Séquence 08
[ Cimetière, Oïkema, maisons d’éducation et de jeux... ]
Vue perspective
des maisons désignées sous les n° 94 et 95
Planche 96 🔗
Logement
destiné aux gardes de la forêt de Chaux
Plan, coupe, élévation
Planche 97 🔗
On dit que les grands crimes portent avec eux le caractère d’énergie que les actions sublimes inspirent, que les peintres les retracent sur des toiles exagérées, que le poëte en fait de sanglantes tragédies. Que feront les Architectes quand on les chargera de lier l’art puissant qu’ils maîtrisent aux besoins impératifs de la maison d’un garde ; quand on exigera d’eux la sévère économie, qu’il faudra servilement calculer la dépense et exclure toute élévation dans la pensée ? J’ignore ce qu’ils feront, mais voici ce que l’on a fait.
L’édifice que vous voyez devoit être placé au centre de huit allées pour surveiller la forêt ; il falloit tout voir, rien ne pouvoit arrêter l’œil ; les objets de première nécessité dévoient être arrazés au niveau des terres ; tout obstacle eût été contraire au principe. La solidité exigeoit des matériaux durables ; on vouloit réunir tous les auxiliaires de la vie champêtre ; les aliments devoient être à la portée de tous les services ; c’étoit, pour ainsi dire, une cage ouverte de toutes parts, consolidée par des points d’appui pour assurer les toitures. Il falloit mettre les pièces d’habitation à l’abri des vapeurs humides, les surélever et les raffraîchir par des airs passants ; le feu qui fait bouillonner les aliments étoit commun à tous ; les cazes consacrées au repos étoient au niveau ; on pouvoit à tout instant, par des ouvertures dans les voûtes, surveiller les coursiers destinés à préserver les distances les plus éloignées, contre les délits de la cupidité : on pouvoit à tout instant les provoquer au réveil.
Comment lier les convenances avec le caractère qu’exige un édifice vu de loin, le voici : on élève des piles carrées, on remplit les entre-pilastres avec des bois jointifs ; on y trace des assises de pierre, on appelle les saisons, on les consulte pour ouvrir le tout ou partie. Tel étoit l’homme dans sa simplicité, avant de céder à la puissance que le luxe usurpa sur lui.
192Les anciens ont rarement employé les pilastres carrés ; l’exemple le plus récent que nous connoissions est celui du temple de Trévi ; ceux qui se sont multipliés se voient aux angles de leurs édifices, pour les fortifier et soutenir les efforts et la poussée des frontons ; ce que l’on a fait pour donner de la force, on peut le faire encore, quand la proportion resserrée nous rappelle le grand des ordres colossaux que nous regardons comme la baze de la pureté architecturale.
Au surplus, a-t-on besoin d’autorités quand la nature des lieux commande ? Elle ne se nourrit pas de ces substances digérées par les conventions humaines, si elle fouille les terres qui recèlent la lumière des siècles, ce n’est que pour y retrouver ce qu’elle a consigné dans ses fastes immortels. Ce genre de décoration est ferme, il ajoute au centre d’une forêt, à la déperdition des grandes distances, ce que les colonnes d’un pareil diamètre perdroient. Devant tout son effet à la projection des masses et du trait, il n’est pas susceptible des détails que l’habitude cache sous l’ombre des toits ; on peut l’employer dans toutes les situations, dans toutes les circonstances où les colonnes n’offriroient pas assez d’énergie1. (2) Ce principe est constaté dans l’exécution de plusieurs monuments. Voyez les Propylées de Paris, apperçues de distances éloignées..
À l’égard du couronnement, nous avons souvent dit combien il étoit indispensable dans les espaces apperçus de loin, pour composer le tableau et le lier avec le ciel ; il est si nécessaire qu’on peut considérer sa puissance pyramidale comme la tête de l’homme est au corps.
Eh bien ! d’après l’analyse succincte qu’on vient de remettre sous vos yeux, croyez-vous que les grandes secousses soient toujours nécessaires pour remuer le sentiment ? Quand un principe se détruit, un autre se reproduit, c’est la loi du mouvement ; il naît et ne meurt point. L’impression est le premier moteur, elle transige avec toutes les difficultés, et ne perd jamais sa force ni son activité.
La coupe donne la hauteur des planchers.
Maison de campagne
Plan, coupe, élévation, vue perspective
Planche 98 🔗
Voyez la planche 24, elle est dans le même principe pour la décoration extérieure.... La nomenclature indique les besoins.
Plan du cimetière
Planche 99 🔗
La terre s’entrouvre pour découvrir les antres de la mort ; tant que nous sommes, elle n’est pas encore, quand elle est, nous ne sommes plus ; les maux en foule se pressent, tombent dans ses profondeurs ; l’homme s’élance après avoir traversé les périlleux déserts de la vie. Deux escaliers que l’art a découpés dans ce massif impérissable, descendent aux antipodes du monde.
Sur un pallier commun on épure les morts pour exciter les vivants à la vertu ; l’un des côtés conduit aux champs du bonheur, au séjour de la tranquillité ; c’est-là où les âmes pures jouissent paisiblement du bien qu’elles ont fait pendant la vie : toutes les nations s’accordent sur la félicité de ces lieux enchantés, et depuis l’existence du monde on n’a vu aucun détracteur de ce principe incontesté. On y rencontre tout ce qui peut contribuer à élever l’ame, encourager les vertus, les talents ; les murs sont couverts d’inscriptions qui doivent les éterniser. L’autre côté mène aux supplices éternels : tous les degrés suintent le crime et sont occupés par les remords, les peines, la crainte, le désespoir ; les fleuves de feu roulent sous ces voûtes plaintives : on entend des cris aigus ; on est entouré de larmes, de sanglots, de regrets, de calamités, de reproches : ombres hideuses ! On voyage dans le vuide de la terreur, on n’arrive jamais.
Jeunes artistes qui courez après le bonheur, vous prendrez ici une leçon ; vous le trouverez, ce bonheur, sur le pallier épuratoire.
Les ailes fugitives de la Renommée ne se replient pas pour revenir sur les torts qu’elle donne ; elle est aussi impitoyable que la Parque qui vous attend sur le dernier degré. Il ne lui suffit pas de lui présenter l’analyse des talents que l’on acquiert au prix des tourments de la conscience ; elle compte pour rien ces tablettes fastueuses que la corruption des siècles approuve.
L’Architecte doit être pur comme les productions qui lui valent une place honorable dans le temple des scrupules ; il faut que ses vertus le décorent.
Coupe du cimetière
Le choix d’un cimetière n’est pas indifférent ; il faut reléguer ses maléfices dans les plus hautes solitudes de l’air ; c’est-là où l’on sépare les fausses jouissances, que l’on confond avec les tourbillons mensongers de la terre. Il faut préserver ses habitants de l’aquilon désolateur qui souffle la corruption et les maux qui la suivent.
Si l’Architecte rencontre des gouffres ténébreux dont la profondeur, au-dessous de l’empire des morts, égale l’espace immense qui sépare la terre de la voûte azurée ; s’ils sont déjà soutenus par la précaution, c’est-là où l’économie politique, qui accélère tous les succès, fixera ses résolutions.
Entrez dans ce dédale obscur, un lac affreux s’offre à vos regards ; les soupiraux de l’empire fétide s’ouvrent de toutes parts ; les vapeurs du sein de l’abyme se condensent, et déploient leur 194 contagion dans la vaste étendue de l’air. Voyez-vous ces colombes qui traversent, tirent de l’aile et viennent s’abattre sur le gazon ; ces aigles, ces tyrans de l’éthérée, qui étonnent par leur chute, ces voûtes tranquilles où sommeillent la haine et la vengeance.
Qu’il est affreux de penser que rien n’échappe à la destruction ; que cette marâtre de la nature assemble ses sinistres hoyaux pour creuser son néant. Suivez les sentiers pratiqués dans ces roches, vous verrez les cérémonies religieuses occuper le centre de l’édifice, le ciel les éclaire, et son regard éblouissant poursuit les ombres et les attache sur la moitié du globe pour annoncer le noir séjour où finit la grandeur.
Suivez les chimères qui sont renfermées sous ces antres partiels, vous voyez le même linceul envelopper indistinctement la bienfaisance et le crime ; vous voyez l’ignorance honorablement étendue dans des cazes de marbre, les mains jointes ; ne diroit-on pas qu’elle demande pardon aux dieux, niveleurs des marais du Styx, de la place qu’elle occupe ? Elle est à côté des grands talents ; à côté des grands talents ? Oui, c’est-là où l’on retrouve l’égalité. Avancez, vous allez voir ce vaniteux fantôme se dissiper ; vous trouverez des chapelles ardentes, des brasiers dévorateurs de la matière.
C’est ici où le mérite va renaître de ses cendres ; déjà les flammes du génie s’élancent ; les voyez-vous électriser la nue, la diviser et se mêler aux clartés célestes ? Mes pensées s’agrandissent, je n’ai donc pas besoin de cette chaîne indéfinie dont le crampon audacieux se visse au sommet de l’Olympe, pour essayer les hautes destinées de celui qui descend dans la profondeur de ces terres. Je puis donc, et je respire encore, m’identifier à ces substances immortelles.
Tout le monde sait que les rois d’Égypte, pour occuper les loisirs de l’esclavage et tenir dans leurs serres les fils qui avoient ourdi la victoire, ont fondé à grands frais les pyramides. Le faste qui n’avoit pour but qu’une sépulture dédaigneuse de l’humanité, les acheva ; l’idée de la flamme qui s’effile1. Σπιρα par la pression de l’air, en détermina la forme.
Croyez-vous que l’idée de la terre lui cède en grandeur ? cette machine ronde n’est-elle pas sublime ? Eh bien ! à quoi serviront ces élans de l’art s’ils viennent se briser aux pieds de l’indifférence, qui voit d’un œil apathique les afflictions, quand elles ne peuvent l’atteindre dans son isolement. À quoi ils serviront ? le voici ; à préserver la cité la plus nombreuse des accidents qui l’affligent. Si vous élevez sur le mont de Mars cet édifice qui retracera nos triomphes, n’oubliez pas les motifs consolants qui lient la sanité publique à la splendeur des empires ; souvenez vous que l’admiration qui s’extasie, sur les bords du Nil, à la vue des porphyres entassés par l’orgueil, est illusoire, et qu’il n’y a de monuments avoués par les nations qui luttent d’éternité avec le temps, que ceux qui épurent et multiplient les éléments du bonheur commun.
