsidération ; il entraîne, il asservit nos sens : il est à nos yeux ce qu’est la femme, ce présent du ciel, jetté sur la terre pour agrandir la pensée des humains : quelque part où elle soit, elle fait plaisir.
Les marbres gèlent les épaules des beautés sectatrices des modes de l’ancienne Grèce, et tandis que le flot, par le souffle impétueux de l’ouest, se presse entre les bords de la Seine, que les glaces se brisent avec fracas sur la rive escarpée, couvre les dunes d’une blanche écume, mon ame sensible est affectée de voir tant de jolis bras purpurés par ces corps polis qui les maltraitent.
L’entrecolonnement offre six étages de petites niches carrées ; les corps placés sur le premier rang cachent ceux des second, troisième et quatrième. L’effet, ce point essentiel que l’Architecte ne peut jamais effacer sans mériter la colère des dieux qui ont assemblé tant de merveilles pour nous plaire ; ce point essentiel est tellement découpé, qu’il soustrait les trois quarts de la pompe qui suit la magnificence des lignes non interrompues. Semblable à ces vastes volières où les puissances de la terre perchent sur de hauts bâtons le luxe coloré des habitants de l’air, on place en première ligne l’étalage doré du paon qui dérobe aux yeux la diversité des espèces ; ainsi la variété fécondatrice des idées disparoît par l’absence des seules formes qui pourroient l’étendre. Que reste-t-il à l’avidité du désir qui se promène dans la vaste étendue de son empire ? Ce qui lui reste ? Le regret impuissant de voir la bienséance se perdre dans des gouffres profonds, dans des soupiraux où les parfums d’Esculape exhalent tous les maléfices.
L’orchestre est placé dans la salle : quelle incohérence de conceptions ! Six rangs d’instruments, les uns aigus, les autres bruyants, abusés sur les loix de la mélodie qu’ils dominent, fatiguent les organes sensibles, interceptent les voix du théâtre, entretiennent le mauvais goût qui applaudit aux éclats des trompettes et au roulement des timbales. Ces orchestriers évoquent les divinités infernales pour détruire la lyre d’Apollon qui captive les oreilles délicates par des sons enchanteurs, pour y substituer la chanterelle glapissante, et le boyau qui mugit sous les doigts forcenés qui l’appuient.
Ceux qui sont près de l’orchestre, assourdis de musique, sortent du spectacle, les oreilles pleines de vibrations déchirantes et consécutives, et quoique l’action cesse, les nerfs sont tellement agités qu’ils éprouvent jusqu’au lendemain la crise pénible qui les avoit douloureusement agacés ; souvent elle a des suites fâcheuses.
Ici je suis interrompu par la scène qui se passe dans la rue et par le son d’un instrument qui aigrit l’air ; je lève le voile qui préserve l’entrée de ma galerie des fureurs du midi ; que vois-je ? La multitude afflue, elle presse une foule de comédiens poudreux qui arrive des côtes brûlantes de l’Afrique. Je vous arrête : des comédiens ? choix épuré par le dieu du goût qui exige de la figure, des grâces, de l’esprit, un sentiment fin et délicat... Continuez... Chacun y court, chacun est idolâtre, tant on considère le vrai goût des beaux arts.
221Passons sur les détails. La musique qui animoit ces spectres hideux, étoit-elle dans votre appartement ? Non, sans doute. Quand cet épisodique assemblage auroit pu se désunir, il eût souillé le culte que je rends au vrai mérite. Belle leçon ; on cherche bien loin un précepte, il est affiché dans la rue.
C’est ainsi que les principes renaissent de la similitude. La barbarie, longtemps arrêtée sur le seuil des illusions, remonte inopinément les degrés ; on la voit presser la foule pour rentrer dans le sanctuaire des vérités constantes, et la prendre à témoin de l’abjuration de ses erreurs séculaires. Nous voilà donc arrivés à l’avant-scène.
Qu’entendez-vous par une avant-scène ? C’est l’embrasure de la croisée, l’épaisseur intermédiaire habitée qui sépare l’action du dehors ; c’est un corps lisse ; c’est un repos que l’œil se prépare pour augmenter le plaisir de l’ame, en opposant la variété des situations de tous genres à la simplicité du cadre. Je ne vois en aucun lieu ce que vous énoncez ; ce que l’on appelle avant-scène, accrédité par l’usage, n’est autre chose que la ligne continue de la salle jusqu’au théâtre. L’ouvrier descend les sièges de quelques pouces, l’artiste intercale ingénieusement des colonnes disparates pour soutenir le poids d’une savante coupe connue sous le nom de plate-bande. Cette platitude de l’art, considérée comme effort du métier, tient vraiment du prodige ; l’exécution, impossible dans toute son étendue, la range aux yeux de la multitude, au nombre des merveilles qu’elle admire : la toile qui permet tout, s’en indigneroit. Semblable à ces vastes alcôves que la magnificence moderne qualifie de chambre de parade, où l’on voit sommeiller dignement la léthargie des siècles, on y voit l’ignorance applaudie pour s’être enveloppée du linceul qui couvre les écarts de l’esprit humain. En vain on voudroit rallumer les lampes éteintes qui devroient éclairer le premier plan du tableau, les talents tour à tour exilés semblent être tombés dans la nuit épaisse des préjugés ; ce n’est pas tout, la voix se perd dans les angles, et pour mieux la conserver on suspend magiquement avec des fils de fer, des attributs fantastiques, de hideuses chimères qui se tourmentent, se tordent le corps pour contraindre la queue d’un poisson à se lier avec la tête d’une femme. C’est ainsi que l’art avilit la nature et contraint le discernement à se plier sous des loix amphibies. Le croiroit-on ? Il creuse les mers, il épuise leurs produits pour meubler les célestes plafonds de nos théâtres ; le bon goût s’en offense, et pour être d’accord avec le principe, il pygmatise le héros sur lequel l’attention est fixée : on étale sur le premier plan le gypse en figures colossales. Ces divinités infernales que l’on extrait du calendrier fabuleux sont seules au milieu des réalités charmantes qui fixent les regards. Les uns les renferment dans des niches recreusées pour sanctifier les idoles du jour et reproduire des souvenirs capricieux ; les autres les isolent, les élèvent sur des piédestaux pour écraser plus sûrement tous ceux qui les approchent ; d’autres plus savants dans leurs recherches, extraient, je ne sais de quels magazins, de longues tables qu’ils attachent avec quatre cloux dorés ; d’autres enfin, plus économes de parures, les renfoncent dans les murs. On voit des bas-reliefs, dessus, dessous, des guirlandes, des candélabres ; que sais-je enfin, tous les gardes-boutique de nos sculpteurs marchands ; on voit tous les genres d’assauts livrés à la raison, ses égarements placés entre le spectateur et l’acteur, et l’apparente richesse du génie s’appauvrir par l’abus qu’on en fait. Quand ces discordantes oppositions, ces mélanges assaisonnés par la confusion cesseront-ils de dégrader la dignité du théâtre et la majesté des décorations ? Tel à la fin des saisons productives, emmagazine les fruits de Cérès et les accumule avec des matières hétérogènes sous des voûtes impures, et laisse aux vents destructeurs la confiance de ces trésors de la terre, qui voit ses précautions se confondre et se perdre avec la disette, résultat certain de l’abondance mal dirigée.
On croit avoir beaucoup hazardé si on a anticipé quelque chose sur la donnée que l’usage a sanctionnée, en assujettissant l’extension de l’avant-scène. À quoi n’est-on pas exposé si on enchérit sur la dernière latitude ? déjà j’entends la critique épuisée renouveller l’air de ses poumons, tonner pour nous prouver qu’une grande ouverture atténue la proportion de l’acteur ; elle auroit 222 raison si la forme étoit destructive, mais si elle rassemble le point de vue, si elle propage les sons, si elle met l’acteur en relation avec tout ce qui l’environne ; que peut-on désirer de plus ?
Quand vous ouvrez la croisée de votre appartement craignez-vous que les objets que vous appercevez ne soient trop petits ? Le tableau plus large que le cadre ne vous offre-t-il pas des lignes divergentes qui se prolongent à raison du point de distance ? Ne vous offre-t-il pas des scènes variées, des champs illimités ? Tout est en rapport avec l’œil, et les teintes qui chargent l’atmosphère sont tellement fondues, qu’elles s’amalgament avec le nuage qui obscurcit les dernières lignes de l’horizon. Ici c’est le contraire : nos théâtres plus étroits que l’avant-scène, sont encore resserrés par des châssis directeurs opposés à l’effet des rayons visuels. Telle jadis la mer Erithrée, divisée par la verge de Moïse, parut aux Israélites offrir sur ses flancs deux murailles liquides, et sur l’arène desséchée, on vit le cruel crocodile et l’hippopotame farouche traverser cette terre nouvelle et s’enfuir à l’aspect des chars de Pharaon ; ainsi l’aire de nos théâtres incisée dans le vaste espace, n’offre à l’œil désireux, qu’une rainure dont les parois mobiles rétrécissent le vague de l’imagination et restreignent la puissance de l’œil.
