Séquence 07
[ Maison de récréation, la Cénobie et le Panareteon ]
Plan général
d’un édifice destiné aux récréations
Plan, coupe, élévation
Planche 83 🔗
Je m’éveille aux premières clartés du jour ; l’air est pur, la terre, humectée d’une abondante rosée, paroît couverte des brillants du matin ; le silence de la veille se joint au calme de la nature ; l’artisan laborieux oublie dans un sommeil profond les fatigues du jour : tout dort excepté l’Amour.
O vous ! qu’un orgueilleux préjugé sépare de la classe agissante du peuple, n’enviez pas aux grands de la terre, n’enviez pas aux savants ces chimériques jouissances dont ils sont si vains ; si vous connoissiez ce qu’il leur en coûte pour acquérir et conserver, croyez moi, toute ambition s’éteindroit dans vos ames. Pour vous, enfants de la nature, le repos succède au travail, et la joie vient par intervalles, verser l’oubli des maux attachés à l’humanité. Des goûts simples font trouver le bonheur parmi des plaisirs uniformes ; loin d’énerver les corps, ils augmentent votre adresse et conservent vos forces.
Je voulus observer comment les habitants de cette contrée passoient le temps destiné aux récréations ; on m’indique le lieu du rassemblement, je m’y rends. Sur le bord d’un canal dont le flot paisible coule entre deux rangs de peupliers, au milieu de bosquets d’arbres divers, dont les masses et la couleur présentent la variété, on voit une riante pelouze, au milieu de laquelle s’élève un bâtiment dédié à la gaieté ; sur le frontispice on lit ces mots :
« Ici le plaisir et la modération conduisent au bonheur.»
Avant d’entrer dans la maison je voulus voir tous les objets qui pouvoient frapper mes yeux à l’extérieur. Là, deux noirs charbonniers, étalant des dents d’émail, luttent à forces égales ; l’un d’eux, nouvel Ulysse, triomphe de son adversaire, et lui donne le croc-en-jambe, le relève en riant, s’essuie le front, s’enlace dans ses bras ; on les voit traverser la multitude pour boire la liqueur, doux prix de la victoire.
171Deux ouvriers de la saline renouvellent le pancrace ; le combat s’échauffe : des poings à demi-fermés se croisent en tout sens ; les athlètes tombent, froissent le gazon et se relèvent. Peintres, venez prendre ici une leçon, vous verrez combien l’action et le simulacre se contredisent. Voyez les têtes, elles sont souffrantes, mais ne grimacent pas ; cependant la contraction vertébrale serpente depuis l’orteil jusqu’à la pointe des cheveux.
Un forgeron marche à pas comptés et lance un bâton qui siffle dans les airs ; il étoit à dix toises d’une oie suspendue par une patte, qui devoit faire les honneurs du souper, et donner la royauté du festin à celui qui l’auroit frappée du coup mortel. Ici la morale endormie se réveille ; la victime n’est qu’une oie, à la vérité, elle est en proie à une gaieté irréfléchie ; mais je n’aime pas la souveraineté acquise aux dépens d’un assassinat. Plus loin on voit une route elliptique tracée au milieu d’arbres à hautes tiges, bordée par le gazon, et limitée par des sapins, de distance en distance ; il faut la parcourir trois fois en dix minutes pour obtenir le prix de la course.
Si la perfection dans les arts est le produit de la difficulté vaincue, ce qui constitue la force et l’adresse n’en est pas moins le triomphe de la nature ; c’est un présent des dieux qui s’entretient par l’union de ses parties. Jettez les yeux sur ce vaste noyer, sur ces ombres religieuses qui forcent nos respects ; parcourez le royaume des idées : voyez ces vieillards abrités, un rayon accidentel les éclaire ; ils donnent une branche de myrthe au bruit des applaudissements des spectateurs. Quel pouvoir un front de neige, courbé sous soixante années de probité, a sur le sentiment ! Cinq concurrents se disputent le prix de la vélocité, une fille est du nombre ; son élan dévore l’espace, et quoiqu’elle ne fût qu’au second rang, cette nouvelle Athalante obtient le prix.
Sous un long berceau, formé par des ormes, des hêtres, des ébéniers à fleurs jaunes, des chèvrefeuilles qui coloroient l’écorce des troncs, des hommes paisibles poussent tranquillement, sur une terre dressée et bien battue, la boule, image triviale, mais trop fidèle de la vie. D’autres, plus actifs, abattent des quilles, et quand ils ont fait le coup de sept, ils se croient plus heureux qu’Alexandre lorsqu’il entre dans Babylone et devient le maître de l’Asie.
Au sommet d’un mât, un pigeon attaché voltige, une flèche bienfaisante coupe le cordon, l’oiseau s’envole aux bruyantes acclamations des spectateurs ; il ne tarde pas à sentir que la liberté, enfant du désir, n’est qu’un fantôme passager qui disparoît dans le nuage. Un archer plus adroit, perce de ses traits le messager de Vénus, lorsqu’il se croit en sûreté. Ainsi périt le confident d’une divinité suprême ; celui qui de l’avenir informe les humains, n’a pu prévoir son heure dernière.
Là on voit la fleur des champs sortir de ses retraites et parfumer le gazon ; la prairie, lacune des bois, offre une immense superficie ; la scène occupe tous les regards. Ce ne sont pas ces fantômes qui obéissent à la crédulité des peuples pour les tromper ; ce ne sont pas ces Bélides qui travaillent sans relâche pour remplir le vuide, c’est une muraille rembrunie sur laquelle un blanc tracé assure aux maladroits la sécurité, et aux bons tireurs la gloire inscrite dans un cercle étroit. Sous d’épais châtaigniers qui rappellent l’amour et ses délires, la bague excite, en tournant, les ris des jeunes femmes qui disputent le gage de la précision.