Vue perspective du cimetière
Planche 100 🔗
Toi qui te fais un épouvantail de ton ignorance pour effrayer tes facultés actives, ouvre les yeux ! vois cette harmonie sublime qui compose les parties de ce vaste tableau ; les six époques appellées jours, préparent la munificence du ciel et les développements divers opérés dans le sein de la nature ; ces masses mobiles se rangent d’elles-mêmes dans l’ordre imposant que l’Éternel leur a prescrit.
Atomes insensibles ! rendez grâce à l’Ame universelle qui a disposé cet ordre immense avec tant de sagesse ? voyez ces feux scintillants qui éclairent l’obscurité ; Vénus, Mars, Mercure, Jupiter, Saturne entourés de brillants satellites ; voyez l’astre au front d’argent, dont le temps calcule le cours et échancre le disque lumineux, une quantité de mondes roulant dans l’espace et faisant partie de l’univers ; eh bien ! Dieu imprima sur le front de ces étoiles la gratitude de l’homme que la nuit des temps enferme encore dans ses voiles. La création déploie ses largesses. Le monde intellectuel pour lequel celui-ci a été fait vous offre une échelle graduée qui reçoit l’affluence des êtres électrisés par la flamme céleste ; il vous offre ces divins génies qui s’élèvent au sommet de la voûte éthérée : l’Architecte est là, entouré de tourbillons, de nuages qui disputent avec lui la prééminence des cieux ; il voit sous ses pieds des ombres qui obscurcissent la terre et la chargent du deuil des saisons. Les forêts sont dépouillées ; les lacs, naguères remplis de richesses aquatiques, sont desséchés. Les souffles destructeurs vomissent l’épidémie, la faim, les malheurs qui détruisent les empires : l’invariable destin semble avoir décrété leur lin. La terre s’isole ; l’homme épouvanté recule à la vue de cette voûte redoutée qui va couvrir les décombres de l’humanité1. (2) L’artiste sentira qu’ayant couvert d’une voûte immense l’étendue des terres excavées par l’extraction de la pierre, et voulant obtenir au sommet l’évaporation des odeurs méphitiques d’un cimetière, l’image du néant ne pouvoit offrir aux yeux ni bois, ni prés, ni vallons, ni fleuves, encore moins les bienfaits du soleil qui vivifie la nature. : la hideuse politique se familiarise avec le crime, amoncèle les poisons, les poignards ; les vengeances, les injustices, les passions ambitieuses, l’ordre immuable s’agitent, les vices entassés sur les vices étouffent les vertus ; les puissances motrices pèsent sur les deux pôles ; les secousses meurtrières remuent la fange qui déploie sa contagion. Tout ici se confond, la nature est ébranlée ; l’homme moral n’est plus.
Un nouveau monde commence ; le chaos se développe. Avant que la mer, la terre enveloppassent les mondes, la nature n’avoit qu’une seule forme par tout l’univers : c’étoit une masse grossière qui contenoit l’origine de tout.
Quel est le mortel qui ne sent pas tout ce que le Créateur a fait pour lui ? Il veille et sépare les éléments ; il répand l’eau pour enchaîner les solides. Bientôt les lacunes liquides vont préserver la terre des projets ambitieux qui la morcèlent ; ce dieu de paix veut que les efforts des méchants se brisent sur ces montagnes roulantes, sur ces colosses éternels qui effraient l’audace ; il veut qu’elles garantissent les intérêts respectifs des nations et maintiennent l’équilibre tant désiré du bien-être ; dans la succession des dieux, il veut que Neptune hérite du trident des mers pour 196 assurer les sceptres de la terre ; il veut enfin planter la colonne de démarcation entre le déluge des maux et la conservation de l’homme ; car tel est son acharnement ; il a une si puissante tendance à sa destruction, qu’en se couvrant du masque commun qui trompe l’avenir, il sacrifieroit la race présente, la race future, pour assouvir la passion des conquêtes.
J’étois bien loin de croire, quand j’ai conçu ce projet, quand le conseil d’un dieu de la terre l’adopta 1. En 1773., qu’ayant sillonné l’enceinte d’une ville innocente, pour déposer des cendres pures, ces terres tranquilles offriroient un jour les catacombes du genre humain, et la corruption de tous les principes. J’étois bien loin de croire qu’ayant érigé cent monuments de gloire pour entourer la plus grande cité de l’Europe, je présenterois aujourd’hui aux nations intéressées la clôture préservative des incursions meurtrières, et que le dieu du ciel lui-même confirmeroit les limites qui circonscrivent la plaine salée. Quels magnifiques boulevards ! quelle immensité ! Ici l’art en deuil vient réclamer un mort ; il appelle la philantropie pour enrichir, de nouveaux monuments, l’horizon doré qui colore le monde intellectuel. Le rayon perce à travers le nuage, et éclaire le tableau en-dessous.
Rejettons favorisés du dieu des élans, je vous appelle à ma succession, ne dédaignez pas ces débris déchirés par la race dévorante ; on place, on déplace les couronnes, celle que je vous offre est dans vos mains, vous pouvez vous la donner, vos talents vous la préparent ; je dis plus, vos talents vous l’assurent ; vous ne fatiguerez pas ces terres vierges des arcs fastueux que l’adulation multiplia chez les Romains, pour déifier les assassinats des ambitieux : ces monuments aussi vuides que le profond océan qui soulève ses flots révoltés, retracent la destruction et maintiennent dans les temps pacifiques ces langes mortuaires avec lesquels on couvre les débris de notre existence. On peut les comparer à ces colosses restreints dans le métal cuivré, que l’on élève à grands frais sur nos ports pour éclairer la nuit obscure ou guider le nautonier qui s’égare ou cherche un azyle au milieu des tempêtes ; frappez, frappez sur leur poitrine ! sollicitez l’expression de leurs facultés ! qu’en sort-il ? des sons aigus qui fatiguent les échos complaisants et crispent la nue attractive. Croyez moi, les monuments de bienfaisance qui honorent les siècles passés sont préférables à ceux qui affligent le nôtre ; bâtissez des temples aux vertus sociales ; appuyez vos motifs sur les bazes du pacte universel qui fait concourir les vertus de tout genre au bien-être de tous. Vous y placerez le dieu Mars, car la sûreté publique ne peut oublier ce qu’elle lui doit ; vous l’entourerez des trophées de la victoire ; vous placerez à côté de lui les divins esprits que la tradition immortalisera. Souvenez vous que rien ne peut effacer leur gloire, elle durera autant que les planètes2. Confidents des secrets du ciel, Copernic, Kepler, Tycobrahé, Descartes, Newton, Herschel, etc., artistes, poètes qui chantez la victoire ; heureux de la terre qui la provoquez ; génies de tout genre (car ici le génie est égal au génie), vous pouvez vous passer de cette voûte périssable qui couvre les épitaphes fastueuses ; votre gloire durera plus qu’elles : les planètes que vous voyez, fussent-elles en plus grand nombre, ne pourroient contenir vos tombes ; laissez à la vanité du riche l’espérance illusoire de les bâtir autour de ce centre révéré.. Souvenez vous qu’on ne connoîtroit pas Achille sans Homère, et que la plus grande partie des dieux seroit oubliée, sans les marbres allégoriques accumulés par les Architectes.
Quand vous aurez embelli les bords de cette mer pacifique de mille et mille édifices qui multiplieront le bonheur du siècle, vous appellerez pour égayer la vue la végétation de tous les climats ; vous varierez les couleurs, vous nuancerez les tons pour enrichir la vaste étendue de l’horizon : vous rappellerez les jardins de l’heureux Éden ; les éléments feront la loi, et les plantations diverses seront soumises aux expositions ; on y verra des bosquets de citronelles, et le figuier formera un éternel bocage. Le cèdre toujours verd vacillera sur la tête, et les souffles du zéphyr le raffraîchiront ; le palmier élèvera ses ombres gracieuses ; la pesante grenade fera plier des branches fragiles ; par-tout l’arbuste touffu répandra l’ambroisie ; le mérite modeste se cachera à 197 l’abri des lauriers vivaces ; et si la scène change pour amuser la pensée et suspendre l’imagination, ce sera pour appercevoir les champs cultivés de la blonde Cérès et des prairies sans bornes. L’œil errant, sans cesse attiré et jamais fixe, se confondra dans un océan de verdure émaillé de fleurs qui s’épanouiront le matin pour embaumer le soir. Flore, d’une main généreuse, versera le printemps ; les Grâces, le cortège de Vénus par-tout fixeront leurs demeures ; car sans ce merveilleux assemblage, tout est désert. La nature pour nous ne seroit qu’un vaste cimetière ; partout elle sera embellie par ce sexe enchanteur, source féconde de la vie, délices du sentiment ; par-tout on verra cette majestueuse nature occuper le génie et le faire sortir de ses retraites augustes ; il élèvera des palais à la méditation ; il s’entourera de souffles extatiques pour dévouer ses élans à tous les sujets qui peuvent servir l’humanité. L’âge du bonheur renaîtra ; l’âge des arts, du commerce, de l’industrie prendra une croissante vigueur ; on sera juste, on récompensera ; c’est alors qu’on obtiendra la liberté indéfinie de la presse, et comme on aura du bien à dire, on pourra penser et écrire. Oh le beau temps ! le beau pays ! on pourra donc librement faire le bien ; non, jamais les mines du Potose ne valurent à l’homme généreux qui sait placer sa dépense, le plaisir que j’éprouve dans l’expectative que mon imagination parcourt ; non jamais les puissances de la volupté ne valurent à mon ame satisfaite un moment plus délicieux.
Vous, qui faites naître l’heureuse inspiration, prolongez la mienne ; accordez moi encore quelques années pour embellir ce monde intellectuel.
Plan et coupe
de l’atelier des bucherons, gardes
de la forêt
Planche 101 🔗
Vue perspective
Planche 102 🔗
Au centre de plusieurs routes dont les voûtes ombrées s’étendent jusqu'à l’horizon, l’économie, baze certaine de tous les produits, plaça le travail et la surveillance ; c’est-là que l’exercice régularise les passions, qu’il développe les facultés du corps ; c’est-là que l’amour, ce sentiment impérieux, soumet la nature aux calculs consolants de la félicité.
Voyez le mouvement que les mœurs actives impriment pour braver les misères ; on voit autour d’un grand cercle l’argile se multiplier ; les sucs nourriciers de la journée frémissent et bouillonnent sans relâche ; la flamme commune s’élève et échauffe de loin l’intervalle des heures consacrées au repos ; les mets sont assaisonnés par l’appétit, compagnon inséparable du dieu de la santé.