Est-ce pour imiter la nature qu’on assujettit les plans sur des bâtis dont la place est immuable ? Est-ce pour circonscrire l’élan du décorateur ? L’habitude est si impérieuse qu’elle regarde comme licence la transgression de ses loix ; elle s’étonne de la disparution d’un châssis qui grandit l’espace et rompt la mesure. Que feroit-elle si on les élaguoit tous ; si on anticipoit sur les limites obligées, l’extension du terrain qu’elle refuse ? Comment peut-on ôter à la variété les ressources qu’elle offre ? Comment peut-on entraver les moyens qu’elle emploie pour plaire ? Cette espèce de carrefour se rétrécit jusqu’à ce qu’il obtienne la liberté de s’étendre sur une surface bornée que l’on appelle toile de fond. C’est-là où l’artiste reprenant un peu de liberté, s’apperçoit qu’il est en-deçà de son sujet, et cherche à s’élancer au-delà. Vain espoir ! le génie fatigué de tant d’efforts infructueux reprend haleine, il développe en petit une grande idée, tant qu’elle peut s’étendre sur une surface immobile. C’est-là où l’homme instruit regrette la superficie dont l’Architecte auroit dû être moins avare. Je ne parle pas ici du service journalier ; les vices tirent leur origine de la conception première. Tel est l’ascendant de l’artisan routinier sur l’homme qui déploie son génie et qui devroit être indépendant de toutes considérations ; il accrédite une méthode vicieuse par des complaisances condamnables, et s’applaudit de l’inaction de ses facultés, tandis que celui qui applanit les montagnes, dirige le trident des mers, redresse les torts de l’Architecte du monde, est souvent obligé de s’assujettir aux serviles données qui ravalent sa grandeur.
Tels sont pourtant les liens illusoires qui garottent l’art et le tiennent constamment enchaîné ; on voit, on compare, on compile les bons exemples, on appuie sa manière de voir sur des citations qui prolongent l’erreur, sur des dispositions mesquines passées en principe, sur les résolutions successives des nations fastueuses qui méprisent les moyens simples, et quand on s’est appuyé sur ces bazes que l’on croit solides, les siècles inconsidérés les chargent, elles s’affaissent sous le poids irrésistible des préjugés qui passent en loi.
Nos théâtres, sous ces rapports, sont encore dans l’enfance de l’art et laissent beaucoup à désirer ; la pureté des mœurs, la solidité, la salubrité, la commodité et l’effet général. Ce dernier article est fort négligé, cependant tout le monde sait qu’un des plus grands avantages du spectacle est de voir par-tout et d’être bien vu : pour arriver au but que faut-il faire ? Il faut puiser dans la nature et dans ses provocations les principes qui peuvent nous diriger ; elle a une marche réglée qui s’entretient par les vicissitudes du monde et l’union de ses parties. Les choses qu’elle fait sont meilleures que celles de l’art ; cette puissance, toujours appuyée sur la raison, amène des résolutions à l’abri des fausses conséquences qui nous égarent ; ce qu’elle présente est si simple, que l’on ne conçoit pas comment l’homme rappellé aux idées premières, a pu les oublier pour créer des fantômes que la réflexion auroit dû faire disparoître. Suivons la route qu’elle nous indique, à la faveur des clartés célestes dont elle s’environne ; séparons les mélanges et retraçons aux yeux des situations qui les décillent.
223La vue d’un spectacle donné gratis au peuple, stimule mon imagination et grandit mes pensées ; je vais vous développer tous les trésors du genre humain : peuples de la terre accourez à ma voix ; obéissez à la loi générale. Tout est cercle dans la nature ; la pierre qui tombe dans l’eau propage des cercles indéfinis ; la force centripète est sans cesse combattue par un mouvement de rotation ; l’air, la mer se meuvent sur des cercles permanents ; l’aimant a ses tourbillons, la terre a ses pôles, le zodiaque présente successivement au soleil ses signes célestes, les satellites de Saturne et de Jupiter tournent autour d’eux, les planètes enfin parcourent leur immense orbite.
Source inépuisable des grands effets qui intéressent nos yeux, rien ne peut exister sans ton appareil pompeux ; c’est-là, oui, là où l’homme rendu à son état primitif retrouve l’égalité qu’il n’auroit jamais dû perdre. C’est sur ce vaste théâtre, balancé dans les nues, de cercles en cercles ? qu’il se mêle au secret des dieux. C’est-là où la femme déploie le pouvoir de l’attraction et en fait aimer le système ; c’est le triomphe des sensations, c’est le rendez-vous des sexes et des âges, c’est un peuple formé de cent peuples divers, c est le point de réunion des droits respectifs des humains. Le voyez-vous arriver en foule, se placer dans l’affluence, se presser l’un contre l’autre ? Les femmes sont assises au premier rang ; les hommes, debout au second, troisième, quatrième, montent sur les bancs et gagnent, en étendant les bras, la saillie des loges supérieures. Chaque individu couvre de son corps les surfaces, cache les vices de construction ; les appuis, les devants des loges disparoissent ; ils sont tellement effacés que les accessoires deviennent inutiles, tous les efforts contribuent à multiplier la superficie, pour obtenir ce qui lui manque. On voit indistinctement tous les genres de parures plus ou moins recherchées ; les femmes embellissent les premières lignes, avec les grâces inhérentes à leur sexe ; les plus forts protègent les foibles ; les enfants se grippent au corps de leurs pères ; d’autres, assis sur les genoux de leurs mères, étagent l’effet progressif. Tous les tons sont variés ; tout est pyramidal. Que cette pompe est sublime ! Ici l’art abandonne ses sens assoupis et va se livrer au sommeil des abstractions. Fatigué d’avoir rencontré ce qu’il ne cherchoit pas, de n’avoir pas trouvé ce qu’il cherchoit, il a épuisé ses forces, ses ressources ; il sollicitera à son réveil de nouvelles provocations, et va s’empreindre d’idées premières généralement senties.
Traversez la place publique, que voyez-vous ? Un charlatan qui attire la curiosité des passants, et les appelle au son des clairons ; il s’agite, il crie, sa voix éclate dans les airs. Ainsi le salpêtre enflammé détonne, et dans sa force excentrique écarte tout ce qui s’oppose à son explosion. Ses bruyants accords amassent la multitude qui se pelotte en foule autour de lui. On l’entoure de rayons égaux ; le plus fort l’approche de plus près, le plus foible est plus éloigné. Toutes les places sont bonnes ; toutes tendent à un seul point.
Appuyé sur ces bazes incontestables, sur ces scènes qui sont à la portée de tout le monde, sur ces scènes qui se renouvellent à chaque instant, qui pourra douter que la forme de nos théâtres ne doive être progressive ; puisqu’on obtient par elle les seuls effets qui naissent du concours des merveilles de la nature, sans accessoires étrangers ? Qui pourra douter qu’elle ne doive être amphithéâtrale, puisque c’est le seul parti qui puisse détruire les inquiétudes qui naissent de l’insolidité des plans magiquement suspendus ?
Qu’arrivera-t-il si on donne faveur à ce précepte ? Les plans s’accroîtront d’étages en étages, jusques à ce qu’ils aient acquis la force du demi-cercle, seule forme qui laisse la possibilité de découvrir toutes les scènes du théâtre. C’est à l’artiste à disposer le cadre du tableau, de manière qu’il ne puisse nuire à la vue ni à l’effet. Alors le système moral, se trouvant réuni à la force politique, rétablira les degrés naturels. Celui qui payera le plus sera le plus près ; celui qui payera le moins sera le plus éloigné ; mais tous, en payant, auront acquis le droit d’être assis commodément, sûrement ; ils auront acquis le droit de voir dans un rayon égal, et d’être bien vus.
Je vous le demande, quel est l’homme qui ne puisse compter au nombre des sensations les plus délicieuses, les biens inestimables de cette réunion ? Quel est celui qui ne sera pas agité par les intérêts puissants qui occupent les délices du jour et le poursuivent jusques dans ses souvenirs 224 nocturnes ? Laissons savourer à longs traits l’ambroisie d’une théorie fondée sur la nature. Écoutez un moment les secrets d’une pratique épurative. Que vous apprendra-t-elle ? Elle vous apprendra que dans l’exécution il faut ajouter à la baze du cercle un tiers ou un quart de sa largeur, pour éviter la déperdition inévitable des lignes courbes qui s’applatissent et s’atténuent à l’œil.
Pourquoi n’a-t-on on pas levé plutôt le voile imposteur qui couvroit les vices de nos théâtres ? Pourquoi a-t-on donné tant de faveur aux coupes abâtardies dont ils se composent ? Par-tout on voit des carrés longs, des formes rondes ou ovales ; les unes et les autres privent les spectateurs des plaisirs que le demi-cercle assure, quand la largeur de l’avant-scène est égale au développement.
Quoi ! des amphithéâtres ? Le charme qui centralise toutes les jouissances, le magnifique appareil qui rit à l’imagination la plus froide, la réchauffe, n’auront enfanté que des détracteurs centrifuges. Quoi ! des loges amphithéâtrales, connues en 1776, des cercles progressifs que nous applaudissons chez les anciens ; cette égalité qui confond les rangs, assigne au plus fort, au plus foible, cette pompe sociale que la philosophie sollicite, n’ont produit aucun changement. En vérité, cet oubli des principes est bien condamnable. Je suis bien loin de penser qu’il n’y ait qu’une manière de faire un théâtre ; je suis même convaincu qu’elle peut être variée à l’infini. Pourquoi l’exemple n’a-t-il rien prescrit ? Sans doute il éveillera la stupeur. Ne l’espérez pas : la vie de l’artiste qui préconise le bien, est semée de détours obscurs ; c’est le tribut qu’elle paye à la partialité.