O vous ! qui faites naître l’admiration et le désir de posséder, éloignez ces balançoires qui se présentent à mes yeux, ces escarpolettes attachées à ces hautes tiges, ces stimulants qui favorisent les regards indiscrets ; éloignez ces provocations qui épuisent la sensibilité, ces souplesses inventées par la volupté pour nourrir l’espoir des amants et faire mourir de jalousie les maris.
Voyez-vous ces hommes qui se croisent en tout sens ; ces billards, ces galets, ces siams, abrités par un vaste toit, offrent des délassements de tous genres ; ils sont l’image des peines et des plaisirs qui se succèdent et passent rapidement ; ils rappellent des souvenirs qui font la consolation de la vieillesse. Plus loin, dans un vaste espace, la longue paume et le ballon exercent à la fois la justesse de l’œil, la force et l’agilité. À quelques pas de là, un groupe d’adolescents répétoient entre eux les exercices des hommes faits ; leurs mouvements étoient moins forts, mais plus souples, plus adroits.
172Que ne peuvent les premières impressions de la nature ! elles sont les premiers maîtres de l’homme ; l’imitation a l’initiative sur les sensations ; son pouvoir développe les vices et les vertus. Divinités de la terre, vous qui faites éclore tous les germes du bien, voyez quel vaste champ : quelles sont vos obligations !
Je fends la presse ; j’approche : ah ! c’est un combat de coqs ; les uns avoient les yeux crevés, les autres la crête déchirée, le corps ensanglanté ; affligé de ce plaisir destructeur, je détourne la tête et j’abandonne ces malheureuses victimes à l’oisive cruauté de ceux qui s’en amusoient.
Dans le lieu où le vallon serpente à travers une clarière qui favorise la gaieté, le dieu des eaux ordonne au nouvel Éden de sourire à l’amour. Un jeune homme plein d’ardeur s’avance, se deshabille, se jette dans le canal, fend l’onde, et s’ouvre un chemin à travers la vague obéissante. Ses tresses dorées s’élèvent sur l’eau, et ses flancs frappés par un rayon éblouissant répandent la clarté sur les spectateurs : la saison brûlante anime l’éclat de son teint. Que de sentiments divers les grâces de son corps font mouvoir ! J’étois à côté d’une jeune fille ; elle avoit les yeux baissés : retenue par la pudeur inhérente à son sexe, les soupirs étouffés de son ame cachoient le trait qui l’avoit frappée. Vous, dragons de vertu, vieilles, devenues sévères, qu’auriez-vous fait ?
Des deux côtés de la maison on voit des chênes, des platanes, des sicomores qui ombragent les tables ; le bonheur, compagnon de la frugalité, est assis au milieu des convives ; enfin tout étoit dans le point de vue que chacun desiroit et eût voulu choisir : tous les plaisirs étoient rassemblés dans ces lieux.
Je témoignai à mon conducteur l’étonnement où j’étois de rencontrer tout ce que la philosophie et l’imagination avoient inspiré pour former le corps sans blesser les mœurs. En faisant ces réflexions nous nous rapprochons de la maison, elle étoit remplie de tous ceux que la vue des différents jeux, des différents exercices occupoit depuis quelques heures. Je voulus tout voir.
Dans les cuisines, que l’air du nord raffraîchissoit, on échangeoit, pour très-peu d’argent, des mets simples, des viandes froides et rôties, pour la gaieté franche et la paix de l’ame. Nous nous arrêtâmes dans les salles du rez-de-chaussée, elles contenoient des tables diversement rangées. Leurs divisions, formées de légers barreaux élevés sur des cloisons d’appui, laissoient un libre cours à la vue et à l’air ; précaution nécessaire dans un lieu continuellement rempli de la fumée des viandes et des vapeurs bachiques. Les uns chantoient et partageoient leurs affections entre Vénus et l’Amour ; d’autres enfloient des sons et souffloient dans divers instruments ; peu se disputaient, c’est ce qui me surprit ; mais qui peut ignorer que l’ivresse des ames pures ne ressemble pas à celle du vice ?
L’étage supérieur étoit ouvert au centre et dominoit les jardins ; là des buveurs relégués dans des cabinets placés des deux côtés, laissoient à la danse un espace considérable ; la gaieté planoit dans cette enceinte, et l’air agité par ses ailes éventoit, dans ses caresses, les robustes beautés qui la décoroient. Ici chacun se connoît ; le scrupule guide les choix : on n’est point exposé, comme dans les cités nombreuses, à cajoler en cadence le fils de l’assassin de son père. Enfin sur les huit heures tout le monde se retire, les hommes s’entretiennent de leurs jeux, les jeunes personnes des deux sexes forment encore des rondes qu’elles animent par des chants ; les mères portent dans leurs bras les petits enfants endormis, et traînent les autres par la main. Tout le monde, un peu fatigué, content de sa journée, se promet de nouveaux plaisirs pour la féerie prochaine.
Nota.
On peut voir dans les plans, coupes et élévations, l’esprit qui a dicté cet établissement ; tout est isolé, tout est apperçu. Les mœurs publiques étant la baze des gouvernements heureux et du bonheur des peuples, le gouvernement a senti combien il étoit utile d’établir un nouveau lycée des plaisirs champêtres à côté de la nouvelle ville. Là, après un cercle de travaux pénibles, on peut, en se délassant, s’exercer encore, le souvenir des plaisirs innocents suit l’habitant ; ailleurs il ne pourrait être plus heureux, et sa reconnoissance journalière s’explique sans cesse sur le bonheur qui le lie à l’administration de son pays. Le même principe a guidé le ministre qui a ordonné les Propylées de Paris.Voyez plusieurs guinguettes très-importantes.Maison d’un employé
Plan, coupe, élévation
Planche 84 🔗
Voyez planche 17 pour le détail.