198Sortez de ces retraites économiques, entrez dans les ateliers ; que de tableaux variés s’offrent à votre vue ici des bras musculeux étendent sur la terre les tyrans des forêts, pour garantir de l’oppression leurs rejettons timides, et assujettir leur orgueil aux formes que les besoins d’un grand peuple exigent ; là on refend les cloisons de ces magazins légers qui exportent nos trésors liquides, pour des valeurs respectives, et quand la nuit se précipite de la voûte azurée pour exhaler sa fraîcheur bienfaisante, c’est alors que l’on voit de toutes parts la fatigue du jour provoquer le sommeil qui appelle les songes et agite la troupe délicieuse des plaisirs : ces chimères disparoissent et les bienfaits du jour recommencent.
Telle est la vie de l’homme occupé ; innocent et tranquille, en ouvrant les yeux il semble vous dire : voyez, ils sont les miroirs de mon ame. Ici l’industrie activée par le temps développe ses ressources ; un atelier de bûcherons ramène aux idées premières. On fait descendre les chênes de la forêt ; on les serre les uns contre les autres, on les attache sur des bois jointifs ; on les assure par des forces subsidiaires pour soutenir des toits, dont la saillie prolongée offre des effets décidés. Ce n’est pas la première fois que l’Architecture a figuré avec des bûches ; il faut des ombres au tableau, n’importe de quelle manière on les obtient, tous les corps en produisent ; l’homme d’esprit, le sot, éclairés par l’astre du jour, interceptent également la lumière. Tout est assujetti au calcul officieux qui offre des contrastes mobiles. L’artiste ne peut pas toujours offrir aux yeux ces proportions gigantesques qui en imposent ; mais s’il est véritablement Architecte, il ne cessera pas de l’être, en construisant la maison du bûcheron ; on y retrouvera le trait qui annonce le sentiment de l’art, et son imagination agrandie par les accessoires, ajoutera aux surfaces ce qu’elles n’ont pu obtenir par l’étendue.
Oïkema
Fragments d’un monument grec
Vue perspective
Planche 103 🔗
Plan, coupe
Planche 104 🔗
L’Hymen et l’Amour vont conclure un traité qui doit épurer les mœurs publiques et rendre l’homme plus heureux ; l’Hymen descend du haut de l’Olympe entouré des puissances célestes ; il s’avance, le flambeau à la main, il est couronné de roses, paré des plus belles couleurs ; tout rit autour de lui, tout éclate de joie. Apollon, précédé de la déesse de la jeunesse, de l’amante du Zéphyr, la lyre à la main, anime les airs et dispose les esprits. O vous ! pour qui les dieux ont des soins empressés, vous qui possédez les grâces, l’esprit, les talents, seuls soutiens de l’amour, montrez nous le chemin qui conduit à la constance, montrez nous le chemin que l’honnête homme doit parcourir, et dont il peut s’applaudir dans la course périlleuse de l’âge inexpérimenté ; la nature a proclamé votre pouvoir, l’a gravé dans les cœurs : c’est à vous de diriger les passions, de les régulariser ; c’est à vous de rappeller l’homme à ses obligations premières, par l’intérêt qui l’attache à votre gloire. Sans doute vous ne confondrez pas l’épilepsie du sang qui amortit les facultés, avec l’économie du plaisir qui les accroît ; vous ne confondrez pas la fragile existence qui, pour justifier un sentiment honorable, laisse amasser sur elle les lustres qui le détruisent. En effet, quand le cœur est agité par la tempête, il obéit à la vague dominante ; est-il tranquille ? il dégénère.
Lisez l’histoire de tous les temps, vous verrez les vices et les vertus se perpétuer par les sensations ; c’est un cartel obligé que l’œil engage avec l’imagination : tous les coups portent ; retournez le feuillet, confident des provocations, que voyez-vous ? Sous la zone torride l’exaspération bouillonne, les glaces de la Sibérie la concentrent. Les climats tempérés marchent entre deux écueils, mais tous se rallient au principe qui vivifie le monde ; tous aiment les femmes ; qui ne les aimeroit pas ? Eh quoi ! la félicité qui associe le charme de la vie à l’épuration des mœurs, à l’impulsion vers un sexe sous lequel le genre humain est en tutelle dans son enfance, cette félicité si désirable ne se trouve donc jamais où elle doit être ; eh ! pourquoi ? C’est qu’elle est souvent en opposition avec elle-même.
Les foiblesses des grands hommes donnent le ton et marchent à côté des vertus qui les rachètent ; la flatterie souffle la domination et fomente la licence ; tout égare la multitude séduite par l’exemple : comment assujettir la contagion qui se meut par tant de contrastes ? Le voici : ce qu’un gouvernement n’ose faire, l’Architecte l’affronte ; celui qui s’est fait un jeu d’animer des surfaces pierreuses ; celui qui a appelle toutes les formes pour les contraster ; celui qui a hazardé son usufruit placé sur l’art, peut bien engager aussi le fonds. Il fixera les imaginations vagabondes sur un monument qui éveille le pressentiment de la pudeur, et dans ses combinaisons il détruira les abus consentis. Semblable à l’astre du jour, quand il s’est baigné dans les flots de l’océan, pour purifier ses rayons brûlants, il transige avec la profondeur des mers pour reprendre en sortant un nouvel éclat.
200En effet, pourquoi les idées qui semblent le plus s’éloigner du but où l’on veut arriver, ne font-elles pas plus de progrès ? Pourquoi ? C’est que la timidité les enchaîne ; l’artiste s’endort sur le cratère, et s’il s’éveille, il suit la route tracée et devient l’esclave du bienfait. Il n’en est pas ainsi de ceux qui rêvent le bien, ils le voient par-tout, ils dorment tout éveillés : livrés à l’amélioration du pacte social, ils ont une politique plutôt qu’une législation ; ils gouvernent par les mœurs, et la baze de leur code est la pureté.
Ici le bien commande, il va neutraliser les passions de la tête pour préparer les délicieux accès du cœur, et s’il caresse l’apparente corruption, ce n’est que pour s’identifier au principe qui maintient les grands intérêts de la succession des générations. Que fera-t-il ? car on a tout fait, tout pensé. Voudroit-il centraliser l’amour ? voudroit-il lui fixer une demeure ? Vains efforts ; doux élans de nos âmes, sources inépuisables des vertus qui nous honorent, n’est-il pas par-tout où vous êtes ? n’est-il pas par-tout où l’homme respire ? Je vais plus loin ; les assauts que nous livre la mauvaise fortune, les rigueurs du destin, n’est-ce pas vous qui les faites disparoître dans le souvenir qu’assaisonne l’ivresse du plaisir ?
Dieu de l’inspiration, tu m’égares ! Revenons au monument ; retraçons cet antique séjour de l’imagination que le favori des Grâces a peint avec tant de succès.
In principio erat oui, sans doute, c’étoit le créateur. Eh ! quand l’homme veut consacrer la reconnoissance pour l’acquit de tant de biens reçus, peut-il mieux faire que d’appliquer le sentiment qui l’inspire à celui qui imprime le mouvement, à celui qui dans l’univers met en jeu toute la nature, à celui à qui tout obéit.
Emplacement
Nous l’avons déjà dit, le vallon qui supporte cet édifice est entouré de prestiges séducteurs ; un vent doux caresse l’atmosphère ; les variétés odoriférantes de la forêt, le thym, l’iris, la violette, la menthe soufflent leurs parfums sur ces murs ; le feuillage qui les abrite répand le frais et s’agite en murmures. L’onde amoureuse tressaillit sur la rive qui la resserre ; ses frottements aiguisent l’air, et l’écho éclate en sons délicieux.
O fibre trop mobile ! tu t’irrites ; l’artère accélère ses mouvements et rompt le fil qui soutient le principe de la vie. Où suis-je ? l’éclair du plaisir s’élance, et l’empire de la volupté asservit ces lieux pleins de charmes à l’aurore du désir qui étend ses rayons sur une terre préférée.
Oh ! je n’en doute plus, c’est-là où les plaisirs promis par Mahomet ont fixé leur séjour.
Mahomet a donc un Paradis ?... Non.... Si cela étoit cependant.... des baisers de mille ans !... c’est l’éternité bienheureuse.... je me tuerois ce soir.... Oh fi !.... Je me tuerois pour obtenir
demain la vie éternelle.
Distribution
Est-il un homme qui refuse de reconnoître la puissance qui l’a créé ? En est-il qui oublie tout ce qu’on lui doit ? Faudra-t-il toujours que cette puissance adorée paie en douleurs les plaisirs qu’elle nous donne. Dieux de la terre ! vous disparoissez ; un siècle abandonné du ciel peut compter dans ses annales humiliantes, des maîtres, opprobre du temps, mais celui que vous allez reconnoître, maîtrise le monde, et le monde s’en applaudit.
201Voyez-vous la troupe sémillante des attraits descendre de la forêt ? elle avance à pas accélérés, elle arrive ; déjà les Ris et les Jeux s’emparent des cellules destinées au mystère ; dédaignant la lumière du jour, dans leurs secrettes libations, ils font descendre de la nue les feux dévorants de Prométhée, et les initiés se familiarisent avec eux. Si la lubricité, dans son domaine ostensible, entretient sur la côte de Coromandel, des agents pour bercer l’hymen assoupi et lui préparer un délicieux réveil, elle peut bien ici confier aux Hiérophantes les cérémonies qu’elle concentre dans un sanctuaire commun. C’est-là où les plaisirs s’assemblent et folâtrent autour de la froide raison pour la soumettre ; c’est de là que l’enfant malin vous entraîne et va s’applaudir, à l’écart, des traits qu’il a lancés.
Aux grandes douleurs succède le calme ; pour être infatigué on n’est point infatigable ; au surplus si la soif du désir altère, n’est-il pas bien juste qu’un démon en tourmente un autre ?