Le pouvoir de la prévention favorise tous les genres de dissolutions, et la détraction est dans les arts, ce qu’elle est en amour. L’un couvre Apollon de guirlandes honteuses, l’autre fait tourner les fuseaux dans la main d’Alcide. La vérité s’égare dans les sinuosités ; son isolement endort la raison et, comme Circé, l’homicide apathie a aussi ses poisons. Tel est le cri infructueux des filles de l’air qui percent la nue en fuyant les glaces hyperborées ; elles s’envolent avec fracas vers les rives du Strimon, portent la mort à la race des pygmées. Lorsqu’au retour du printemps elles reviennent dans ces doux climats troubler les habitants de l’air, qu’ont-elles fait en traversant les zones ? . . .. Beaucoup de bruit.
Application des principes
Planche 114 🔗
Le plan du rez-de-chaussée représente la disposition générale de la place. Un péristyle où les chaises à porteurs arrivent à couvert, par des pentes douces ; un vestibule, deux grands escaliers qui dégagent les premières places, et dans lesquels aboutit l’affluence des secondes et troisièmes : des vestibules sur les rues latérales, des escaliers destinés au service des quatrièmes, cinquièmes, sixièmes places. Les loges du gouverneur, celle de l’intendant de la province1. L’artiste a été forcé d’y mettre ces loges qui nuisent à l’effet., l’orchestre, l’indication de la salle, le théâtre, les trois scènes que l’on peut étendre, resserrer ou élaguer au besoin.
Planche 115 🔗
Offre le plan des premières et secondes loges, des grands escaliers qui conduisent aux foyers, aux loges des acteurs ; de petits escaliers qui dégagent le théâtre ; les foyers montant de fond.
Planche 116 🔗
Plan des troisièmes et quatrièmes.
Élévation perspective
du théâtre et des maisons qui l’entourent
Planche 117 🔗
La vue générale offre un péristyle de six colonnes ioniques de vingt-huit pieds de haut. Le point de distance limité à trente pieds, fait disparoître la plus grande partie des toits par la saillie combinée de l’avant-corps et par une gallerie entourée d’une balustrade qui soustrait aux yeux, des hauteurs destructives de l’ordre. Dans un pays où les neiges sont abondantes, la nécessité dicte des loix impératives, qui ne sont pas toujours d’accord avec le goût et la proportion. Les pentes, commandées par le ciel, souvent détruisent les combinaisons de la terre. Dans ce cas que faut-il faire ? Il faut atténuer les accessoires pour faire valoir l’objet principal.
Coupe sur la longueur
Planche 118 🔗
On voit la hauteur du vestibule ; les dégagements pratiqués sous les amphithéâtres ; les portes d’entrée ; des gradins ; la surélévation qui les fait disparoître, la moitié du vuide occupée par la progression des places ; l’autre moitié par la salle.
La première place est adossée à la seconde, la seconde à la troisième, ainsi de suite ; l’appui le plus apparent est décoré d’une légère balustrade ; les autres occupent peu les yeux, et sont effacés par les spectateurs. L’imposte, sur lequel s’appuie la retombée du grand arc de l’avant-scène, sert d’appui aux quatrièmes places, et représente des sujets relatifs à la tragédie, la comédie, la danse, etc. C’est la seule marche architecturale qui nous ait paru nécessaire pour rappeller l’intérêt des grandes lignes qu’on ne peut interrompre. Le surplus, jusques au dernier cercle, sur lequel est tracée la colonnade, est effacé par la hauteur des bustes. La corniche est régulière ; elle est ornée de triglifs, de mœtopes, qui contiennent différents attributs des arts.
Dans une circonstance où l’économie sévère auroit dicté l’emploi des places, cette loi impérative eût exigé des loges dans la hauteur de l’ordre, elle en eût exigé même dans l’espace des mœtopes ; car telle est la cupidité de l’homme, il méconnoît la mesure ; plus il obtient, plus il désire ; il assemble la multitude, il accumule les souffles destructeurs pour morceler son existence ; le ciel dans sa fureur inventa cette épidémie morale pour punir les crimes de la terre et enrichir dans un jour l’insatiable Achéron. Ici la salle est terminée ; on découvre au-delà des entrecolonnements, des gradins très-élevés qui tendent au point de vue. Voulant associer à l’instruction publique ceux à qui la fortune ne permet pas d’obtenir les places ; voulant former les mœurs par le choix épuré des représentations, on a senti qu’il n’étoit pas convenable de cercler la multitude dans l’usage dangereux des scènes dépravées qui la dégradent et avilissent le goût.
C’est ainsi que les plantes parasites qui se grippent aux joints vicieux des monuments décrépis par le temps, s’altèrent faute de substances attractives, tandis que celles qui sont fécondées par les terres fortes, conservant leur vigueur, triomphent de l’aride saison d’hiver.
Coupe sur la largeur
Planche 119 🔗
La coupe sur la largeur présente la hauteur des planchers, des foyers, vestibules, amphithéâtres, les loges d’acteurs pratiquées dessous, les dégagements. Le cadre de l’avant-scène est large pour faire valoir le tableau ; il est dépourvu de tous les ornements de détails qui pourroient nuire aux décorations du théâtre. Les angles offrent des chars de triomphe, des trophées rehaussés d’or sur des fonds d’airain ; les fonds sont de marbre de Sienne, les accessoires dorés, sculptés, rehaussés.
Coupe du vestibule
Planche 120 🔗
Coupe en face du Théâtre
Planche 121 🔗
Plafond
Planche 122 🔗
Le plafond réprésente une banne attachée avec des cordes dorées ; les glands se groupent pour tomber à-plomb des colonnes. Ce parti nous a paru le seul que l’on puisse admettre ; il n’exclut pas le grand genre, il est dicté par la raison ; il n’y a de bien que ce qu’elle avoue et rend vraisemblable. En effet le plafond, composé de tous les ornements exigés dans l’emploi de la pierre, des marbres, des bronzes, des figures en relief, est peut-être trop sérieux dans un lieu où l’on appelle les ris et les jeux. Si on emploie les grandes ressources des peintres d’histoire, qui nécessitent l’assemblée des puissances du ciel, est-il bien raisonnable d’occuper une pièce ouverte 228 au sommet, dans la saison rigoureuse, quand les neiges blanchissent la cîme des montagnes, quand les pluies de l’équinoxe inquiètent les spectateurs, quand les orages d’été, les éclats du tonnerre effraient la timidité ? Il y a sans doute beaucoup de moyens d’atteindre le même but.
Qu’importe si mon œil est satisfait par un chef-d’œuvre imité aux Gobelins, où l’art raisonné soumet nos sens à ses calculs, ou par le tableau qui lui a servi de modèle ? C’est à l’artiste de choisir ce que le discernement justifie ; si les formes sévères sont inhérentes au goût, il pourra les égayer par des tons harmonieux, par une expression épurée que l’on aime à retrouver dans les lieux où les plaisirs s’assemblent pour solliciter les puissances actives de l’ame : il y a des règles pour l’art, mais il n’y en a pas pour le sentiment qui le dirige.
Avez-vous vu le magnifique appareil de l’Olympe ? tous les dieux n’ont pas le même visage ; les uns sont beaux, les autres laids, d’autres sont boiteux : ici on ne connoît pas les dieux parmi les dieux, la beauté domine, tout inspire, tout ravit les sens enivrés ; les génies enflammés s’élèvent au sommet de la voûte et se disputent la prééminence des cieux. Quel vaste horizon pour le décorateur ! Si l’astre du jour éteint ses flambeaux, ce n’est que pour les allumer au feu qui électrise les âmes tièdes. La troupe des délices a fait oublier la soirée, et la nuit impatiente provoque un nouveau réveil.
Ici Apollon préside l’assemblée des arts : placé au centre des rayons, il offre la pompeuse analyse des biens qu’il va répandre ; les perfections se tiennent par la main pour enchaîner à leurs prestiges tout ce qui les entoure. Des tableaux coloriés retracent des attributs caractéristiques ; les encadrements, les accessoires sont rehaussés d’or ; la douce habitude de l’œil qui s’applaudit de la couleur transparente des cieux, se plaît à retrouver ici des fonds bleu-tendre scintillés en argent, pour payer le tribut d’harmonie qu’elle doit au monde sensuel. Qu’il seroit à désirer que les conceptions qui ont perfectionné l’art des plafonds, les eussent rendus susceptibles de durée ! Si on les peint à l’huile, le mauvais air, la fumée des lampes les noircit ; il est vrai qu’il est un moyen préservatif de toutes les destructions, c’est de renouveller l’atmosphère par des puits superficiels qui reçoivent sans cesse l’air extérieur, soufflent les vents1. Ventilateur d’été par le moyen du feu qui agite et renouvelle l’air. En hiver le renouvellement de l’air se fait par toutes les issues de la salle, ainsi que par tous les courants qu’occasionnent les foyers allumés. du sud-est au nord ; si on les peint à fresque, on évite le luisant des huiles qui fatigue l’œil, mais la fraîcheur ne tarde pas à disparoître ; elle s’efface par les vapeurs concentrées qui la détruisent. Leur exécution étant soumise au temps qui ne permet pas le dessèchement des enduits, souvent il presse la mesure et ôte le choix des moyens.