Maison du caissier
chargé de payer les acquisitions des terrains
de la ville de Chaux
Planches 85 et 86 🔗
Il faut une maison pour l’honnête comptable que l’administration veut honorer de sa confiance ; il faut un commis, un estimateur des terrains, quelques arpenteurs ; le reste de la distribution est commun à tous les édifices destinés à l’habitation. On demande une salle à manger, une chambre à coucher, des cabinets de travail, quelques chambres d’amis, des logements de domestiques, des écuries, des remises1. Voyez la nomenclature du rez-de-chaussée ; les plans supérieurs renferment les besoins de détail ; les écuries, les remises, les cours de service sont isolées ; on n’a pas cru devoir entrer dans la recherche des distributions, qui sont les mêmes pour tous.. Deux hommes se présentent à l’Architecte pour établir leurs convenances ; l’un ose tout, joue avec le principe ; l’autre ne hazarde rien, il est ami de l’ordre et de la justice. La pureté de l’administration n’étoit point équivoque ; les intrigants, les agents destructeurs du crédit, les brouillons qui obscurcissent l’évidente clarté pour enrichir les cupides délégués de Plutus, ne pouvoient lui convenir ; on vouloit un homme probe qui sût compter, régler, payer ; la chose n’étoit pas aussi facile qu’on l’imagine. Les sinuosités du pouvoir défigurent 174 tellement les résolutions les plus simples, que l’on peut être probe et ne savoir pas compter, régler ; on peut savoir compter, régler, et ne savoir pas payer.
Le premier, lancé sur la terre pour changer l’ordre de ses destinées, avoit avili les mines du Potose, ce brillant métal, chéri de tout le monde, et qui trouve en lui-même un ennemi, quand on y substitue des valeurs factices ; mais plus on a, plus on veut avoir ; les abus sont les enfants de la cupidité : ces bâtards ont engendré les loix modernes pour transmettre à la crédulité des titres illusoires et légitimer les usurpations.
Telle est l’essence de l’homme ; il semble qu’il méprise les bienfaits de la nature pour chercher dans le vuide imaginaire les produits de l’industrie. Tel est même l’effet de la lumière, on la croit indépendante des vacillations du globe, cependant elle est assujettie à toutes les variantes ; elle projecte, entre les corps solides, des ombres fugitives que le soleil, dans sa course périodique, place, déplace et fait disparoître au gré des accidents de la nue.
Ce nouvel alchimiste, dans son art mystérieux, entraîné par l’amour-propre, qui s’applaudit dans les recherches qu’il fait pour diriger sa foiblesse, trouve dans l’analyse du chiffon un nouveau mobile de richesse ; belle découverte ! ne sait-on pas que si le fils de Maya a des ailes aux talons pour voler, le dieu du commerce ne marche que la bourse à la main. Que fait ce nouvel alchimiste pour séduire l’ignorance ? Il prend des formes épouvantables pour commander l’effroi ; ce n’étoient pas les ombres de ces fantômes capricieux que les infects soupiraux de l’Averne vomissent pour effrayer les pusillanimes humains, c’étoit un météore intellectuel qui devoit ronger la masse ronde, et pour l’atteindre jusqu’au sommet il prit des formes gigantesques. Sa tête étoit couverte d’un linceul rougi du sang des peuples qu’il suçoit depuis longtemps ; ses pieds, en froissant la terre, la flétrissoient et l’empreignoient de ses vices destructeurs ; ses mains terminées par des griffes pointues et recourbées, embrassoient à la fois les rives escarpées de l’océan et des mers du nord ; ses flancs convulsifs souffloient au loin l’épidémie ; sa taille disparoissoit dans l’immensité ; nouvel Ictocentaure, dans ses brutales expressions, il tient du cheval sauvage et du poisson sans arête pour la souplesse ; les écailles de son dos, en rapport avec la dureté de son cœur, présentent les couleurs enflammées du prisme ; il n’a pas à craindre le sillon sulphuré qui pulvérise tout ce qui l’approche ; la foudre elle-même en est effrayée : quel tableau !
Si Eve fut tentée par un serpent, les femmes de nos jours ne le seront pas en voyant ce monstre. Ah ! que je le plains, car ceux quelles n’aiment pas, les hommes les détestent : insensible au plaisir de l’amour qui le repoussa, insensible aux douceurs de l’hymen qui le maltraita, oubliant les loix de la justice, instigateur effréné de l’implacable terreur, il attend du dieu des morts le prix de ses perfides atrocités. Déjà la nuit éternelle a fermé ses paupières ; déjà ce monstre est placé à côté de l’animal à trois têtes. Un Architecte est bien embarrassé quand il est obligé de construire le repaire d’une sangsue gonflée de substances humaines. Que faire quand le pouvoir commande ? Déléguera-t-il la sublimité de l’art à l’aveugle complaisance qui emploie indistinctement et les marbres durables, et le bois qui périt ? l’abandonnera-t-il aux ennemis du goût ? Non, sans doute, il ne peut être indifférent aux délits-pratiques qui effacent en détail la splendeur des arts. Que faire enfin ? L’Architecte a beau lire, relire les poètes pour se monter la verve ; entouré des dégoûts qu’il partage avec le grand nombre, le génie est muet et sans action, il est circonscrit au milieu des fléaux communs qui l’étouffent. En effet, on a de l’aversion pour les vipères, on a de l’antipathie pour les araignées, on frissonne à la vue des tigres... Ces bêtes féroces dévorent les chairs pour appaiser la faim, mais ceux qui ne peuvent se rassasier du sang des peuples, ceux qui épuisent les réalités pour donner faveur à des substances de convention, ceux-là sont atroces, car ils font du mal sans profit pour eux, et au péril de la chose publique.