Souterrains, bains, lavoirs, séchoirs, communs
Ici l’Architecte est plus puissant que l’amour. Plus puissant que l’amour ? Il ordonne aux vents du nord de souffler dans ces arcs multipliés, sous ces voûtes confortatrices, pous consolider la fibre relâchée, et ranimer les forces disparues. Les bains, les douches, les eaux ferrugineuses les maintiennent dans une imposante attitude. Tel est le pouvoir des impressions sur la nature de l’homme qui reprend son équilibre ; l’imagination ne connoît pas cette fatalité d’espérances qui offre le vuide qu’on ne peut combler ; tout se meut par elle, tout se meut ici dans le sens qui accroît, je dis plus, qui régénère les facultés : en effet, si les plaisirs attachés à la vue sont moins vifs, lorsque la terre a perdu ses couleurs, la fraîcheur du serein n’en ranime pas moins les esprits.
Voyez-vous ces esclaves à demi-nues, les pieds, les jambes baignés dans l’eau ? Que de charmes le miroir liquide répercute ! Des bras courbés sur le lin, battent en harmonie cent masses qu’ils compriment ; les eaux jaillissantes divertissent les idées et éveillent la distraction ; les uns attachent sur de longs fils, de portiques en portiques, des schalls de Cachemire qui retombent en festons ; les autres pressent la trame du tisserand, la tordent, et l’expression jaillit en perles d’argent sur des globes durcis par l’embonpoint.
Voyez ces communs nombreux, ces tables couvertes de mets succulents, jus instigateurs qui font revivre la veine mourante, eh bien, c’est le tribut que l’appétit prépare et qu’il paie à la dépravation ; le croira-t-on ? O temps ! tout se ranime par toi, tout s’éteint au milieu du deuil moral que tu fais porter à la nature. Dieux tutélaires qui veillez sans cesse à la conservation des foibles humains, que de moyens vous avez pour détrôner l’erreur ! vous le voulez.... Les goûts passent aussi rapidement que le char de la fortune, on ne les fixe pas ; la satiété avertit si le regret se tait.
Élévation
Ces murs tranquilles cachent les agitations du dedans ; c’est-là où l’on s’abandonne au torrent d’une fausse joie qui entraîne la destruction. Les cercles de l’atmosphère accumulent leurs teintes sur mon passage, et je traverse un peuple d’illusions.... Que vois-je ? le pavé du péristyle est compartimenté1. Terme d’art. en aimant ; sa vertu attractive rassemble les égarés des deux pôles ; au centre on remarque un trépied trouvé dans les ruines du temple de Vénus ; sa flamme s’élève en pyramide.
Les nuages se repliant les uns sur les autres, s’épaississent pour effacer les lignes sévères de l’ordre dorique et lier l’ensemble des plafonds par des effets transparents.
Le peintre de la nature n’oublie rien ; il souffle l’esprit de vie dans les allusions que la savante sculpture offre à l’œil exercé. On y voit les chimères ailées de la nuit voler en razant les plates-bandes et s’agriffer aux ornements recreusés des sophites2. Terme d’art. ; on y voit l’Architecte de l’air y attacher sa fragile demeure aux bas-reliefs qui représentent les compagnes lascives de Perfica ou de Pertunda3. Perfica, déesse révérée chez les Romains ; Pertunda, déesse de la volupté. ; on y voit le gémissant tourtereau se tapir sous le fronton, et ses plumes frissonner de désir ; des enfants (sans doute mal intentionnés) raviver des torches incendiaires sur les fûts multipliés des colonnes d’albâtre qui soutiennent l’édifice. Les idées se succèdent si puissamment qu’il semble que les profondes narines des taureaux de Colchos lancent par-tout leurs feux ; tout inspire, tout embrase : si le peintre de la nature n’oublie rien, l’Architecte est dans sa confidence, il sait qu’il faut réconforter les puissances diamétrales pour subvenir à la déperdition des distances. Que fait l’art ? il resserre les espaces pour leur prêter la force centripète et la pureté du style qui convient à la proportion. Ni trop, ni trop peu4. J’ai souvent employé l’ordre dorique quand il n’est pas très-éloigné ; à huit diamètres et demi, et deux pour l’écartement..
C’est ainsi que l’Architecte accueille l’épisode, et que ses pensées s’étendent, même au centre des passions désavouées. O divin amour de l’art ! ta volupté est pure, ta volupté approche de celle qu’on nous peint dans le monde des esprits ; c’est elle qui inspire les mouvements affectueux de l’ame, c’est elle qui soutient la dignité de l’homme ; chagrin, dégoût, tout cède à ton empire. Croyez moi, ayez cette passion, elle vous guérira de toutes les autres.
Tout finit, au milieu des écueils, quand la réflexion se brise sur le cahot des dangers ; je vois, je sens et ne me connois plus ; mon imagination entraînée par le torrent des âges, apperçoit son égarement. La vapeur condensée hâtoit les heures du jour, et roulant ses teintes obscures, déroboit à la honte, des murs encore témoins des écarts de mon cerveau, lorsqu’un jeune homme s’offre à ma vue troublée, il détourne la tête, un sage le reconnoît5. Horace raconte que l’austère Platon appercevant un jeune homme de sa connoissance sous ces portiques, s’avance vers lui, et dit, en l’embrassant : bon jeune homme, vous n’êtes donc pas le corrupteur des femmes de vos amis. Dans un temps où les mœurs domestiques sont perdues, quelle leçon ! un jeune homme se cache pour aller voir des courtisanes.. Quel sage !
Plutôt s’abstenir que d’enfreindre un principe. Que la pratique de la sagesse est difficile ! La sagesse est une idée sublime dont la réalité ne se trouve que dans l’Être suprême.
Déjà la nuit commence à baisser ses immenses voiles, et les portiques se remplissent d’oisifs habitués que les fades tourbillons de la soirée apportent ; le désir s’agite, gonfle ses puissances, 203 fend la presse et l’impatience sollicite ; la séduction étoit là et gardoit les portes. Précédée des sons langoureux de l’harmonica et d’un instrument imitateur du chant de l’Orphée des bois, elle ouvre ses battants et conduit les victimes qui se présentent, au centre des mystères, sous l’escorte soporative des essences de vanille et d’héliotrope. C’est ainsi que l’astucieuse Circé prépare la dose de ses poisons ; c’est ainsi qu’elle profane les voûtes du ciel pour en faire un atelier de tortures. Quoi ! c’est sous ce rideau politique que le dieu de la santé cache sa puissance et mesure les forces humaines ! c’est-là où la jeunesse s’égare, où le goût du travail, de l’étude se perdent, où tous les élans se confondent ! Oui, c est-là où l’on emprunte à fonds perdu la vie qui honore l’âge mûr, et perpétue l’utile activité que donne l’expérience.
Rien de solide où la vertu manque ; attachement, plaisirs, tout porte à faux sans elle ; quelle fatalité ! faut-il que l’homme soit tellement ennemi de lui-même qu’au printemps de ses jours son avenir soit mutilé par les caprices du sort, et qu’il n’ose plus se compromettre avec le sublime idéal qui centuple ses valeurs et les remonte au sommet de lui-même. Quoi, la mer courbe ses eaux sous le poids des villes flottantes, on soumit la race impie des géants, et l’homme jetté sur la terre pour diriger le bien, ne pourroit y réussir ! Connois donc, mortel calqué sur l’image de Dieu, connois donc toute l’étendue de ton pouvoir.
Autant l’amour qui suit l’hymen a d’appas pour la douce paternité, autant il méprise les abus qui se parent des fausses couleurs qui la dégradent.
Convenez au moins que les cités nombreuses entraînent des maux inévitables (oui, mais ici c’est une ville naissante) ; convenez que la surveillance philosophique les entretient pour les connoître, elle les favorise même pour les détruire. Convenez que les torts que vous blâmez produisent un bien ; ils fomentent les désirs et développent les puissances de la population. De la population ? Quelle est votre erreur ; gardez vous de le penser : en vain ils sont modérés par la surveillance des gouvernements, l’oisiveté a creusé ces gouffres pour enterrer la morale dans ses décombres.
Descendez, déchirez ces voûtes calcinées par les feux du Tartare ; qu’y voyez-vous ? une chaîne dont les derniers anneaux sont trempés dans les eaux bourbeuses de l’Acheron, tous les maux y sont suspendus.
Résumons. Mais quand on chérit la vertu, quand on veut la faire aimer, comment animer les ressorts qui la font mouvoir ? Comment ? Il faut étudier l’humanité ; il faut mettre l’utile pudeur en mouvement ; ne sait-on pas qu’elle s’intimide par la présence des corps qui l’affectent ? Ne sait-on pas que si la contrainte l’irrite, ce qu’on lui permet se lie au secret des dieux ? jalouse de la prédilection qu’elle obtient sur sa rivale déhontée, elle ne veut point afficher des goûts qui l’humilient. Qu’exige-t-elle enfin ? Le voici ; elle exige que les noms de ceux qui fréquentent ces repaires tolérés, soient inscrits en lettres ineffaçables sur ces surfaces que l’art, dans le secret de ses opérations, a pris plaisir à épurer. Qui voudroit y voir son nom ? Oh ! je vous entends ; oh ! je le prévois ; déjà la porte est fermée : c’en est fait, la victoire est complette.
L’hymen, le vertueux hymen reprend ses droits ; le carreau vengeur éclate, les cellules du temple sont renversées, les galeries débarrassées de tout ce qui peut nuire à l’affluence. On lit sur la frise du frontispice :
« Ici on fixe les grâces mobiles pour éterniser la vertu.»
Que vois-je ? Quel tableau s’offre à ma vue ? Les couleurs sont détrempées dans les marais du Styx.... C’est la Corruption.... Le désespoir la rend hideuse ; elle a l’œil cave et les chairs verdâtres. Quoi ! plus de cheveux : la carie de ses dents trahit le secret de ses poumons ; sa bouche infecte l’air, et ses flancs halètent la putréfaction. Étendue sur le lit des misères, déchirée par la troupe des remords, elle sollicite un pardon pour un repentir. Las d’un séjour impur, déjà les habitants du cœur rompent leur clôture, s’échappent et couvrent son corps d’une lèpre vermiculaire qui la dévore ; déjà les ombres de la mort couvrent de leurs rets funèbres ses paupières viciées ; la foiblesse 204 l’accable ; le souffle fuit et se dérobe aux cuisants reproches pour expirer. L’hymen est donc victorieux, mais je serai vengée, un sort trop doux n’est pas de durée ; elle dit et pousse un dernier soupir.
Telle est la nature de l’homme, il meurt comme il a vécu ; malheur à celui qui ne sent pas le prix d’une association sentimentale !