Voyez quelle est l’injustice de l’homme ! il veut que les ouvrages de la main qui favorisent l’inconstance industrielle, transigent d’éternité avec le sentiment que je voudrois prolonger jusqu’à mon vingtième lustre ; vain espoir ! Je promettois hier à Chloé, aujourd’hui j’engage ma liberté ; demain un imprudent billet suspend mon illusion, un billet fatal m’apprend bientôt que rien n’est éternel, et que les douceurs d’une association sentimentale durent moins qu’un plafond en détrempe. Faut-il que la corruption soit arrivée au point de rechercher complaisamment le faux goût pour plaire ? Des figures en stuc, des ornements attributifs, des fonds assourdis par une teinte intellectuelle suffiroient pour enrichir des voûtes où l’on peut déployer tous les secrets du dieu de l’inspiration ; ils suffiroient pour opposer à la tranquille sublimité d’une pensée, la tumultueuse magnificence d’une assemblée bigarrée de couleurs discordantes. Faut-il que le mauvais goût soit porté au point d’accréditer par l’usage des contradictions, des invraisemblances que la raison désapprouve ? Peut-on oublier l’ascendant de la proportion, beauté dominante, pour y substituer l’or ; la défigurer par des guirlandes, des chimères, des arabesques et tant d’autres accessoires hétérogènes ? Eh ! pourquoi ? pour faire valoir des femmes ? faire valoir des femmes ? elles qui embellissent la nature, elles qui effacent tout ce qui n’est pas empreint du beau idéal ; elles, dont 229 le pouvoir offre à nos yeux éblouis un miroir enchanté, où le spectateur, ravi de trouver son empreinte, ne se voit pas toujours tel qu’il est, mais bien tel qu’il voudroit être.
L’avant-scène a une épaisseur relative à sa hauteur ; la proportion du tiers nous a paru la plus convenable pour lui donner un caractère ferme et prononcé ; cet espace suffit à la séparation de la salle et aux besoins qui font partie de la scène. La voûte est ornée de larges caissons, pour ne pas diviser l’attention et propager en tous sens les sons qu’elle reçoit.
L’orchestre, considéré comme instrument identifié à la voix, ne doit pas être apparent1. On n’a pas encore fait les expériences nécessaires pour déterminer à quel degré l’orchestre, traité dans toute son étendue comme instrument, donneroit par la forme et la grandeur de ses dimensions, un son plus grave que le ton le plus bas d’une contre-basse. Ce nouveau genre d’expérience, assujetti au calcul, pourra devenir une mine féconde en effets de musique et d’acoustique. On pourroit suppléer à ces dispositions par des vazes de terre, d’airain ou de laiton, qui, formant entre eux une échelle harmonique, répondroient fidellement au son de la voix des chanteurs, et seroient autant d’échos artificiels : ainsi la fractuosité des montagnes, l’épaisse obscurité des forêts répètent au loin les sons qu’elles reçoivent. L’expérience nous a démontré que cette disposition est très-sonore ; il est facile d’obtenir le point désirable en étudiant l’exécution.Nous observons que les musiciens ainsi concentrés, sont opposés au principe qui les soustrait aux yeux du public ; le motif est fondé sur l’habitude et sur l’intérêt personnel, moteurs puissants qui éloignent de la perfection. Celui qui est accoutumé à valoir isolément, aux dépens de l’objet principal, ne veut pas être confondu avec l’action générale du théâtre ; obligé au recueillement, masqué dans l’exercice de ses fonctions, il ne veut pas perdre l’agrément de voir et d’être vu.C’est ainsi que l’isolement, dans ses jouissances opiniâtres, commande au monde instruit qui concentre son apathie dans l’abandon du principe. Les considérations retardent la progression, les efforts de l’étude, l’ascendant de l’expérience ; elles méconnoissent le pouvoir de l’identité, source bienfaisante où l’on puise l’union.Le bien que l’on découvre dans un genre développe des idées successives qui émanent de la première conviction. Tout le monde sait que la partie sentimentale du théâtre est la plus difficile ; souvent la voix est effacée par les sons de l’orchestre qui montent de fond ; l’acteur le plus consommé, le plus favorisé de la nature perd ses moyens avec le temps ; la nature l’abandonne, le trahit, mais son ame parle au défaut de sa voix ; c’est la vie qui lutte contre la destruction. Que faire pour ne pas priver la société de l’expression fidelle de la pensée ? On sait qu’un organe qui a toute sa fraîcheur est plus aisé à remplacer que l’acteur expérimenté qui soumet aux calculs de sa vie les ressources du génie, et les adapte à l’action théâtrale. On sait que la voix peut s’identifier à la scène, en la plaçant dans l’orchestre, à-plomb de l’acteur. Que d’avantages on pourroit obtenir dans la pratique de cette théorie avouée de tous temps ! Ce qui a retardé le succès, c’est l’inertie entretenue par l’usage qui approuve ce qu’il voit tous les jours, et qui n’a pas le courage de s’élever au-dessus des obstacles.Roscius, un des acteurs le plus estimés de l’antiquité, a fait un traité sur les mouvements et l’expression ; le Kain a écrit sur le même sujet ; la Rive a aussi donné des idées sur son art, qui offent des apperçus neufs ; Garrick auroit pu nous donner de bonnes leçons : il est malheureux que la tradition n’ait pas jetté sur le moyen d’étendre nos jouissances, les lumières qu’on pouvoit en attendre ; il est malheureux que l’expérience d’un grand acteur, soit tellement attachée au mode de son organe, qu’elle ait borné le terme où ses avantages dominants font moins de sectateurs.L’usage, pour les musiciens exécutants, a souvent retardé la progression de l’art. On verra, au tome III, deux tribunes dans la salle à manger de Louvecienne ; le but étoit d’obtenir de la mélodie. Le Roi fut assourdi de musique par le cortège instrumental qui ne voulut pas se servir de ces tribunes, et croy oit avoir le privilège de le fatiguer, parce qu’il avoit acquis celui de l’amuser. Il fallut tout le pouvoir des gentilshommes de la chambre pour déterminer les musiciens à y placer des symphonies concertantes de cors, dirigées par un homme distingué, qui tira un parti délicieux de ces accords correspondants.Dans les dispositions mécaniques qui doivent concourir aux divers phénomènes dont je viens de parler, il ne faudra pas oublier que les rayons sonores, de même que les rayons lumineux, se propagent en raison inverse du carré de la distance du foyer dont ils sont émanés, et que cette manière de se propager découle des propriétés de la sphère. Il ne faudra pas oublier que cette belle raison, source des plus exactes et des plus pures harmonies du mouvement, peut s’altérer et faire place à d’autres raisons, suivant que l’action du corps sonore se compose et se décompose dans un sens plus ou moins différent de celui de la simple et parfaite action sphérique ; il ne faudra pas oublier que si l’harmonie universelle du monde se compose principalement d’une certaine proportion et de certains rapports d’actions sphériques et d’actions rectilignes, il faut chercher à imiter cette proportion et ces rapports, tant pour les effets de la lumière et des couleurs, que pour ceux des sons, dans les théâtres, de manière que la réunion, la distance, le rapprochement, l’opposition, la confusion, les formes curvilignes, rectilignes, angulaires, ne viennent pas altérer, briser, décomposer et confondre les effets.230 son action, loin d’être destructive, sera subordonnée aux organes qu’il accompagne. Où le placer ? Dans la salle, devant le théâtre ? La corde vibrante monte de fond, nuit par la divergence immédiate, à la propagation des sons ; c’est une barrière altérante, une digue insurmontable que la voix ne peut franchir. À côté ? Il ne peut embrasser l’ensemble, cet accord parfait qui lie le tout. Derrière l’acteur ? L’harmonie cesse quand elle ne peut donner le ton et modifier ses influences. Sur le plancher mobile des illusions ? Les sons s’altèrent et se confondent dans l’immensité du vuide. Où donc fixer ses combinaisons ? La superficie la plus convenable est celle qui sous le théâtre sert de ligne de démarcation à la salle ; la forme de l’instrument, disposée en demi-cercle, voûtée en tout sens, construite en léger sapin, nervée, collée par derrière, répercutera les sons qui lui sont confiés : la partie du cercle adossée au théâtre sera occupée par la symphonie qui recevra l’impulsion de celle qui est placée en face pour observer l’action théâtrale. La rampe qui appartient essentiellement à la scène, précédera le foyer obéissant aux loix de l’harmonie ; l’activité de ses feux assourdira la lueur obligée qui languit dans l’espace ; ses rayons enflammés confondront les enfants du Soleil, franchiront la ligne pour piquer le brillant orteil de Terpsichore, et relevant les cercles qui décrivent le regard audacieux d’Agamemnon, ils étendront leur divergence sur les corps mobiles qui se lient aux accords d’Euterpe. Dans ces cavités sonores le lion viendra se mêler au concert de la nature ; son cœur adouci sera forcé de joindre le tribut de sa joie rugissante aux sons qui ramènent l’équilibre mélodieux des combinaisons. La flûte, en soupirant, éveillera l’amour ; les vents favoriseront le murmure des feuilles et le roulis argentin des ruisseaux ; les chênes agiteront leur cîme en cadence, le chardon s’émoussera, l’ortie piquante sera veloutée ; tout ploiera sous l’archet dominateur qui assujettit les éléments discords ; les cimbales s’adouciront, et les passions soumises à la raison, abjureront l’expression outrée pour s’empreindre de la teinte d’un sentiment délicieux.