Comment peut-on concevoir ? comment pourra-t-on exécuter une maison dont les données sont aussi difficiles à remplir ?
Vous qui êtes complices des arrêts destructeurs que Machiavel, dans les accès de sa fausseté, dicta pour détrôner le crédit ; vous qui pouvez punir les mortels violateurs des engagements 175 sacrés, soyez témoins de mon embarras. Ainsi s’agite la pensée de l’Architecte, travaillée par des éléments discords... Elle n’a plus d’essor : la pureté inhérente à la culture des arts, est incompatible avec les passions cupides qui les avilissent. Quand le mépris affecte l’ame, il détruit d’avance le germe productif. Mais la vengeance des dieux veille ; l’ignominie a ses accès, ses périodes ; si elle couronne les actions monstrueuses, dans son secret elle note les monstres ; bientôt la discorde s’en mêle, allume ses torches, les secoue sur les périphêtes du jour1. Géants destructeurs. ; elle va les consumer.
Celui-ci n’étoit qu’un pigmée, mais il occupoit la place d’un géant ; (il vouloit se populariser car il étoit question d’égalité) on sait que les serpents familiers lancent leurs dards et le font pénétrer d’une manière plus sûre, quand ils préparent la dose du venin ; il avoit choisi pour ses satellites les délégués du Verseau, qui portent l’eau en détail aux habitants voisins du ciel ; en vain il appelle à son secours ces ruisseaux ascendants qu’il avoit associés à ses fallacieuses manœuvres, ceux qui l’avoient servi pour eux, l’abandonnent quand leur intérêt cesse, car les reproches contraints à se taire, rompent les digues du silence quand ils peuvent s’exhaler.
Le monstre est étouffé au centre des braziers qu’il avoit si longtemps attisés, et la fortune publique voltigeant au gré de la tourmente de l’air, s’enflamme, s’éparpille en feux légers pour éclairer dans la nuit des misères, les regrets, les soucis et les chagrins. Ainsi périt l’artisan de tant de ruines ; le dieu du Tartare voulant faire, après le mal, ce qu’il auroit dû prévoir afin de l’empêcher, descendit son cadavre dans le séjour de l’éternelle anxiété : craignant d’empoisonner la vallée ténébreuse, on le couvre d’une ample draperie qui le déguise aux Furies vengeresses prêtes à le déchirer. En vain il cherche la récompense assignée aux vertus ; arrivé aux portes du Tartare, la troupe inflexible s’en empare, le circonscrit dans un cercle menaçant, le resserre ; et le vautour se ranime et va s’agriffer à ses entrailles encore fumantes. Les arrêts de Minos le condamnent à souffrir ce qu’il avoit lui-même fait souffrir à tant d’autres, car la peine du talion est une loi immuable : les vivants la portent jusque chez les morts. Belle leçon !
La dignité de l’Architecte est avilie quand il est obligé de descendre les degrés du temple de la gloire pour tracer la demeure des hommes qui ont fomenté les maux communs : c’est bien servir son pays que de les effacer de l’orgueilleux calendrier que la puissance du jour s’arroge ; c’est bien servir sa conscience que de suivre l’impulsion qu’elle dicte. La libre inspiration s’isole de tous les genres de tyrannie ; elle élève peu de monuments, il est vrai ; elle ne multiplie pas le nombre des bons tableaux, des belles statues, des bons vers ; ce que l’on gagne en puissance se perd en raison dans les siècles éclairés.
L’Architecte creuse l’avenir et veut se convaincre lui-même ; il voit par-tout le bien dans l’épuration du système social ; l’adapte aux édifices qu’il construit ; il n’en est pas de même de l’homme de métier, il est l’automate du créateur ; l’homme de génie est le créateur lui-même.
Coupe, élévation, vue perspective
Enfin on approuve les plans de l’édifice que vous voyez, et on choisit pour l’habiter l’honnête comptable qui savoit payer. Les hommes ne sont donc pas toujours injustes ? On y voit des colonnes, on y voit des figures attributives ; qu’y a-t-il d’extraordinaire ? En 17702. Voyez la maison de M. de Montmorency, tome II. les petits, les grands, les uns par ignorance, les autres par jalousie, critiquoient les statues de huit connétables, 176 élevées sur le palais du prince de Montmorency. Vertus héroïques que le vandalisme a détruites ! impressions profondes que le temps n’efface pas ! Aujourd’hui on voit sur la maison d’un caissier, des vertus caractéristiques qui ont pour objet d’inspirer une confiance méritée ; eh bien ! qu’est-ce que tout cela prouve ? sinon que tout, dans l’ordre social, est mesuré... Il n’y a rien d’égal, puisqu’un souffle inattendu peut faire pencher une balance au gré de la puissance de l’air ; mais à quelque hauteur que le sort nous place, la vertu est égale à la vertu.
Des connétables, fondateurs d’une gloire immortelle, nous ont transmis des héros. Avant que le caissier du jour puisse nous offrir autant de faits puisés dans la bienfaisance, avant que ses descendants... Je m’arrête... Que d’événements imprévus ! que de chances incertaines à courir ! Si le vandalisme le maltraite aussi dans ses fureurs, il effacera les traces des figures que l’Architecte a fait ériger ; on oubliera son nom ; mais les Montmorency ! C’est ainsi que l’art dissipe les fumées qui nous suffoquent, et replace tous les genres de valeurs. Sans doute l’égalité existe ; qui pourroit en douter ? Ce seroit éluder les secrets de l’Évangile que de nier l’urgente coopération de l’homme dans l’exercice des vertus.
Nota.