Plan
d’une maison
d’éducation
Planche 105 🔗
Lorsque l’ame est tranquille, toutes les parties qui constituent l’homme sont dans un état de repos ; il en est de même de l’expression de chaque édifice. Veut-on représenter la tranquillité du dedans ? l’extérieur doit annoncer le calme et la douce harmonie qui entretient l’union. Les surfaces offrent un tableau vivant où les différents services, mis en mouvement, sont rendus avec autant d’aptitude que d’expression.
Qu’entendez-vous par l’expression ? Ce que j’entends ; c’est un sentiment analytique qui se confond avec les images, qui stimule nos plus secrettes sensations et semble devancer la pensée de l’Architecte, qui décèle sa volonté pour forcer le spectateur bien organisé à l’admiration. Les caractères s’imprègnent de la teinte que l’artiste prépare sur son éloquente palette : l’art du chimiste ne donne pas la couleur, c’est un présent des dieux inspirateurs.
L’artiste qui conçoit un monument d’éducation vous offrira des formes simples, des dehors tranquilles ; il placera au centre le culte, présent inestimable du dieu de la santé, frein nécessaire des désirs concentrés, des passions naissantes ; il favorisera par des lignes non interrompues, la surveillance qui assure les mœurs ; il rapprochera tous les genres d’études, d’exercices, de communications. Inspiré par l’innocence de l’âge printanier, il offrira par la précaution le calque fidèle de la pureté de son ame ; il forcera le cœur par l’attrait insensible qui l’inscrit dans le cercle du bien, et comme la salubrité constitue les forces physiques et morales, elle invitera tour-à-tour les airs passants à raffraîchir les sens que le soleil, dans la profusion de ses bienfaits, auroit trop échauffés.
Si le peintre présente sur sa toile le beau idéal, l’Architecte réalisera la munificence de son art en semant sur la terre les germes productifs qui fertiliseront les vertus de tous genres.
Chacun a sa manière d’appercevoir ; quand on parle principe on est toujours d’accord avec lui, si on le prend pour baze. Veut-on produire des effets indépendants de ces motifs de convention qui rapetissent le vaste de la nature ? dérangez la lice gênante qui ferme la carrière de l’imagination, vous verrez que le seul moyen permis par l’économie de l’art vous mènera au sublime. Etablissez de belles masses, préparez d’heureux contrastes, abandonnez ces affections trop chéries par l’habitude craintive, ces moulures multipliées, ces enfants nés de pères aveugles qui n’ont jamais savouré le plaisir de la lumière. Moins vous chargerez la proportion, cet ensemble enchanté qui séduit le commun des hommes, moins vous diviserez la pensée, plus elle acquerra de majesté. Croyez moi, soyez avare de ces accessoires que la mode commande, que la faveur du 205 prince multiplie. Quand on veut les bien servir, il faut penser pour eux, il faut penser comme eux, éveiller l’intérêt public et ne pas descendre dans ces détails où la médiocrité étale avec pompe son insuffisance.
Que de combinaisons, par exemple, les heures du jour et de la nuit nous offrent ! Quand le soleil d’orient étale ses ombres sur la terre, que ses rayons, au milieu de sa course, dardent ses influences éblouissantes, que de variétés ! Quand la lune trace sur l’édifice des labyrinthes de lumière, qu’elle perce à travers les intervalles des nuages, que d’effets vacillants enrichissent la surface de ces murs ! Tantôt la lumière s’étend et s’accroît jusqu’à ce que le génie bienfaisant de la nuit les embellisse par de nouveaux rayons ; tantôt la lumière s’affoiblit, et permettant aux étoiles de se montrer avec plus de lustre, leur donne un nouvel éclat. On ne sait pourquoi l’ame est agitée des plus douces rêveries. En examinant ces surfaces qui répercutent la lumière, ne croiroit-on pas que l’on ait arraché à la nature son secret pour les empreindre de l’éclat accidentel qui les fait briller ?
Savez-vous combien vous devez à celui qui veille sans relâche à vos plaisirs, à celui qui vous en prépare de nouveaux ?
Ici la nuit abaisse ses sombres voiles et enveloppe la terre de son obscurité ; l’ordre de la nature est suspendu, l’aimable variété n’est plus qu’un déluge qui confond l’espace et couvre la terre ; eh bien ! que fait alors l’Architecte pour provoquer des effets soutenus ? Il entoure son édifice de pâles fantômes ; la flamme d’un volcan s’élève, éclaire les masses et fait oublier les détails. C’est-là où l’étude résume et renonce à tout ce qui peut fatiguer la vue par des recherches oiseuses. Voilà pourtant ce que peut offrir le recueillement ; quelle magie ! que de merveilles ! il semble que la nuit rivalise avec le pouvoir de l’Architecte, pour faire ressusciter le jour. Quand le monde assoupi repose, lui seul veille, seul il agite les songes délicieux, voulant perpétuer son empire. Malheur à l’artiste qui ne sent pas tout ce qui se présente à la pensée ; celui qui n’apprécie pas ce que vaut la pureté d’une ligne mise en mouvement, est bien près de la corrompre.
Déjà j’entends la critique généreuse se lier, sans faire aucun frais, à la gloire de l’ouvrage qu’elle déprime, pour en imposer à la classe nombreuse. L’enthousiasme, disent-ils, a fixé sur ces murs les produits de l’imagination ; on nous fait voir des étoiles quand le midi nous éclaire. La critique passe sur les difficultés vaincues, sur les préjugés abattus : les travailleurs labourent les champs arides ; ceux qui viennent après et suivent l’impulsion, glanent et vivent de regain. Étrangère aux fruits du labeur, elle est dispensée de produire, elle juge ; la rédaction de ses arrêts lui coûte peu ; elle recueille les élans, et dans son indépendance ou sa partialité, elle assigne à l’Architecte le rang qu’il doit occuper. Si elle n’est pas instruite, elle associe à ses bienfaits la calomnie, les jaloux ou les mécréants : ceci, dit-on, est mauvais ; cela n’est pas neuf ; comme si Dieu qui a conçu le monde avoit ajouté depuis une nouveauté.
Au moyen de quelques sentences que l’on appuie par l’opinion des partis ou des sots, le bon goût est maintenu et le genre humain est bien éclairé.
Nota.
Les écoles publiques seront isolées et indépendantes de toute adhérence qui puisse occasionner un incendie. Les enfants ne doivent jamais être en trop grand nombre : l’air sera sec, sain et sans cesse renouvellé pour raffraîchir les poumons ; celui dans lequel les enfants sont élevés ne peut leur être impunément retranché, à moins que leurs organes aient acquis assez de force pour n’avoir point à craindre l’impression du nouvel élément auquel on veut les soumettre, encore ne sont-ils pas toujours à l’abri de ces violents effets que l’insouciance prépare. Qui peut ignorer le tribut que paient les inconsidérés qui changent de climat ? La santé s’altère ; souvent ces nouveaux habitants y perdent la vie.Coupe, élévation
de la maison d’éducation
Planche 106 🔗
Vue perspective
de la maison d’éducation
Planche 107 🔗
Maison
de deux artistes, marchands de nouveautés
Plan, coupe, élévation
Planche 108 🔗
Ceux qui ne peuvent atteindre au premier degré de l’art, restent sur les premières lignes de l’arène ; c’est-là où se distribuent les rôles que chacun joue sur le grand théâtre des nations.
Si la bienfaisance du Créateur s’est déployée avec éclat dans le monde matériel, quelle richesse n’a-t-elle pas versée sur le monde intellectuel ? Elle a voulu que l’invention fût au premier rang : elle commande et range autour d’elle les connoissances du second ordre ; le danger la suit, souvent la précède : elle est plus avare à raison des périls auxquels elle s’expose ; comme Icare, elle a des ailes mal attachées qui fondent à l’approche du soleil ; rarement elle conduit à la fortune. L’intérêt particulier l’entrave en caressant les goûts divers.
Celui qui craint de s’exposer aux maux qui suivent une nouvelle doctrine, croit qu’il vaut mieux irriter le désir par l’attrait du merveilleux, inséparable des distances que l’imagination franchit ; il compulse ce qu’un artiste inventeur a fait ; un singe imitateur le copie, le dénature. Celui qui a moins de ressorts trouve tout ce qui convient à sa défaillance ; car moins il fronde les 207 opinions reçues, plus il capte les confiances timides. La médiocrité lui assure l’aisance, le repos ; que faut-il de plus ? Le génie seul vit de sa propre force ; il inonde tout ce qui l’environne, de ses effusions génératrices ; telle est la division des substances en corps et esprits, quoique la première soit nombreuse par sa modification, on connoît mieux l’esprit par la pensée que le corps par les formes.
L’homme qui s’élance dans la carrière des arts avec tous les avantages qu’Apollon accorde à ses favoris, multiplie ses connoissances ; sa facilité l’empêche de faire les études profondes dont l’Architecte ne peut se dispenser, quand il veut associer ses talents à la nature et partager sa domination ; il obtient des prix d’encouragement, et comme le lierre, il s’accroche en rampant au trompeur itinéraire qui va l’égarer. Il débute dans le monde sans succès : la critique toujours prodigue, fatigue son ame mobile ; que fait-il ? S’il n’invente pas, il dessine facilement, propage des idées dont le type ne lui appartient pas ; car quel est l’artiste qui ne se livre pas à ce doux abandon qui éloigne de son ame la fatigue et les maux. Il assemble dans ses portefeuilles le luxe de l’Asie, les caprices gigantesques des Goths orientaux ; il établit un magazin de goût au centre d’une ville naissante. Autrefois l’or étoit pour la classe populeuse la dernière convoitise ; aujourd’hui l’amour de la dépense l’emporte sur la prévoyance du besoin, le beau triomphe ! où s’arrétera-t-il ? Déjà ses relations provoquent l’industrie des quatre parties du monde, et l’espoir de l’accroissement fonde sa distribution. Ses jardins sont délicieux ; on voit de toutes parts des galeries somptueuses ; elles reçoivent l’inspiration et la lumière des cieux : le jour n’est pas trop élevé ; les yeux sont préservés de l’éblouissant rayon qui compromet leur sensibilité. On y voit des bronzes, des vazes précieux, de jolis meubles et tous les objets d’imitation qui peuvent intéresser la curiosité et provoquer le désir. L’homme du jour moins animé que le meuble qu’il considère, s’arrête et se pâme d’admiration. C’est le délire du moment ; chacun afflue dans les portiques qui précèdent ce temple dédié à l’insouciante frivolité ; chacun veut avoir un lit dessiné par ce nouveau Prothée, et comme la manie du style qui défigure sa pureté, remplace le savoir qui sait l’apprécier, on trouve dans les formes aigues d’un sarcophage, dans la masse effrayante d’un colysée, le nocturne tombeau d’un enfant ou les pièges tendus à l’hymen impétueux que pour la première fois on fête. N’allez pas croire que ce soit cet officieux rézeau qui couvrit l’infidélité de Vénus pour préparer la honte de Vulcain ; ce qui peut arriver de plus heureux à celui qui en approche, c’est de n’être pas boiteux comme lui. Les arêtes sont tellement avivées, qu’elles effraient toute prévoyance.