Tel fut le bonheur du monde dans sa naissance, les hommes goûtoient le nectar de la vie, et nous en épuisons la lie par tous les excès auxquels nous donnons faveur. Divine harmonie ! tes chants prolongent les délices de la vie et retardent les horreurs de la mort : tout reconnoît ta loi, tout s’anime par toi, à tes ordres éternels la nature est asservie ; l’homme, les fleurs, les bois, l’onde, les fruits, par ton souffle fécond, tout se reproduit ; tout reparoît sous des formes nouvelles ; tu guides les saisons ; tu fais sortir le jour de la nuit du trépas ; tu prépares les siècles brillants1. Je suis interrompu... La hache nationale étoit levée, on appelle Ledoux, ce n’est pas moi ; ma conscience, mon heureuse étoile me le dictoient : c’étoit un docteur de Sorbonne du même nom. Malheureuse victime !.... Je continue :.... Présent des dieux, n’est-il pas surprenant que l’on ait si longtemps négligé les ressources que tu prépares pour enchaîner à ton prestige tous les êtres susceptibles d’attraction ? Quand cessera-t-on de compromettre des accents si précieux ? Il n’y a rien de perdu dans la nature ; le phénix renaît de ses cendres brûlantes ; l’homme revit par la métempsychose, les sons renaissent de leur répercution. Voyez ce qu’ils peuvent sur la multitude ! voyez combien ils servent à la politique des cours pour l’enchaîner au timon des illusions ! On la rassemble en pelotons nombreux : la voyez-vous courir et s’agiter au son des trompettes ; elle fend la presse, l’un s’en va, l’autre revient ; la gaieté se répand sur les visages, et le corps exprime les vibrations de l’ame ; cent fois plus mobile que la nue, quand le fils de Saturne a fait taire les vents qui courbent le sapin orgueilleux sur le sommet des montagnes, elle assujettit à sa puissance jusques aux antres ténébreux. Entendez-vous le déchirement de ces portes d’airain qui roulent avec effort sur leurs pivots aigus, et dont les accords cadencés se rallient avec les sifflements des fougueux aquilons ? Là sont des brasiers entretenus par les Cyclopes. Leurs têtes rougies par la réverbération enflammée, s’harmonisent pour échauffer les tons qui brûlent la palette du peintre. Auteurs circonscrits dans la froide méthode, venez prendre ici une leçon : que vous êtes pâles ! Ils frappent des solides, brisent des angles rétifs, mollifient le fer, et remplissent l’univers du retentissement martelé qui l’étonne. Montez sur la 231 terre, vous entendez le tumulte des armes, les cris des combattants, le joyeux délire de la victoire ; l’harmonie dans ses métamorphoses impérieuses, trouve au sein de la guerre le germe de la paix, au milieu des meurtres le germe de la vie. Parcourez ces vastes dunes, ces remparts liquides qui préservent les peuples tranquilles de la contagion des ambitieux, vous entendez le mugissement des mers, les fureurs de Borée, la foudre dont les éclats redoublés déchirent la nue : tout est harmonie. Les éléments discords se brisent sur le chaos des passions, les font mouvoir ; et cette ame universelle souffle l’esprit de vie dans tous les ressorts de la nature. Franchissez les sommets de l’Olympe, et pour essayer son magique pouvoir sur la terre, attachez à son trône une chaîne attractive, vous y verrez tous les êtres suspendus.
À travers ces grands effets qui remuent violemment les organes robustes, elle fait aussi résonner le flageolet et la douce muzette, avec lesquels le gémissant amour fait frissonner de plaisir celle qu’il aime. Que ne peut-elle sur les humains ? Écho! discrette compagne de cette divinité sublime, toi qui par elle règnes sur le monde ; toi qui répètes les accents les plus chers à mon cœur, que ne peux-tu chasser le regret impuissant d’une jouissance oubliée, pour rappeller à ma pensée le premier moment où je ressentis les feux qui ont allumé la verve inconstante qui soumet la variété aux délices du sentiment ; pourquoi ta puissance qui centuple le bonheur des heures, ne peut-elle pas aussi centupler les forces régénératives du plaisir qui donne la vie ? Je m’égare !... Ainsi les plaisirs disparoissent, et se couvrent d’un voile obscur. Le rideau tombe. Ainsi fuient les jours ; (après tout, à quoi sert la fumée qui les enveloppe) souvent elle trouble les jouissances du lendemain : biens passés ! affections perdues ! regrets superflus ! tout ici est pour la réalité ; il ne reste rien à l’espérance. La salle étant à la scène, ce que la pièce habitée est au vuide que l’on découvre au-dehors, le théâtre doit être plus large, plus vaste que l’espace qui contient les spectateurs. C’est la véritable place des illusions magiques de la scène1. Ce théâtre a 67 pieds de large sur 48 de long. Un grand théâtre devroit avoir 15o0 pieds de large et 140 de profondeur ; la largeur est d’autant plus nécessaire que tous les rayons du cercle sont intéressés à la projection.Dans un établissement conçu par une ville du troisième ordre, la dépense étant assujettie à la recette, l’économie dicte la dimension ; il n’en est pas de même dans les cités nombreuses, où l’opéra affichant la splendeur, peut déployer tout le luxe dont il est susceptible. Mais, dans tous les cas, indépendamment de ce qui est nécessaire pour l’aisance du service, la largeur doit être plus considérable que la profondeur. J’ai souvent entendu dire qu’un grand théâtre ne pouvoit suffire à sa dépense ; quelle erreur ! Ce ne sont ni les talents, dans un siècle de lumières, ni les acteurs, ni les moyens qui sont insuffisants ; c’est celui qui commande, c’est celui qui resserre l’industrie au lieu de l’étendre ; c’est celui qui n’appelle pas toutes les classes de la société pour étayer ses hautes destinées ; c’est celui qui ne sait pas profiter des foiblesses d’un grand peuple pour les faire tourner à l’avantage du trésor public, qui ne voit dans la vaste conception qui désigne l’homme d’état, que l’encens prodigué à la flatterie du moment ; c’est celui enfin qui ne sait pas profiter des goûts de la multitude pour la rassembler sous le prestige qui porte tous ses élans vers le bien. Parcourez la ville dans ses détails, que vous offre-t-elle ? l’oisiveté dans les idées, l’activité dans la recherche qu’on en fait. L’oisiveté baille l’ennui au milieu de dix mille femmes qu’elle regarde avec indifférence ; elle la concentre avec celle qui est obligée de le partager. Jettez les regards sur le monde entier, vous verrez l’homme dompté par sa dépendance, depuis l’Arabie heureuse jusqu’au pays habité par les Gelons ; l’ennui a ses climats, il a sa patrie ; les grandes villes le recèlent, et s’il se déguise pour habiter les campagnes, ce n’est que pour divaguer et entretenir les maladies chroniques qui atténuent les organes les mieux constitués. Pourquoi cette épidémie des nations fait-elle tant de ravages ? d’où vient le mal ? De l’inactivité des idées, je dis plus, de leur disette ; il est donc temps de donner la vie à ceux qui vont la perdre ; il est donc temps de donner des idées à ceux qui n’en ont point. Que de ressources pour l’aliment d’un grand théâtre ! Que de moyens pour activer la recette ! Quoi ! la fécalité d’une grande ville vaut cent mille écus, et la caisse du plaisir éprouve un déficit ? Quel temps ! quels hommes ! Ce qui s’oppose le plus à l’édification de ce vaste monument, ce sont les places à demeure fixe, considérées comme bénéfices à vie. Les facultés naissantes sont dominées par l’erreur qui endort la progression ; et si elle se réveille, ce n’est que pour assister révérencieusement à l’heure dernière de celui qui la maîtrise.Pourquoi ne pas consulter l’intérêt qui rallie au même centre les disciples d’Apollon ? La gloire, fût-elle esseulée, les maintiendroit tous dans un imposant équilibre. L’intérêt personnel, plus actif que les loix du législateur, ou la faveur de l’adulation qui traverse le flaire embaumé d’une fraîche garde-robe, pour arriver aux cabinets protecteurs, est le levier le plus puissant pour faire mouvoir et ressortir toutes les valeurs. Les vertus morales qui relèvent la dignité de l’homme, sont tellement enchaînées au prestige, que l’art doit se suffire. C’est à lui de faire valoir les peuples ; il est au-dessus d’eux, puisqu’ils y sont assujettis, puisque le bonheur, le plaisir sont les ministres qui gouvernent en son nom. Il n’appartient qu’à la classe rampante de se traîner en souplesse et se ranger sous l’humiliante dépendance ; le vrai mérite l’abjure. Jeunes artistes, ne vous arrêtez pas à ces prééminences idéales qui falsifient le principe ; ne perdez jamais de vue qu’il est au-dessus de tout.