Le but de ce chapitre est de puiser la variété dans les différents caractères. En opposant des monstres d’iniquité aux hommes probes, on paroît exagéré, j’en conviens ; mais quand l’imagination est active, souvent elle entraîne et s’affecte à raison de la sensibilité ; c’est alors que l’injustice peut être considérée comme une hydre à cent têtes : à mesure que la philosophie en abat une, l’humanité la reproduit.Fragments
des Propylées de Paris
Monument de récréation
Planche 87 🔗
Tout meurt autour de nous, haines, jalousies, rancunes ; la raison survit, la vérité l’éclaire : ces deux sœurs marchent d’un pas égal. Quand les passions, les préjugés ne sont pas d’accord, la première les fait taire, la seconde offre à la conviction un aliment incorruptible.
Ici la Renommée s’impatiente, agite ses ailes, sonne ses trompettes ; elle convoque les générations. M. de Calonne n’est plus ; la nature lui avoit donné un génie profond, élevé ; dans ses expressions il étoit clair, exact, élégant : on l’auroit cru léger, parce que ses conceptions étoient faciles. Les détracteurs de ses talents administratifs, les petits qui ne pouvoient atteindre les grâces de son esprit, qui redoutoient l’étendue de ses connoissances, les grands qui sollicitoient ses faveurs, les intrigants qui convoitoient ses places, tous se rallieront au principe immuable que l’avenir a consacré en s’ôtant le droit d’être injuste.
Vous vous occupiez donc de la classe laborieuse que souvent on dédaigne en gouvernant en son nom ? ressource inépuisable des doux arts de la civilisation ! puissance de tous les instants, 177 pouvoir sans lacunes, c’est à cette classe précieuse à qui nous devons toutes nos jouissances. Ministre de cette nombreuse famille, rien n’échappe à votre surveillante activité ; quand vous releviez les vertus du peuple par la seule idée des monuments que vous destiniez à ses plaisirs, que vous détruisiez ces vils repaires où l’humanité1. La suppression des guinguettes, la construction de huit monuments destinés aux récréations du peuple. s’avilit, où ses facultés sommeillent au centre des vapeurs bachiques ; quand vous épuriez l’air des marchés publics2. L’agrandissement de la halle, ses nouvelles issues, sous le ministère de M. le baron de Breteuil qui aimoit les arts. ; quand vous appeliez la végétation des quatre parties du monde, que vous réveilliez la sève engourdie3. Les nouveaux boulevards. des hivers, pour étaler la scène coloriée du printemps, dans une promenade sans exemple pour l’étendue ; quand vous mettiez à contribution le siècle de Périclès, pour offrir aux étrangers des modèles, aux arts des progrès 4. La découverte de l’amphithéâtre de Nîmes. ; quand vous accroissiez les ressources du trésor par des spéculations dont les produits d’une année payoient la dépense prévue, etc.. 5. Les Propylées de Paris.. Heureuse prodigalité de l’homme d’état, vous vouliez effacer, par le travail du jour, la nuit honteuse des misères !
Oubliera-t-on celui qui coupa le fil ourdi par la disette, pour offrir à l’abondance l’épi de la terre promise 6. Il fit distribuer des grains aux fermiers. ;celui qui excita l’encouragement par la récompense, qui soutint l’énergie de l’Université, en ajoutant de nouveaux fleurons à ses couronnes7. Il donna des pensions. ; celui qui caressa les sciences, les lettres, les arts, pénétra la profondeur de ces refuges gratuits de la maladie, où l’indigent repompe en sueurs morbifiques l’impôt qu’il paye d’avance8. Il secourut les hôpitaux. ? Oubliera-t-on celui qui osa lutter contre ces corps robustes, ces géants familiers dont la force mise en mouvement renverse les puissances de la terre, et souvent même compromet les trônes du maître des dieux9. Il eut le courage d’attaquer les ordres pécunieux pour imposer également les biens, et décharger d’autant la classe industrieuse. Connoît-on beaucoup de ministres qui font le bien public avec la certitude de perdre leur place ? ? Oubliera-t-on celui qui versoit des larmes de joie pendant la réunion des Notables, par l’espoir qu’il avoit de mettre la dépense au niveau de la recette, et d’affranchir son maître de la dépendance du crédit public, en assurant la durée de l’empire10. Il écrivoit à une femme de qualité, de ses amies, le 16 août 1785, après avoir présenté son plan au Roi : Je me fais pitié (ce sont ses termes) quand je pense aux résultats qui peuvent en arriver pour moi. Je crois que c’est le bien ; j’ai du courage, je l’entreprendrai. ? Oubliera-t-on enfin celui qui n’ayant pu faire le bien qu’il se proposoit pendant son ministère, courut après celui qu’il n’étoit plus en sa puissance d’opérer, et épuisa son patrimoine, la fortune colossale de sa femme, pour servir des principes conservateurs des puissances paisibles de l’Europe ?
Si sa vertu complaisante ne put se soutenir contre les efforts de la malveillance, au milieu de l’affectueuse barbarie des cours, son nom n’en sera pas moins buriné sur cette table d’airain qui rappelle sa mémoire. La Parque l’a fait descendre dans les tombeaux qui luttent d’éternité avec le bienfait qui l’assure. Leur silence ne prouve pas le néant de l’homme ; l’âme dépouillée de tout ce qui l’attache à la matière, n’y reste pas enfermée.
Tu vas donc être heureux par elle ! Elle franchit la nuit du trépas ; un nouveau jour la blesse : que d’ingrats !... Ah ! pardonne, ombre trop généreuse, toi qui ne connus jamais la vengeance ! Tu vois un homme reconnoissant. Quoi ! un ami quand le besoin n’offre plus d’espoir !... Tu vois les confidents de ta vie privée, ils pleurent, ils se désolent.