Nous passons dans une pièce où l’ébène et l’acajou étoient somptueusement entassés ; un millier de grêles colonnes étoit jonché sur la terre ; je crus que la marine y avoit déposé ses mâts. Le restaurateur de l’appétit, celui qui parfume la tête d’antiques essences, la courtisane ignorante frayent le sentier commun ; le palais du prince, témoin du faux goût, confirme l’égarement, car tout est égal dans la mêlée, quand le cri du désordre se fait entendre et qu’il étouffe le sentiment du beau. Ici un sot commence sa fortune sur les débris du malheur ; enflammé du désir de posséder, il achète un mobilier envahi dans le conflit inégal des passions honteuses ; ses meubles sont de laine, ils n’ont pour ennemis que les insectes dévorants ; mais ce vampire engraissé des misères humaines, il est rongé par le ver solitaire.
Que vois-je ? ah ! c’est le dieu du goût, il n’est pas toujours celui de la nouveauté ; il est assis sur un socle de gypse oriental, la foiblesse de la matière éclate sous le poids. Le salon est mal éclairé, et ses murs paroissent empreints des teintes douloureuses qui annoncent la dépravation. Il semble que le luxe, né des misères, irrite les organes sensibles : l’expression de sa tête est farouche, inquiète ; on eût dit qu’il préparoit splendidement l’ignorance des siècles : il s’entoure du merveilleux ; il appelle l’illusion qui lui présente de nouvelles erreurs, pour étendre son empire. L’histoire du jour avoit condamné la haute et sublime littérature à rayer les feuillets du passé, pour accueillir les appas corrupteurs du roman ; les journaux même faisant abstraction du genre d’esprit qui captive les confiances, remplissoient leurs feuilles, je ne sais pourquoi, de fastes obligés et mensongers ; telles sont les loix qui amènent la confusion ou la multiplient ; l’amalgame 208 falsificateur les neutralise ; tous les genres d’intérêt cessent, un procureur devient ministre, un ministre devient le portier de la maison qu’il habitoit.
Quelle est notre surprise ? Nous entrons dans une pièce aussi étroite, aussi longue que le Muséum qui renferme toutes les richesses italiques ; elle avoit pour objet de remonter par d’ingénieux stimulants l’imprimerie, cet art merveilleux à qui nous devons nos jouissances. On y voit tant de dossiers azurés, sur les murs, sous les voûtes, que la nuit, parsemée de ses mondes brillants, offre un émail moins pur ; on y voit le parfait cuisinier, la civilité puérile et honnête ; besoin pressant de la classe fortunée.
Comment peut-on s’occuper de ce que l’on rougit de savoir et qu’il faut effacer de sa mémoire ? Heureusement tout s’altère, la nouveauté, ses excès périssent avec les chimères qui les entretiennent. L’amour, ce sentiment délicieux que l’on voudroit conserver toute la vie, lui-même est inconstant. Croyez-vous que les rets de la fortune soient plus solides ?
L’associé aimoit le jeu, les femmes ; il provoque la chance incertaine, perd une somme exorbitante qui détruit dans l’année la splendeur de son établissement : le bonheur disparoît.
En vain la précaution s’oppose aux torrents impétueux qui se précipitent du haut du rocher pour l’entraîner dans ses désastres. Du seuil où l’artiste intimidé débute, jusqu’aux degrés qui le conduisent au sanctuaire épurateur du vrai mérite, les marbres sans cesse aiguisés, sont glissants ; les digues que l’on oppose pour soutenir le choc peuvent bien retarder les efforts, mais l’opinion, le temps, plus forts qu’Atlas, renversent ces barrières impuissantes. Tel est l’homme dont les premières conceptions offrent le faux brillant ; on peut le comparer à ces pierres d’un ordre inférieur qui ne réfléchissent qu’une lumière presque éteinte ; veut-on les tailler, les polir ; veut-on raviver leur éclat ? on les atténue ; ce n’est qu’à l’aide du microscope que l’on peut le voir au point où il paroissoit dans son origine.
Voyez ce que cet artiste a perdu faute de tenue ? Il a puisé le goût de la dépense dans la facilité du gain ; ses jouissances enveloppées dans le tourbillon passager, ont émoussé l’énergie de son cerveau. Pendant cette lacune, pendant cet enthousiasme que les talents du premier ordre dédaignent, qu’est devenu l’artiste inventeur ? Il a trouvé dans l’étude, dans la passion de l’art, un travail consolateur qui lui assure l’aisance, et une place au temple de la gloire.
La coupe indique la hauteur des planchers.
Nota.
Cette maison a été conçue pour deux artistes dont l’un n’a pas eu la force de le devenir.Logement et ateliers des charboniers
Plan, coupe, élévation
Planche 109 🔗
Ici l’homme apprend à se supporter ; triste au milieu de ses semblables, il habite les forêts, il passe dans l’obscurité, des jours inaccessibles au mal-aise de l’ambition. Le charbonnier se rapproche du charbonnier ; il développe son activité sous cet arc obéissant que l’on a courbé dans la forêt pour préserver son azyle de l’intempérie de l’air et des incursions des bêtes fauves. L’ordonnance est simple ; l’art n’a pas encore traversé ces déserts, et le luxe qui a l’initiative sur les passions destructives des mœurs austères, ne les a pas encore atteints ; c’est dans cette habitation que le travail et le plaisir se concentrent, pour nous faire connoître les douceurs des associations sentimentales.
La description des besoins que l’on assemble à ce centre commun pour assurer la surveillance des routes, seroit peu importante, mais occupé du bien public qui est lié essentiellement aux vues qui ont dirigé cet ouvrage, on n’a pas cru devoir passer sous silence ce qui peut intéresser la conservation de l’homme, ce qui est regardé comme le premier devoir de l’Architecte.
La maison du charbonnier amène la discussion sur le charbon. Il est bon de connoître ses effets pernicieux et les dangers auxquels l’ignorance s’expose par l’emploi inconsidéré de cette matière généralement répandue.
Nous n’entrerons pas dans les détails qui constituent son premier état ou sa perfection, ils seroient étrangers au but que l’on se propose ; nous nous bornerons à des idées générales que nous retracerons à ceux qui n’ont pas le temps de compulser les recherches du chimiste1. Cet observateur de la nature leur dira que les charbons ne diffèrent entre eux que par la combustibilité ; que plus ils contiennent de principes salins, plus ils sont susceptibles de s’enflammer ; que ceux qui sont faits avec des plantes ou des bois dont les cendres sont alkalines, brûlent d’eux-mêmes ; que ceux où il entre quelques parties animales ne sont presque pas combustibles ; il leur rappellera que tous les phlogistiques du charbon ne sont pas brûlés pendant sa combustion à l’air libre, que lorsqu’elle est lente il y a une partie qui s’exhale sans devenir feu libre, que cette portion de matière inflammable qui se répand dans l’air contribue aux accidents fâcheux qu’éprouvent les asphixiés qui s’évanouissent et meurent aussitôt, s’ils ne sont promptement secourus, en restant dans le même air.Après une courte analyse des maux qu’il cause, il vous donnera des secours efficaces qui sont à la portée de tout le monde ; il vous dira qu’il faut transporter l’asphixié en plein air, jetter sur lui de l’eau froide, du vinaigre, de l’alkali volatil ; quelques compressions et beaucoup de persévérance suffisent pour l’arracher à la mort. Il vous dira que c’est une erreur de croire que la combustion du charbon soit la seule qui accompagne le gaz méphitique et meurtrier ; celle de tous les corps produit le même effet, et seroit aussi dangereuse si leur usage étoit aussi commun ; que c’est encore une erreur de penser que le charbon ne produit de mauvais effets que quand il n’est pas parfaitement allumé et consumé ; on leur dira que tout air dans lequel un corps combustible, de quelque nature qu’il puisse être, a brûlé en certaine quantité, et pendant un certain temps, sans être renouvellé, est mortel.Lorsque je bâtis Louveciennes, les fourneaux étoient parvenus à un tel point d’activité, que malgré les précautions prises quatre cuisiniers étendus sur la terre restèrent longtemps entre la vie et la mort. Les souterrains étant trop bas pour ces réchauffoirs importants ; Louis XV, né sensible, ordonna aussitôt la construction de vastes cuisines ; sa mort les arrêta.Voyez dans le troisième volume les plans tels qu’ils devoient être..
210Quand le savant aura tout dit l’Architecte, appliquera ses connoissances à tous les genres de constructions ; il s’appuiera sur l’exemple pour éveiller la stupeur publique ; il prouvera que si les voûtes, qui couvrent les mortels brâziers de nos cuisines, sont trop basses ; si les trapes évaporatoires sont négligées ; si les habitations, trop resserrées, recèlent la contagion ; si on a oublié les airs passants ; si on a couvert les cités les plus nombreuses du voile désastreux de l’imprévoyance, on aura sacrifié plus de têtes que n’en coûta la guerre interminable du Péloponèse.
Il ne suffît pas d’élever des monuments qui annoncent la splendeur des arts, d’entasser dans nos salles publiques tous les moyens de corruption ; il ne suffit pas de cacher ces négligences sous les enveloppes mensongères de la somptuosité, celui qui n’aura pas dédaigné la maison du pauvre, celui qui l’aura garantie des maux qui propagent la destruction, s’il n’a pas la confiance des dieux de la terre qui dispensent les faveurs, il sera l’Architecte de l’humanité.
Vous qui cherchez des titres illusoires et affichez le savoir sur des couleurs privilégiées que le soleil dans son midi fait pâlir et que le temps efface ; vous qui vous enorgueillissez des souplesses et des tours de passe que l’on ne permettroit pas à la nation des singes, pour amuser l’oisiveté de l’antichambre des palais, reconnoissez le vuide de ces faveurs éphémères. On peut comparer les têtes qui en sont enivrés à ces édifices qui accumulent tous les étages pour affronter la nue ; le plus haut de ces étages est ordinairement le plus mal meublé. Accourez à ma voix, vous verrez que si l’amour-propre est le secret véhicule et le puissant moteur qui conduit à l’apogée de l’art ; quand il se mêle à la passion du bien, il peut seul imprimer le mouvement à la moralité dont il dirige les ressorts.