232Déjà vous voyez les chassis se placer d’eux-mêmes sur des lignes divergentes ; ils sont variés dans leurs plans, dans leurs formes ; déjà vous voyez le rapport exact entre l’acteur et les objets qui l’entourent ; vous ne verrez plus la proportion s’atténuer par des vuides destructifs, elle sera en relation avec les plans qui se succèdent. Un des plus grands vices de nos théâtres, est la manière d’assujettir les chassis : elle est absolument opposée à ce que la nature et la raison indiquent.
Avantage de cette disposition
Récapitulation
Elle présente l’économie du terrein et de la dépense. La distribution relative à tous les genres de service, placée sous les amphithéâtres, est plus économe que les planchers montants de fond, pour subvenir aux mêmes besoins. La superficie de la salle est de deux cent soixante-quatre toises, c’est-à-dire, le tiers de celle qu’on emploie dans nos théâtres ; elle contient deux mille spectateurs ; elle en contiendroit davantage, si on vouloit pratiquer des loges dans les hauteurs qui en sont susceptibles1. (1) On pourroit avoir des loges derrière celles qui sont apparentes, si les bonnes mœurs n’étoient en contradiction avec la recette..
Nos plus grands théâtres n’offrent guère plus de ressources. Ici les dimensions générales sont plus grandes. L’avant-scène a quarante-quatre pieds ; le théâtre est spacieux ; la profondeur, la largeur ont été assujetties à des mesures données ; une plus grande extension auroit ruiné les facultés du pays.
La salle n’admet aucune décoration que celle des spectateurs. On a détruit les angles saillants et rentrants, les planchers encorbellés qui nuisent à la propagation de la voix et recèlent le mauvais air.
Quand cessera-t-on d’oublier que la baze de toutes les résolutions doit être fondée sur la conservation de l’homme ? On a détruit les corps étrangers qui occupoient des places au détriment de la recette ; on voit bien par-tout, on est bien vu, ce qui contribue à l’agrément du spectacle et maintient la décence.
On ne doit pas perdre de vue que les spectacles, chez les anciens, faisoient partie de la religion. C’est-là où l’on méritoit la faveur des dieux, c’est-là que l’on appaisoit leur colère. Si nos théâtres ne font pas partie du culte, il est au moins à désirer que leur distribution assure la pureté des mœurs ; il est plus facile de corriger l’homme par l’attrait du plaisir que par des cérémonies religieuses, des usages accrédités par la superstition. On entend bien par-tout, parce que les sons de l’orchestre ne peuvent nuire à la voix de l’acteur, qui n’a pas besoin de 233 forcer la nature, pour traverser un nombreux spectacle. Identifié à l’action du théâtre, il est moins bruyant, il est plus mélodieux. On entend bien par-tout, parce que la moitié du vuide disparoît sous les places. Les décorations du théâtre, en relation extensive avec la salle, sont variées par les rayons visuels, au lieu de n’offrir que d’arides coulisses à ceux qui sont placés de côté.
Effet général
Figurez vous la progression des plus grandes lignes. Trente-six rangs de spectateurs, placés les uns devant les autres. La parure du premier banc est en opposition graduelle avec le dernier. Que de variétés ! quelle richesse de tons ! Ce spectacle, paré des plus belles couleurs, peut-il être mis en parallèle avec trente-six rangs d’hommes, élevés les uns sur les autres, alternativement séparés par des vuides remplis de papiers vrais ou peints, de représentations mesquines, incohérentes ou disparates ? Peut-il être mis en comparaison avec le faux goût que l’on applique sur la menuiserie salie de chimères hideuses, improprement appellées ornements, caprices déshonorés que l’on met sous les yeux des conceptions naissantes ; caprices qui compromettent l’unité pompeuse de l’assemblée d’un peuple qui applaudit avec enthousiasme à l’excellence des premiers talents.
Réponses aux observations
Sans doute on dira, car existe-t-il quelque chose sur laquelle on n’ait rien à dire ? que les dernières places ne sont pas aussi bonnes que les premières ; quand cela seroit prouvé, ce seroit dans l’ordre naturel ; que l’on n’y jouit pas du magnifique appareil qui séduit le spectateur placé auprès de l’avant-scène, puisqu’il rassemble d’un seul coup-d’œil la variété des figures, de la parure. J’en conviens ; mais pourquoi Dieu, l’Architecte du monde, qui n’a rien laissé à désirer dans la création, n’a-t-il pas fait à l’homme, des yeux derrière la tête ? Ne sait-on pas que dans un cercle, où tous les rayons sont égaux, il n’y a rien à perdre ? ne sait-on pas qu’il y a tout à perdre, dans ces cazes fermées qui soustraient aux yeux la moitié du plaisir ? En effet, voyez les salles ordinaires, celles qui sont elliptiques par exemple ; tout ce qui est opposé au centre n’apperçoit qu’une partie de la scène, les mauvaises places commencent au point où elle se rétrécit, et les privations se prolongent jusques à la terminaison du cercle.
Les loges étant élevées les unes sur les autres, les places du rez-de-chaussée ne sont pas meilleures que celle des étages supérieurs ; les seconds, troisièmes, quatrièmes rangs ne voient qu’à la faveur d’une contraction fatiguante. En admettant toutes les bazes fondées sur la raison, le bon goût, il y a beaucoup de moyens de tendre au même but.
La variété est une dépendance du génie, et dans ses élans, il ne fera pas un théâtre d’opéra, comme celui de Besançon. Quel que soit le parti que l’artiste prenne, il y en a peu qui présentent autant d’économie, dans l’emploi du terrain et des constructions, plus d’unité dans l’effet, et plus de développements dans les lignes.
Résumé
Les différentes études projettées ou adoptées par le scrupule de l’expérience, prouvent que l’on peut appliquer le principe aux plus grandes circonstances ; les préjugés, la timidité, l’habitude l’avoient circonscrit et trop asservi ; c’est à l’art de développer toutes les ressources qui sont en son pouvoir. Ce seroit lui mettre de nouvelles entraves, que de le resserrer inclusivement dans des bornes qu’il doit franchir pour accélérer le progrès des connoissances.
Maison de campagne
Plan, coupe, élévation
Planche 125 🔗
Cette maison fait partie de celles approuvées en 1773. Voyez l’introduction. On sentira que 150 maisons toutes variées, toutes isolées, destinées à embellir le cercle et les rues tendantes au centre du plan de la ville, ne pouvoient être contenues dans le premier volume. On les retrouvera même ailleurs. Des traits... des copies... des ressemblances... Autrefois Malte faisoit la guerre aux infidèles ; aujourd’hui nous vivons dans l’âge d’or ; tous les biens sont communs.
Plan, coupe, élévation
d’une forge à canons
Planche 124 🔗
L’esprit ne fait pas un grand effort dans la recherche de la vérité, quand il suit la règle de la raison, et la rectitude qui la dirige.
Toi qui imprimes le mouvement universel, toi qui composes les êtres, les échauffes et tempères les rayons brûlants du savoir, vois-tu les maux renfermés dans cet édifice ? Ici Thétis occupe d’immenses souterrains, cent rouages appellent les fleuves de l’industrie ; les fléaux de l’humanité bondissent hors des rives, nous inondent de toutes parts ; ils vont affliger le monde.
Le dieu des arts ajuste ses soufflets ; vingt forges mises en activité reçoivent les métaux dans leur sein. Les vents impétueux soufflent l’airain brut ; l’or, l’argent, l’étain coulent à gros bouillons. Déjà les tubes recreusés par la déesse se remplissent d’une projection expansive. Déjà la détonation fait retentir les montagnes ignivomes, porte l’effroi dans le cœur des mortels à des distances incalculables, sur des ailes mille fois plus rapides que celles du vent. Les temples de la Divinité sont ruinés, les palais des rois transpercés, l’empire du dieu Pan fracassé, et la seule compression de l’air renverse, tue ce qui s’oppose à elle.
Là, le salpêtre comprimé dans un globe, s’explose, brise, déchire, détruit tout ce qui l’environne. La mort à pas rapides suit le phénomène meurtrier. Plus loin la science du dieu tourne les foudres des combats, les perfore, et trace le sillon enflammé des conquêtes ; l’acier en piques s’aglomère, l’airain étincellant brille de toutes parts, le cliquetis argentin des armes frémit ; les casques s’amoncèlent, les panaches ondoyants viennent se placer d’eux-mêmes sur d’antiques trophées ; l’art les groupe avec les cuirasses resplendissantes. On y remarque les traits émoussés des vaincus, mêlés aux écharpes dorées des vainqueurs. Arbitre de la vie et de la mort, jusques à quand souffriras-tu cette accumulation de tous les ressorts que fait mouvoir la barbarie pour accélérer la destruction ? Jusques à quand souffriras-tu que les passions ambitieuses traversent un peuple de fantômes pour reproduire les divinités du brûlant séjour et trouver dans les combats qui dépeuplent la terre le prétexte de l’amélioration du sort des empires et des humains ?
Quand cessera-t-on enfin d’entretenir à grands frais ces ulcères machiavéliques qui rongent l’enfance des états ; ces loupes qui dévorent leur substance, les maigrissent et pervertissent l’âge mûr de ceux qui sont anciennement fondés ? Ne l’espérez pas ; si la soif du sang se désaltère par le présent, elle ne s’étanche jamais par l’expérience du passé.