O Parque, toi qui dévoiles tous les secrets ! toi qui n’as pas de motif pour les garder, dis moi pourquoi un ministre qui savoit passionner les cœurs, un ministre aimé généralement n’a pu l’être publiquement ?
Plan, coupe, élévation
de l’Atelier des cercles
Planche 88 🔗
Toutes les formes sont dans la nature ; celles qui sont entières assurent des effets décidés, les autres sont les produits déréglés de la fantaisie. Les siècles barbares ont enfanté des monstres ; dans les siècles plus éclairés, les erreurs accréditées par la mode ont entraîné la multitude ; on a souvent pris le change sur la forme, en dénaturant le fond. Les faux esprits ont cru trouver la variété des motifs dans les détails qui caractérisent les tours de force. Les uns ont employé les faisceaux de colonnes qui portent les voûtes aiguës de nos temples ; d’autres nous ont transmis les palais filigranes des Indes orientales ; d’autres ont retracé les lignes corrompues et dégénérées qui ont amené les écarts du génie : confondant le principe avec ses conséquences illusoires, ils nous ont abusés.
Sur quelles bazes voulez-vous donc asseoir l’inconstance des désirs ? Je l’asseoirai sur le trône affermi de la convenance ; je l’asseoirai sur le pivot constant sur lequel tourne la voûte elliptique. Que de sensations ! que de situations !...
L’artiste imprime à ses ouvrages le sentiment qui le guide, en voyant la nature embellir ses grandes lignes ; il sentira que l’expression dépend du sujet qu’il traite, qu’elle ne doit pas être équivoque. En effet, le goût est impartial s’il est épuré.
La diversité des besoins travaillera les plans, multipliera les contrastes ; les accessoires contenus dans le cadre du tableau, étendront les scènes, et interposeront, entre l’astre du jour et la terre, des ombres qui le feront valoir. Quel charme pour les yeux, quels progrès pour l’instruction, si les maisons de ville, de campagne abjuroient cette ennuyeuse uniformité qui endort les sens du voyageur toujours avide de nouveautés ; on verroit disparoître ces surfaces oiseuses qui ne produisent d’effet sur le papier que par des teintes de convention ; on verroit disparoître l’insuffisance qui rejette ses torts sur les points donnés qui l’entravent : appuyée sur des subterfuges fantastiques, elle ne nous diroit plus qu’elle construit dans le désert et sur des roches sauvages ; que les situations arides n’offrent rien à l’imagination ; elle ne nous diroit plus que l’art est déplacé à côté de la nature gigantesque qui la supplée et souvent l’écrase. Si elle persistoit dans ces retranchements qui peignent le vuide des idées, ce seroit nous avouer qu’il fait nuit dans sa tête ; qu’elle voit les ténèbres au centre de la lumière ; ce seroit vouloir nous prouver que la stérilité, stimulée par l’ivresse du talent, ne peut pas même développer les profusions de la fécondité.
Il faut l’avouer cependant, une maison qui présente une surface carrée, des croisées, un entablement, est plus d’accord avec nos habitudes, que celle qui, sans le poncis reçu, rempliront les mêmes besoins. Tout ce qui s’éloigne des idées ordinaires ne peut se garantir de la crainte qui resserre l’élan de l’occasion ; je dis plus, on l’expose, souvent on le perd. Eh ! pourquoi ? L’administration habituée à des réparations d’usage, à des modèles renfermés dans ses cartons quotidiens, se dirige par l’assentiment commun ; elle se récrie sur la singularité ; pour se préserver 179 du cri populacier, elle couvre ses incertitudes par des remparts mobiles ; la circonscription s’effraie ; tout ce qui lui en impose lui paroît dispendieux ; on ajourne l’incertain, on veut le fixer sur des comparaisons qui rassurent : des comparaisons ! quand les verra-t-on, si on les proscrit et si on éteint les rayons purs qui scintillent à l’aurore du génie ? C’est ainsi que les arts rétrogradent quand ils sont assujettis à des principes exclusifs qui neutralisent les conceptions alignées au cordeau de la servitude.
Quoi qu’il en soit, la construction de cet édifice est facile et peu dispendieuse. Les ateliers placés au rez-de-chaussée, au premier, surveillent les vastes routes de la forêt. Les chambres d’habitation sont éloignées des terres pour obtenir la salubrité désirable ; les vuides combinés, placés au centre, aux extrémités, laissent appercevoir des pins, dont les masses corrigent l’hiver, des chênes, des sicomores, des acacias qui se renouvellent tous les printemps et produisent des oppositions qui tranquillisent les surfaces de la pierre ; des refends tracés et non approfondis étendent les lignes indéfinies des cercles, et les lient avec la voûte azurée dont ils épousent la forme et les merveilles. Quoiqu’il paroisse indifférent qu’un atelier de sept à huit toises, situé dans une forêt peu fréquentée, produise plus ou moins d’effet ; cependant, suivez le principe ; est-il quelque chose qui ne soit susceptible d’offrir aux yeux l’attrait d’une progression utile ? Est-il quelque chose que le souffle instigateur de l’art ne puisse électriser ? Non, sans doute. Que diroit-on de celui qui ne voudroit pas faire le bien par l’impossibilité de le proclamer au son des clairons ? Que diroit-on ? on lui reprocheroit un faste trompeur, une ame vuide, un isolement condamnable. Ne savez-vous pas que souvent une idée peu importante par elle-même, une idée, fût-elle bizarre, contient le germe d’une excellente conception ; qu’un changement heureux, une addition, une soustraction peut en faire un modèle ?
Eh bien, si cet essai peut réveiller l’apathique sommeil du sentiment ; s’il développe des sensations auxquelles on n’auroit jamais dû s’attendre sans ce préalable, soutenu par la hardiesse de la pensée et de l’exécution, voyez ce que l’art aura gagné.
La coupe indique la hauteur des planchers.