Vue perspective
d’un retour de chasse
Planche 110 🔗
Plan, coupe, élévation
d’un retour de chasse
Planche 111 🔗
Il semble que les sciences et les arts, comme la lumière du soleil, n’éclairent une contrée qu’en retirant les rayons d’une autre. Alors une grande partie de la terre est toujours dans l’obscurité. La Chaldée, l’Orient, l’Égypte, ont été le berceau des arts ; aujourd’hui ils sont dans les ténèbres. La Grèce languit dans l’esclavage ; l’Italie décline ; l’Architecture assise sur les débris de matériaux incohérents, voudroit reprendre un nouvel éclat. Que l’attitude est fragile ! Les préjugés, la mode altèrent les principes : la complaisance coupable les défigure ; et la versatilité s’attache sur les ailes de l’intrigue, pour accélérer ses succès. Si le génie de l’invention est sublime, que le génie des convenances est rare ! Les arts, portés à leur perfection, disparoissent sous les ruines de la fortune publique ; c’est le thermomètre qu’il faut consulter.
En effet, quand on peut moins, on présume davantage. Quarrive-t-il alors ? En vain on voudroit rallumer les lampes éteintes qui éclairent le monde délicat ; la sordide domination souffle ses poisons, assujettit tout à ses calculs rétrécis. Que devient la science ? que devient l’esprit humain ? Il s’exerce sans profits, il s’égare avec perte.
exposition.
Un homme de qualité, oui, un homme de qualité, le prince de Baufremont, veut bâtir un retour de chasse. Sans doute il choisira la terre préférée, que la haute futaye de Chaux tempère par sa masse interposée. Il veut, pour célébrer la mémoire d’un sage, que l’on appelle Hubert, rassembler, une fois l’an, la noblesse de Franche-Comté.
212Il veut un salon, des galeries, des communs, des écuries, un chenil ; et comme chacun doit regagner ses foyers, le soir, l’habitation sera peu considérable1. Voyez la nomenclature..
M. de Baufremont avoit un magnifique château2. Sesusone.. On y voyoit des tours crénelées, des armoiries contournées au gré du caprice, produits chéris de l’art héraldique, dont l’usage a conservé la trace même chez les nobles de nouvelle date.
Quelle erreur ! tel assemble, en payant, les preuves de ses quartiers, qui, dans un siècle corrompu, ne prouveroit pas la vertu de sa mère. Quoi qu’il en soit, tout le monde sait que la splendeur des nations se compose des vertus qui les décorent. Qu’importe, si l’Architecte quitte la route tracée pour prendre celle que les combinaisons pittoresques lui présentent. Qu’importe, si le monument qu’il élève honore les hommes recommandables par leurs vertus, et ramène au vrai sens l’application des principes, s’ils s’égarent.
Quand je parle de la noblesse, je veux retracer cette valeur imprescriptible que la race des Césars a transmise aux héros de ce pays, valeur que la main du temps ne peut effacer.
En effet, les délires honteux des peuples désunis peuvent se cacher sous la lave destructive des volcans, mais les faits restent, et la tradition les retrace. En vain les révolutions roulent les mondes sur le pivot trop mobile des ambitieux ; ce que l’on fait de bien, ce que l’on fait de mal, échappe au déluge des passions défigurées ; l’intérêt de chacun s’épure, et les vérités surnagent. Il est vrai que de tout temps l’ascendant des forts sur les foibles, déployant la tyrannie, a mis les bassesses à contribution, pour remonter le cran, déjà trop descendu, de l’humanité. César est le dieu des dieux ; Auguste aussi veut être un dieu, et rougit d’être un homme. Qu’est-ce que cela prouve ? Quand on veut diriger l’esprit public, et étendre ses valeurs, les vérités qui commandent à la terre sont au-dessus des titres ; elles sont au-dessus du pouvoir qui les a créés ; la jalousie qui tourmente les succès, est enchaînée aux prestiges de l’art, et la multitude approuve ce qui est essentiellement bon.
Ici l’Architecte hâte l’impulsion, la chasse commence. Déjà les chevaux impatients hennissent et piaffent leur allégresse ; les narines fument, et leur bouche blanchit le gazon, d’une mousse transparente. Le bruit des cors se mêle aux clameurs des battues, pour effrayer les habitants du désert. Déjà l’impétueux chasseur le traverse, lance un sanglier, et poursuit, avec la rapidité de l’air, le monarque des forêts, qui franchit les fleuves rapides : les meurtres s’accumulent, et la barbarie soumet à ses conquêtes les victimes d’un loisir destructif ; le sang coule de toutes parts ; on suit le sillon ensanglanté jusques aux lieux préparés pour une fête. Quel misérable triomphe que celui que l’on remporte sur un animal timide ! L’homme, tyran de la création, se repose sur l’impunité, par l’insolent abus qu’il fait de ses forces : il se joue de la cruauté ; il cherche ses délices ; où ? dans le sang. Vous en conviendrez, ces plaisirs barbares ne furent jamais connus de la paisible philosophie, encore moins du savant qui ménage le sablier du temps.
Tout-à-coup la scène change, le soleil détèle ses coursiers brûlants ; le jour baisse et fait place aux ombres qui protègent l’arrivée d’un cortège majestueux. Jeunesse abusée ! voyez ce sexe aimable qui s’avance à pas ravissants ; sentez-vous tout ce qu’il inspire ? Ce sexe aimable, l’orgueil de nos sens vous laisse une plus noble chasse à poursuivre à travers les bosquets enchantés de l’amour. Il est vrai que les belles s’y cachent, mais au moins leur défaite est honorable, et ranime le sentiment du bonheur.
J’entends l’airain bruyant des cymbales ; les clairons tourmentent la musique des airs ; les Grâces, les Ris, présent du ciel, réunis précèdent les plaisirs en troupe, et leurs chants se mêlent aux flûtes harmonieuses du dieu des accords.
213Tel est le pouvoir des sensations ! cent braves, montés sur de superbes coursiers, s’avancent ; ils sont vêtus d’un canevas conservateur de la pureté des contours ; leurs têtes altières, leur mâle contenance exaltent la pensée, et soufflent dans l’ame des favoris de Pallas, le courage des ancêtres.
Quels sont ces tourbillons tumultueux qui s’offrent à ma vue ? L’œil atteint à peine les premières divisions ; l’azur des cieux s’enflamme, et la lumière verse ses torrents dans la plaine ; elle joue avec éclat, sur les fleuves qui étincellent dans le lointain ; les monts accumulés sur les monts, s’accordent avec la nue pour composer le tableau. Peintres, Architectes, accourez, prosternez vous devant ces émanations divines. O sommeil ! peux-tu perdre la moitié de la vie dans l’oubli mortel de tant de jouissances !
Les effets se rapprochent ; que vois-je ? C’est un héros qui s’élance sur un char précédé des trophées qu’il a remportés dans les combats : les roues d’argent rivalisent les diamants du soleil ; le panache de son casque efface le fastueux mélange des couleurs du paon, et l’auréole qui l’entoure éblouit les nations ailées du ciel. Quand la marche est lente, quand elle offre de grands intervalles, les idées se grandissent, et si l’imagination divague, c’est toujours au profit de l’impatience qui presse les résolutions : la multitude s’agite ; bientôt la victoire, patrimoine du courage, traverse les rangs, et tempère l’ardeur populaire ; le héros triomphant aux champs d’Arlier presse le pas, arrive et dépose ses armes autour de l’édifice que vous voyez. Bientôt l’art qui sait tout embellir, les groupe et les attache sur ces murs, à côté des cuirasses resplendissantes. On y remarque les dards de Germanicus, ceux d’Arioviste1. Voyez les Commentaires de César., de Dommaria, de Divitiacus ; les pointes émoussées des Romains, la loyauté du Scyte, tracée sur un bouclier damasquiné en or, les corselets des sires de Salins, des Baufremont, liés avec les écharpes des vainqueurs et de tant d’autres guerriers qui ont illustré ces contrées fameuses. L’autel des scrupules étoit là ; on proclame un serment solemnel que les échos confirment (on n’y manquoit pas alors).
Que fait l’Architecte ? Quand Louis XI brûle les titres2. En 1479., semblable à l’astre du jour qui disparoît sur le sommet des montagnes, pour éclairer un autre hémisphère, il arrache à la terre qui recèle la gloire de tant de héros, les antiques débris de Bellone, et ces témoins de la valeur viennent se placer d’eux-mêmes sur ces masses contemporaines des plus hauts faits. C’est-là où la vertu, qui méconnoît les lacunes et les tempêtes politiques, verra le candidat du jour pressé par le véhicule de la gloire ; elle y verra ses titres scellés du cachet de l’impartialité. C’est-là où le scrutateur du temps, assis sur l’urne épuratoire, et se faisant un jeu du choc accidentel des planètes, réalisera l’ordre immuable des destinées. Il appellera la progression du bien, et la postérité lui répondra. C’est ainsi qu’un principe confié à la direction des siècles, fit place à l’usage des tours, au faste trop commun, trop moderne des armoiries, qui n’ont qu’un prix d’opinion, et qu’on y substitua le contrat social, contrat universel, contrat antique, auquel tous obéissent, et que personne n’a le droit de déchirer. C’est ainsi que l’art se modifiant, asservit à sa puissance, les habitudes gênantes, et étend ses effets chez tous les peuples. Imagination, raisonnement, tout est soumis à sa volonté ; c’est elle qui est la partie active, et l’art n’ayant pas d’existence locale, il est où sont ses affections.
Le reste de la journée fut employé à dilater la joie d’un banquet qui devoit resserrer les nœuds trop souvent relâchés par la servitude des convenances. On y voyoit des poètes, des savants, des artistes célèbres. (Car si Mars brille par sa vaillance homicide, les autres gouvernent le genre humain par l’attraction du bonheur.) La franche gaieté étoit répandue sur ces nombreux paliers.