Vous voyez au centre de l’édifice, la victoire élevée sur un socle de bronze ; elle trace sur l’immense égide qui couvre les deux pôles, les travaux de nos guerriers ; elle commande.
Mille chars, plus actifs que l’aquilon, traînent après eux les nations soumises, et viennent s’attacher à ces murs avec des anneaux d’or. Puissent-ils ralentir la passion des triomphes ! De superbes coursiers, qui dans les jeux de l’Élide auroient cueilli la palme victorieuse, frappent la 236 terre de leurs pieds impatients, rongent leurs mords, enfoncent avec fracas les portes de fer qui ferment les trésors de la fertilité. Le besoin aiguillon du travail presse ; les arts et le commerce applaudissent ; les fleuves courbent leurs ondes complaisantes, sous le poids de cent vaisseaux, liens assurés des deux hémisphères, leurs proues dorées, aussi brillantes que le soleil, au milieu des feux du Midi, échauffent les organes, dilatent la raison glacée des peuples asservis aux préjugés.
Ici, le ciel s’endort d’un triste et long sommeil ; il abandonne le roi du jour, et s’enveloppe de son rézeau funèbre.
Songes trompeurs, espions dangereux de la nuit, vous voulez donc à votre tour vous mêler à quatorze cents ans de gloire ! La philosophie divague ; elle va combattre les puissances de l’ame ; elle endort la sentinelle à trois têtes, soulève le conseil de Minos, et remue les eaux bourbeuses du Tartare. L’Europe voit tout ; elle appelle les froides contrées de l’ours, pour retarder ses destinées imaginaires. Minerve, divinité formidable devant qui tombent les plus hautes murailles, la conduit par la main. Déjà le dieu de l’harmonie applaudit à ses succès, provoque les chants qui stimulent la valeur au milieu des combats, et atténue les cris des vaincus. On efface ces glorieuses légendes que le souvenir dans son égarement méprise, pour y substituer les droits conquis par l’humanité qu’on abuse.
Que d’avantages ! La race future ne sera plus atteinte par ces traits empoisonnés du délire, qui foule aux pieds le respect et la pudeur. Elle effacera ces impressions destructives que la fourberie a puisée dans le rudiment des ambitieux, pour professer le crime, et donner des leçons d’assassinat. On ne verra plus la souveraineté vaciller au gré de l’arbitraire, et le bonheur de l’homme asservi au pouvoir qui soumet la justice à la volonté impérieuse. Consolant espoir ! enfant trop chéri de l’imagination, mesure, si tu peux, l’étendue de ton domaine ; assemble les merveilles que tu mets en mouvement et que tu veux perfectionner. Tu as l’initiative sur la réalité, tu franchis les obstacles, et tu assures dans ton intimité ce que l’exécution rend impossible.
En effet, il n’en est pas de l’organisation sociale comme du mécanisme du monde. La première dépend du souffle libéral du ciel, de la foiblesse des forts, de la force des foibles. La machine ronde, au contraire, a pris depuis longtemps son à-plomb ; elle est invariable ; ses révolutions sont fixes.
Ici, le torrent des maux s’amoncèle sur les cimes les plus élevées ; le désastre s’accroit par la résistance. Dans sa course vagabonde, il entraîne tout ce qui l’approche.
Jettez les yeux sur la politique ; voyez les serpents dévorateurs qui l’entourent ; les dards qu’elle aiguise. Cent fois plus désastreuse que les foudres forgées dans ces lieux pour alimenter le meurtre, cette science fatale usurpe les droits ostensibles, détruit tout ce qu’elle accueille dans ses caresses perfides ; ses armes discrettes ne s’émoussent jamais, et si elle les engage, ce n’est que pour les essayer.
L’empire de Pluton a ses limites ; la profondeur de celui-ci est incommensurable : il est d’autant plus à craindre, qu’en possédant le monde, elle le gouverne. Voyez les soupiraux infects, qui du sein de l’abyme ténébreux répandent leur contagion ; voyez les leviers puissants qui soulèvent et remuent les trônes, les laissent retomber, pour les tenir dans la dépendance. Semblables au soleil qui domine en tyran, la végétation cachée sous la terre, et darde ses brûlantes influences ; s’il fait épanouir la fleur confiante, ce n‘est que pour la livrer aux hazards des souffles corrompus qui la fanent bientôt.
Les premiers hommes, guidés par la nature, font des conventions, des traités ; voilà leurs loix ; voilà leur code. Il ne s’agit alors que de convaincre, en activant les ressorts de la loyauté, une nation qui veut être heureuse. On n’a pas besoin de ces négociateurs adroits qui traversestissent leur influence pour séduire un conseil inexpérimenté. On n’a pas besoin de la dissimulation qui épuise la forme de tous les masques pour se reprocréer.
237Ici Rome disparoit sous les débris de sa splendeur. Le long sommeil de l’ignorance prépare les succès ; il divise les gouvernements gothiques en petits états, engourdit les facultés. Qu’arrive-t-il alors ? La politique concentrée du Vatican fonde sa monarchie universelle sur la religion. Ce moteur consolant des ames sensibles a tant de force ! il tient dans ses claviers dévotieux la clef des cabinets ; il entre dans tous les traités, c’est un motif, c’est un moyen pour lancer son bullaire effrayant. La barbarie du temps obscurcit l’éclat du jour qui lui succède, soumet les nations croyantes. Mars est paralysé ; ses armes impuissantes enchaînées au prestige viennent se briser sur la superstition. Qu’a produit cette astucieuse politique ? Ce qu’elle a produit ? Elle a soufflé la domination ; oui, le crime s’est reproduit par le crime : elle a frappé de nullité la vertu qui a refusé de la servir, elle a frappé de mort le crime qui l’a servie. Quel effrayant contraste ! Le peuple la redoute, elle redoute le peuple ; elle sème les germes de la frayeur, elle enfante les Caligula, les Héliogabales, les Denys, les Phalari, opprobres de l’humanité. Au surplus, le despotisme ne donne qu’un maître ; Athènes, mère des loix, en eut trente ; Rome en compte des milliers ; le philosophisme, en arrachant le voile superstitieux, en compte bien davantage. Maître de l’univers, il se trouve encore trop resserré ; Il veut s’étendre ; où s’arrêtera-t-il ? Autant il fait de bien, quand il est dominé, autant il fait de mal, quand il domine et abuse de ses forces. J’en conviens, mais ce qui est violent n’est pas durable. En administrant mal, il n’a qu’un ennemi, au lieu qu’il a pour ennemi le monde entier qui redoute son influence tyrannique et va le corriger. Plût à Dieu qu’il n’eût jamais été violé par les excès qui le défigurent ! Mais plus on obtient, plus on veut obtenir. La philosophie, propriétaire indivise de la tolérance, échauffe le cerveau, conçoit, mais il lui manque la puissance exécutive ; elle instruit et ne peut jamais avoir la volonté de nuire.
Tel est l’effet de ces voûtes sulfurées qui concentrent dans le tumulte vitriolique de la terre, des feux qui s’entrechoquent par la résistance. Sans cesse ils vomissent la fumée qui se condense avec le nuage éthéré, mais rarement ils répercutent la flamme qui intervertit les destinations périodiques du ciel. Cependant voyez ce qu’elle peut faire, quand elle est le prétexte du crime. Parcourez ces arcs multipliés que la vapeur métallique a noircis ; par-tout vous rencontrez l’affliction sous l’emblème intellectuelle du crime et l’expression torturée du Laocoon. Voyez ces immenses degrés couverts de mannequins orgueilleux de leurs guenilles ; des fils d’or les agitent en tous sens et commandent les résolutions ; ne les croiroit-on pas suspendus sur les réchauds du Tartare ? Leurs crânes s’ouvrent au bruit des clameurs qui se croisent, et explosent une fumée mortifère. Les têtes éclairées en-dessous, rougies par la réverbération des braziers, grimacent la contraction du malheur ; la saillie de leurs narines lance le soufre et prolonge des ombres sur le front, qui semblent les marquer du sceau de la réprobation : passons rapidement, tout retard seroit dangereux.
Quelle est cette figure que j’apperçois sous les décombres accumulées qui la cachent ; sa robe est damasquinée en or sur des fonds argentés ; c’est un monument de magnificence et de goût ? Paix, paix ! c’est Plutus, le dieu de la richesse : gardez vous de prononcer son nom ! Quelle est celle qui lui est opposée ? C’est Papirius. Est-ce ce dictateur qui triompha des Samnites ? Est-ce celui qui fit accroire à sa mère que le sénat romain délibéroit pour donner deux maris aux femmes ? Non c’eût été les venger des hommes qui s’en permettent deux. C’est un colosse, extrait d’une carrière fantastique ; il craint l’eau comme le feu ; tous les éléments lui ont déclaré la guerre. Voyez-vous l’ouragan qui le porte sur ses ailes dévoratrices ?
Quelle est cette momie entortillée de bandelettes bigarrées ? elle est couverte du linceul de la mort, et s’appuie sur l’épouvantable frayeur ? C’est le Crédit, sur lequel repose la splendeur des nations. Quoi ! lui, qui disputoit d’embonpoint avec Silène ? qu’il est décharné ! il a l’air plus vieux que le Temps. L’Emprunt le sollicite ; épuisé, fatigué du poids fallacieux qui le surcharge, il est violemment soulevé par l’exigence qui prend tout ce qu’elle ne peut obtenir.