Nota.
Un édifice qui s’empreint de l’émanation du sujet qui l’autorise ; seroit souvent déplacé dans une autre situation.Vue perspective
de la Cénobie
Planche 89 🔗
Le peintre voit des batailles sur des murs salis par la poussière ; d’autres fixent leurs regards sur des charbons ardents, et découvrent les foyers de Lemnos, le palais de Pluton ; l’amant voit sur les feuilles d’une rose les traits enchanteurs de la beauté qui le séduit. L’imagination livrée à ses accès, a une tendance qui la dirige vers le grand ; elle sert mieux que les écrits multipliés. Si elle trouve des réalités dans le vuide, à quoi ne doit-on pas s’attendre si elle rassemble des situations qui peuvent la diriger ou l’étendre.
Jettez les yeux sur ce monument ; il vous offre l’azyle du bonheur, de la félicité, en perspective. Voyez ces bois, ces roches qui provoquent le sillon phosphorique et l’explosion du tonnerre ; voyez ces fonds parés des richesses de la nature, ces tableaux variés du printemps, de l’été, de l’automne ; figurez vous les neiges accumulées qui couvrent le travail des saisons productives. Que de merveilles ! quelle succession d’effets ! que de variétés !
Jeunes artistes, ouvrez ce grand livre pour étudier les contrastes, vous éprouverez dans la solitude, des sensations qui s’empreindront de teintes sombres ; c’est-là que vous méditerez sur les grands événements de la vie. Ne vous y trompez pas ; ils sont liés plus qu’on ne croit aux produits de l’art : les premiers développements vous paroîtront fort simples, ils se compliqueront à raison de vos facultés ; mais ce que vous aurez peine à concevoir, c’est que le monde a beau s’altérer, il est gouverné par une intelligence immuable qui l’éternise et accroît vos forces. Je le suppose détruit, il est possible qu’il se reproduise par elles ; mais la Cénobie que vous voyez, une Cénobie qui imprime le mouvement des vertus sociales, l’attrait séducteur du rassemblement qui fait aimer les premières loix de la nature, si elle n’étoit pas éternelle, elle trouveroit beaucoup d’Architectes qui releveroient ses ruines honorables.
Plan
du rez-de-chaussée et premier étage
d’une Cénobie
Planche 90 🔗
Seize familles vivoient ensemble dans le calme des bois ; elles avoient chacune un appartement complet ; tous les besoins de la vie isolée : des jardins légumiers, d’autres destinés aux plantes usuelles et médicinales ; des vergers, des prés, des champs cultivés, d’autres réservés aux pâturages ; des vignes, des pressoirs ; les communs, le sallon de rassemblement, la salle à manger ; tous les accessoires qui assurent l’aisance et la commodité étoient réunis. Les chefs de famille gouvernoient par la confiance ; la piété sentimentale, le bon exemple, plutôt que les écoles de morale, propageoient les leçons de la sagesse. La religion les attachoit aux loix du pays ; ils trouvoient dans son exercice consolant, la vie douce et tranquille, l’espérance du bien et les alarmes du vice. Le culte étoit celui que la raison laisse à nos propres lumières ; ils exprimoient leur reconnoissance au Créateur, et vivoient dans l’accomplissement des devoirs imposés par la Divinité : entourés de toutes les vertus, ils n’avoient aucune idée du mal.
Un philosophe moderne, un économiste paroît : le bonheur fuit, l’inquiétude commence, chacun s’agite ; la lecture d’un nouveau système social occupe les esprits : les idées se croisent, se multiplient à raison des conceptions différentes, et comme les hommes qui ne sont pas encore atteints par la corruption, sont faciles à égarer quand on leur présente le mieux sous des apparences spécieuses, ils prennent l’art de raisonner pour la raison elle-même.
La jeunesse plus exaltée, croyant trouver dans l’appât de la séduction un bonheur qu’elle ne conçoit pas, se rassemble en petit nombre, pour rompre le pacte de famille. Nos jeunes cénobites, sans délibérer, s’arrachent au sentiment qui les attache à des loix libres, pour connoître celles qui gouvernent les autres peuples de la terre.
Il est naturel à l’homme de souhaiter d’être heureux ; difficilement il trouve le bien qu’il cherche ; inquiet sur ce qu’il n’a pas, rarement il est satisfait de ce qu’il possède : le solitaire regrette de n’avoir pas un état agité ; le courtisan soupire après le repos ; celui qui possède à la ville le modeste toit de ses ancêtres, le détruit pour bâtir un palais fastueux, d’où ses créanciers le chassent avant qu’il soit couvert.
Le bien et le mal se trouvent par-tout ; le vrai bonheur n’est donc nulle part.
Avant de parcourir les nouveaux gouvernements, voyons ce qu’étoient les anciens : tous les gouvernements sont bons quand les peuples sont heureux.
L’oligarchie d’Athènes prépare la tyrannie de Pisistrate ; Rome marche entre deux écueils ; la puissance du peuple est croisée sans cesse par celle du sénat, le contrepoids de ce bizarre assemblage rompt la mesure, élève un dictateur.
182Jettez un coup-d’œil rapide sur toutes les loix qui assujettissent les hommes et les attachent par des liens respectifs, vous verrez que ce qu’il y a de bien est commun à tous ; elles prohibent le vol et l’assassinat ; la tardive récompense couronne quelquefois la vertu, les talents. Ce qu’il y a de mal est un abus de pouvoir qui écarte plus ou moins du but honorable de leur institution. Repassez les gouvernements antiques, vous verrez qu’il n’y en a aucun qui n’ait été plus mauvais que les modernes. Sparte tolère l’esclavage et s’en fait un moyen d’existence, de manière que la liberté n’est pour le peuple industrieux qu’une tyrannie modifiée. On voit en Pologne une république anarchique ; cent mille nobles qui oppriment dix millions de serfs. Ce n’est qu’en reprenant leurs droits politiques qu’ils peuvent espérer un jour d’être une nation.