Élévation
Sur ces terrasses disposées en amphithéâtre, pour multiplier le charme des sensations, quels mouvements ! que de variétés ! Tout parloit en faveur de l’artiste qui avoit préparé la fête. Les bastions menaçants, qui retracent l’effroi d’un siège, étoient remplacés par des formes pyramidales qui appellent la voûte éthérée pour se lier avec elle ; par ces masses combinées qui se prêtent à l’inconstance des goûts, plaisirs toujours renaissants dont la volupté s’accroît par le génie qui les accumule. Il est vrai qu’on n’y voyoit pas ces moulures qu’un froid et crédule copiste multiplie pour étayer la saillie d’un toit. On n’y voyoit pas ces applications illusoires confiées au papier pour séduire l’ignorance, ces applications fragiles, désapprouvées par l’immensité de l’air qui dévore tout ce que la proportion néglige ; on y remarquoit du mouvement dans les plans, produits certains des élévations piquantes.
Déjà les jeux et les ris répandus dans le parc, faisant oublier les ténèbres de la nuit, sollicitoient le jour ; l’humanité ensevelie sommeilloit, lorsque l’aurore, enveloppée de son manteau doré, ouvre ses paupières. Les chars légers s’avancent et chacun regagne ses foyers.
O vous, qui voudriez donner à Jupiter de nouveaux satellites ! ne soyez pas plus barbares que le temps. Est-il en votre puissance de soustraire au calendrier de l’univers des noms illustres, des caractères coulés en bronze, des reliefs caressés par les doux arts de la civilisation ? assortiment précieux de tant de vertus. En vain la léthargie de vos sens vous maintiendroit dans le sommeil de l’implacable terreur, assis dans le conseil des dieux, aujourd’hui vous ne direz plus que les hommes sont égaux ; vous avez beau dire, vous ne parviendrez jamais à nous prouver qu’un géant soit au niveau d’un nain, fût-il dressé sur ses orteils.
Ces murs, ces surfaces que vous voyez, sont empreints de la flamme vivifiante qui assujettit le monde aux idées premières. Voilà pourtant, voilà ce que peut l’Architecte quand il épure un principe, quand il le régularise. Enfants prédestinés du dieu de la persuasion ! on vous a choisis pour élever le cœur des humains ; on vous a lancés sur la terre pour éterniser des vertus indépendantes de ses vacillations. Oh ! je n’en doute plus, vous donnerez à vos productions le sublime idéal qui caractérise le génie. Quel est celui de vous qui ne désire pas voir son nom scellé par l’immortalité, à côté de ceux à qui vous la donnez ? Quel est celui de vous qui ne désire pas voir son nom consigné dans les dépôts littéraires de toutes les nations ? Monuments de rectitude sociale, alignés par le coup-d’œil des siècles clairvoyants, monuments propagateurs de l’esprit public qui se rallie aux vérités constantes, c’est à vous à qui j’en appelle, vous conserverez les noms des ministres qui ont érigé les monuments, ceux qui les ont détruits, vous savez... Ici je m’arrête ; ce n’est plus un mystère... Si le temple d’Éphèse n’eût pas été brûlé, peut-être auroit-on oublié le motif auquel il fut consacré.
Croyez moi, plus vous rendrez grands ceux qui vous confient leurs destinées, plus vous le serez vous-mêmes : souvenez vous qu’il ne suffit pas d’avoir les complaisances qui décèlent l’homme du jour, il faut avoir des pensées et réaliser des conceptions qui soient l’honneur du temps. Souvenez vous bien que l’artiste enclavé dans le métier, n’aura rien fait pour l’art, rien fait pour la raison, s’il n’est d’accord avec elle.
Maison de jeux
Plan, coupe, élévation
Planche 112 🔗
Une maison de jeux ? Oui, une maison de jeux : quand une ville n’est pas assez étendue pour soutenir les frais d’un spectacle, il faut battre les sentiers de l’oisiveté pour préserver les habitants des vices qui l’accompagnent. Dans les cités nombreuses, les jeux qui reçoivent l’affluence de tous les genres de corruption que la police surveille, pourroient épurer les mœurs publiques ; on pourroit faire un établissement où la corruption verseroit ses ordures pour soulager la misère. L’Architecte est souvent obligé de suivre l’impulsion qu’on lui donne ; c’est à sa sagesse à diriger les idées erronées, à les fixer et à les ramener au principe.
On demande un bâtiment d’une petite proportion, situé au milieu d’un vaste champ, où l’art puisse réunir les agréments d’une situation champêtre, des vergers productifs, des prairies sur les bords de la Loue ; on demande un terrain vague, destiné au jeu de paume, des salles de danse, des jeux d’échecs, de trictrac, de cartes ; des restaurateurs, des cafés, etc., des orchestres. Le jeu, dans les provinces, a tant d’empire sur les humains, qu’il occupe la société dépourvue d’idées, la plus grande partie du jour : une maison de jeux est peut-être plus nécessaire qu’un hospice. Le jeu étourdit l’homme sur les désordres de l’ordre social, tandis qu’il n’existe pas un malheureux quand on peut retrouver dans le travail passé les fruits réservés par la prévoyance. Il n’en est pas des grandes cités qui recèlent tous les genres de corruption, comme d’une ville naissante. Dans la première, tous les maux sont confondus ; dans la seconde, les hommes se connoissent et s’entr’aident.
Un azyle spécial du malheur est si humiliant pour l’égalité morale, que je ne conçois pas comment elle le supporte1. Si on ne rougit pas du malheur, on rougit de l’inertie. Au premier coup-d’œil les hôpitaux offrent un grand bien ; l’Angleterre les a multipliés ; la France les a trop concentrés. Il y a peu d’hommes que l’on ne puisse employer à des choses utiles pour lui ou le gouvernement. Si on veut suivre ce principe on verra qu’il y aura moins de malheureux.. La discussion sur les jeux s’entame ; l’artiste examine et combat les dangers qui les suivent.
La paume, dit-on, est un exercice salutaire, elle remplace la sphéristique des anciens ; l’agilité qu’on y déploie, l’adresse de la main, la force du corps semblent réunir plusieurs avantages séparés dans la gymnastique. Quoi ! est-ce se divertir que de s’exténuer ? Ce jeu a des accès précipités qui suspendent l’intelligence. Vous me direz sans doute qu’Auguste passoit, des amusements de la campagne, à ce jeu pénible ; qu’est-ce que cela prouve ? ne sait-on pas que chacun a ses qualités et ses foiblesses ? Mais la danse n’a-t-elle pas de nombreux partisans ? C’est de l’harmonie du ciel que cet art divin composa ses perfections ; elle prit naissance de l’amour ; elle est le symbole de la paix. Ignorez-vous que Socrate, le plus sage des hommes, voulut l’apprendre dans sa vieillesse. Tout cela est vrai ; mais elle avoit un but moral, c’était de nous convaincre que l’on corrigeoit plutôt les mœurs 216 par la gaieté naïve qui séduit tout le monde, que par des préceptes sévères qui ennuient. Je ne parle pas de ces orgies qui se passent dans le temple de Bacchus, je condamne tous les excès, mais convenez au moins que ces exercices avoués de tous temps, doivent l’emporter sur les jeux de hazard qui sont dommageables et bruyants. Mutius-Scévola, après avoir vaqué aux affaires, jouoit bien aux échecs ; si on croit Pline, un singe y jouoit aussi. Est-il possible que l’homme, imitateur d’un vil quadrumane, se tourmente comme si le salut de sa famille étoit en danger ? Mais le jeu de trictrac occupe les savants. Eh ! je vous le demande ; n’est-il pas ridicule de jetter à grand bruit, sur une table retentissante, des osselets ? Voilà un glorieux emploi du temps ; ne vaudroit-il pas mieux occuper l’esprit sur la partie d’instruction pour laquelle il a le plus d’aptitude ? Passons en revue les jeux de hazard. Quel bien résulte-t-il de leur inconstance ? Aucun ; le gain qu’ils procurent n’a pas plus de stabilité que la forme mobile qui en est l’objet ; il ne donne rien à ses familiers, il dépouille la confiante inexpérience. Est-il une passion où le vice se manifeste davantage ? Non, sans doute. Tel marche courageusement au combat, qui tremble en attendant un coup favorable ; celui-là est déjà misérable quand il croit être heureux.
Que rencontre-t-on dans ces gouffres que rien ne peut remplir ? Les immondices du crime, le blasphème qui offense la divinité, et la haine qui se noircit du deuil de vingt familles éplorées. Telles sont les considérations qui ont changé les données des différentes pièces que vous voyez. Ce n’est pas la dernière fois que l’excès du vice développa des vertus et les fit aimer : que résulte-t-il de cette analyse ? On substitue de nouveaux titres aux premiers, sans détruire la masse générale du plan. La danse l’emporta sur le raisonnement ; considérée comme exercice et délassement, surveillée par un système d’épuration, elle obtint une superficie considérable ; on la plaça au centre pour être à la portée des jardins ; la paume resta pour la classe des hommes forts mais peu instruits ; le trictrac, les échecs pour les vieillards. Oh ! pour les jeux de cartes, de hazard, on les proscrivit à jamais. Qu’avez-vous fait des salons, des galeries ? La jeunesse les occupa pour encourager ses talents naissants ; on lui donna des concerts ; l’émulation excitée par le concours, ne tarda pas à produire des élans ; le goût de l’harmonie se généralisa. Un des salons fut consacré à une société d’agriculture, d’autres au dessin, d’autres aux belles lettres, à la poésie, à l’éloquence ; on y trouvoit tous les bons livres : on donna des prix d’encouragement, des fêtes où la prééminence étoit attachée à une branche de myrthe ; on assemble la multitude, elle accourt de toutes parts ; on exerce l’esprit, la mémoire, on éveille le sentiment, on applaudit ces puissances légitimes du cœur : la gloire anime les prétendants.
Tel qui auroit emprunté l’exemple des jeux olympiques ou des bois dédiés à Jupiter, pour élever aux dieux de la fable des statues, retrace dans ces jardins des vertus civiles et héroïques qui honorent le siècle. O vous, que la foule des plaisirs assemble en ces lieux ! venez, et faites revivre des souvenirs honorables ; que votre ame attendrie par les traits qui peignent la bienfaisance et la sensibilité, rappelle cette antique foi de l’âge d’or que nous regrettons ; que ces formes incorruptibles, ces marbres, ces bronzes nous offrent l’apothéose de la céleste amitié, du mépris des vanités ; qu’ils distinguent l’homme modeste environné de ses talents et de la publique estime. Voilà, voilà ce que peut un Architecte quand il sait tirer parti des passions désastreuses pour les faire tourner au profit des mœurs publiques : il fait aimer la vertu et abhorer le crime.