238Pénétré d’effroi, j’entre dans une pièce ténébreuse. Après avoir marché longtemps entre deux écueils, j’examine, que vois-je ? c’est l’Impôt. Un décret d’urgence atteint les sots. Voyez tout ce qu’il va produire ; ses mains sont armées de pointes d’aiguilles. Les grands abusés par les petits qui souvent penchent pour eux, agissent contre eux, le craignent, veulent que le fardeau trop pesant qui fait ployer les épaules d’Hercule, soit porté par la race impuissante des Pygmées. La machine d’Elpénor est lancée sous les auspices de Pallas ; ses roues d’acier affrontent la nuit tranquille ; la terreur éveille, on donne le signal ; l’embrâsement commence. La stupide adulation se prosterne devant la puissance qu’elle vient de créer, la travestit, pour favoriser la séduisante nouveauté.
C’est ainsi que le grand nombre caresse ses écarts, méconnoit la justice qui maintient l’imposant équilibre, et prévient la dissolution des empires. Dans son délire organisé, elle lève les bras au ciel et semble lui demander pardon d’avoir rougi la terre du sang des victimes, et les resserre comme si elle se croyoit obligée de donner des preuves de reconnoissance pour le culte qu’on lui extorque. Tel Nabis, au nom sacré de l’hymen, exprime la sueur industrielle d’un peuple qu’il oppresse et qu’il suce jusques au sang, quand il se refuse à l’enthousiasme intéressé de l’idole.
Que vois-je dans cet antre obscur, que le rayon bienfaisant du soleil n’osa jamais éclairer ? c’est la Pensée ; elle est enveloppée d’une épaisse draperie qui déguise la pureté des nuds ; c’est elle pourtant qui devoit dans sa sagesse rectifier les mœurs et détruire l’erreur. Pour la rendre accomplie, la multitude raisonne, et chacun veut lui donner une perfection sous une forme nouvelle. Vains efforts ! esprit humain, tu t’égares ! C’est ainsi que l’indiscret Épiméthée ouvre la boîte qui contient tous les maux, la vide, et laisse au fond l’espérance.
J’avance dans les ténèbres, et je découvre, à l’aide d’un rayon accidentel, la pierre énorme qui y ferme le gouffre sanguinaire de Pandémon. En vain le génie d’Archimède voudroit la déplacer, rien ne peut ébranler le rocher qui bouche ce repaire antropophage. Il méprise la colère des dieux, parce qu’il se croit au-dessus d’eux, dans sa puissance criminelle. La crainte n’est pas pour lui un motif d’épargner l’innocence convaincue de talent, de probité : son sort dépend de sa seule volonté ; il dit, et la précipite dans la nuit horrible des supplices ; la beauté printanière, la vieillesse radieuse de soixante ans de gloire, les riches, les pauvres, les sages, disparoissent. La calomnie punit celui qu’elle désigne, et la récompense donne la palme à l’homicide.
Quoi ! la brute dans son antre épargne la brute, le sanglier se rencontre avec le sanglier, sans haine ; le tigre supporte le tigre ; l’ours vit en paix avec l’ours affamé ; et l’homme surpasse la rage de la bête féroce !
Ici le malheur enfante des héros de tous genres, et les forfaits se confondent avec les vertus. Les urnes gémissent, les cendres des tombeaux s’éparpillent et retrouvent des sons pour exprimer leur douleur. On entend les cris des mourants, les regrets des vivants ; le désespoir arrache ses enveloppes sanglantes, il les jette au milieu de la foule des harpies voraces, qui se les disputent. C’est de là que la tyrannie s’échappe et s’élance pour atteindre l’horreur. De tous temps, l’excès enfanta les monstres ; de tous temps, il amassa les excréments de l’humanité pour préparer splendidement le voile honteux qui doit couvrir ses misères. Jettez les yeux sur ce tableau, les couleurs sont tellement rembrunies qu’on les croiroit détrempées dans le Cocyte. Le père est méconnu, le fils déchire les entrailles de sa mère ; la mère les ouvre pour y cacher son fils ; les héritages sont envahis ; les héritiers proscrits. Furies désolatrices des climats infectés par votre haleine, redoutez le pouvoir des dieux qui vengent l’oppression.
Que vois-je ! c’est la Discorde qui va embraser l’univers : sa tête est hérissée de serpents qui traînent leurs replis tortueux dont l’éclat bronzé se confond avec la lumière réfléchie par l’astre de la nuit. Ses yeux jettent des flammes ; les pores de sa peau exhalent le feu en tourbillons ; elle agite des torches incendiaires ; ses poumons haletant la haine, enflent et poussent au-dehors les fureurs du 239 dedans. Affamée de sang, elle porte avec elle un globe rempli de bitume expansif, dont l’immense diamètre efface le cercle éclyptique. Gonflé de poisons combinés, ce globe vomit dans son déchirement horrible l’épidémie destructive, hideuse vengeance corrompant les germes nutritifs, il organise la faim, détruit les productions, infecte les sources limpides de la sanité publique ; et par un déluge de sauterelles, pluie de lair qu’il empeste, il couvre la terre et la fait disparoître.
L’Opinion montoit la garde aux portes du temple des illusions, pour provoquer le réveil : sans cesse tourmentée, attachée avec des couleuvres sur la roue mobile du destin, elle décrit dans sa course forcée des courbes indéfinies, sonde les fleuves, s’élève et se confie alternativement à l’agilité des vents qui dissout la nue en pluie de feu. En vain la troupe croassante des marais fangeux veut la fixer ; sans cesse détournée par des intérêts égoïstes, elle s’égare, fuit les ombres du trépas, ou tourne au gré des vacillations mensongères. Telle que ces météores, avant-coureurs des tempêtes qui se précipitent du ciel dans l’affreuse obscurité, pour former de longues traînées de lumière, avant l’explosion, elle mûrit dans son imagination le tribut qu’elle doit au monde enchaîné, et va le payer.
Ici l’acier repoussé par l’enclume homicide veut se faire absoudre du mal qu’il a fait, le pourra-t-il ? Jamais. Un stilet à trois-quarts va tracer de nouveaux principes, et déchirer la trame ourdie par tant de maux.
Les sciences exactes occupent un angle de ce vaste monument. Tranquilles au milieu des perturbations, elles décrivent en tremblant des lignes invariables. Honorable rectitude de l’esprit humain, que de biens tu nous promets ! Initie la multitude à ton savant langage ; dis lui, pour la consoler, que le mouvement de rotation ramène au centre de gravité : dis lui que le système du monde est fondé sur l’unité.
Telle fut la fin de la journée la plus fatigante. Livré à cent mille réflexions, je pus me convaincre que les foudres que l’on forgeoit dans cet édifice étoient moins dangereuses que la mauvaise foi des hommes qui les dirigeoient. Je pus me convaincre que quand on a placé des lions au suprême degré de l’air, que l’on a doré le métal cuivré de leur cage, il vaut mieux reconnoître la puissance du bienfait, que de s’unir à celle qui voudroit la défaire. Je pus me convaincre que si les dieux pardonnent tout, si le mépris est l’arme pacifique dont ils se servent ; si l’impunité transige avec le crime, ils ne peuvent l’affranchir du remords. Eh ! n’est-ce pas assez punir ? Pour être indépendant des sectaires homicides, des tourments du ciel, des convulsions de la terre, ralliez vous au faisceau consenti qui resserre les intérêts respectifs des nations. Morale, religion active, base éternelle du pacte de la grande famille ; sciences, lettres, arts, consolations de tous les instants ; affections épurées du sentiment, puissances discrettes du bonheur, c’est à vous de faire oublier la fatigue des souvenirs douloureux ; c’est à vous d’effacer jusques aux traces du malheur ; c’est à vous de préparer les célestes béatitudes.
Vue perspective
d’une forge à canons
Planche 125 🔗
La vue perspective de cet édifice parle aux yeux plus qu’une description très-étendue. Le cadre du tableau, limité par la forêt, et les différents monuments qu’il contient, annoncent un espace immense, et des situations variées. Le caractère de l’usine est prononcé. On sait que dans les grandes dimensions, dans les grandes distances, la sculpture, l’Architecture doivent offrir aux yeux la pureté du trait, que les détails l’atténuent et ne s’accréditent que par l’inexpérience. En effet, il est aisé de se persuader que des masses de vingt toises en tout sens, des hauteurs égales à la base, n’ont pas besoin d’accessoires pour en imposer.
Qui ne connoît pas l’aventure de Phydias et d’Alcamène, décrite dans les Chiliades. Les Athéniens voulant élever deux statues colossales, en chargèrent deux artistes. L’un outra la proportion, l’autre multiplia les détails et les caressa ; le premier obtint les applaudissements du peuple, et vit encore. Alcamène, placé au point de vue, ne présenta plus qu’une masse informe, et vit mourir sa réputation. Ainsi périt la race d’un géant laissant au précepte une intarissable succession. En a-t-on bien usé? Que de sculpteurs perdent à être vus de près ! que d’Architectes s’effacent au point de distance !