La Russie n’offre qu’une hiérarchie de servitudes ; les boyards sont esclaves des souverains, et le peuple languit dans les fers des boyards.
En Dannemarck, une tyrannie à-peu-près semblable, entraîne un peuple sans lumières, à chercher un refuge dans les bras du souverain ; il demande volontairement le despotisme.
La Suède n’a pas encore de stabilité ; accablée du pouvoir de Charles XII, elle a été depuis livrée à des combinaisons destructives ; les grands, les prêtres constituent des ordres particuliers dans l’état ; Gustave III fait tourner cette corruption à son profit ; et le duc de Sudermanie rapproche de la liberté une nation digne d’en connoître le prix.
L’Allemagne, confédération informe de princes, de prêtres, de nobles, de villes libres, présente à l’étranger une organisation pénible, des éléments hétérogènes ; tous les degrés de servitude mêlés avec ceux de la liberté.
En Hollande, le riche seul est républicain.
Aux États d’Amérique, l’esprit de fédéralisme affoiblit la puissance commune. Sur les bords de la Tamise, le bonheur paroît assis auprès du trône ; le siège est glissant, il est dangereux. Un prince possède en propre une souveraineté étrangère ; il dispose de trente-cinq millions par an, des places, des emplois ; que de moyens pour séduire et enchaîner les volontés ! Les pairs opinent en leurs noms ; quand les peuples ne votent que par des représentations dont rien ne garantit la fidélité, la représentation est si inégale, que dix mille hommes, dans une nombreuse population, nomment les délégués du peuple. On voit des douanes aux frontières, des barrières sur les chemins, des droits d’assise qui ne laissent pas aux particuliers le droit de fermer leurs portes. Telle est la liberté de ces braves Insulaires, dont la moitié du corps est chargée de fers ; cependant cette nation est riche et puissante ; elle est fière, puisqu’elle la possède en partie ; elle peut penser et écrire, cultiver, travailler comme il lui plaît.
En Espagne, en Portugal, en Sardaigne, en Lombardie, en Toscane, gouvernements féodaux et municipaux dégénérés ; la cuirasse et la toge sont enveloppées dans les rets du despotisme ministériel, qui est encore plus dur, plus superstitieux au Mexique, au Pérou, aux Philippines. On trouve à Gênes, à Venise, une aristocratie bourgeoise, dédaigneuse et inquisitoriale. Dans les états du Pape, tout esprit d’amélioration est étouffé par les préjugés sacerdotaux. En Turquie, au Pérou, au Mogol, au Japon, au Monomotapa, chez les Malais, la féodalité militaire, le despotisme religieux se disputent le plaisir d’opprimer les peuples.
À Maroc, ils sont baignés dans le sang ; en Égypte, dans les Régences de la côte de Barbarie, on voit l’anarchie soldatesque et la servitude nationale.
En Tartarie, chez les Arabes errants, au midi de l’Amérique, l’ignorance et la pauvreté de l’état purement sauvage : voilà, voilà les quatre-vingts dix-huitièmes de la terre.
Reste la Chine où la monarchie est tempérée par les rits et les mœurs ; la Suisse où le mot de liberté élève les âmes et arrête le mauvais effet des vices du gouvernement C’est l’économiste qui récapitule ; la liberté étoit alors l’idole du jour, aux prises avec le passé.. En France...
183Après avoir voyagé plusieurs années, nos modernes Anacharsis revinrent au principe, à ce moteur puissant qui tient le pivot mobile de toutes les destinées.
C’est toi, auguste et saine Philosophie, qui surnages au centre de tous les maux qui affligent l’humanité corrompue ; c’est toi, principe éternel de la sagesse, à qui j’en appelle ; le pays que tu habites est celui des talents, du courage, de toutes les vertus qui décorent la nature entière. Tu as brisé les fers qui paralisent les progrès des arts et du commerce ; tu prépares des jouissances à une population éclairée ; par toi elle deviendra de jour en jour plus heureuse par l’épuration de ses mœurs. Les méchants ont souvent souillé les avenues de ton sanctuaire ; mais il s’élève, en dépit de l’ignorance, et sera digne d’être l’azyle du genre humain.
Fatigués d’un voyage aussi pénible que peu satisfaisant, nos cénobites cherchent en vain dans la forêt de Chaux les premiers lieux habités par leur enfance ; tout avoit disparu, il ne restait que de vastes ruines : ils reconnurent alors que le mieux, après lequel on court, ne vaut pas le bien que l’on possède, qu’il est en nous-mêmes ; qu’indépendant des vacillations du globe, il est presque toujours l’ennemi du bonheur qui est à notre disposition.
Plan du second étage
Élévation et coupe
Planche 91 🔗
Le plan indique les besoins de chaque famille.
On sait que l’ordonnance d’un bâtiment situé au centre d’une forêt, doit être simple et dépourvue des accessoires qui atténuent les surfaces : c’est la projection des masses, la saillie du corps qui donnent le caractère décidé. La forme pyramidale qui couronne l’édifice est d’autant plus nécessaire qu’elle est appuyée par des fabriques qui se groupent avec elle ; elle commande les arbres, et les rochers se rapprochent pour composer le tableau.
La coupe indique la hauteur des planchers.
On peut juger, par les ombres portées sur les nuds des murs, ce que le jeu des masses peut offrir ; c’est le seul effet que l’on puisse tirer d’un plan qui a pour baze la stricte économie.
Panarétéon
Plan, coupe, élévation
Vue perspective
Planche 92 🔗
Les premiers peuples adorèrent le Soleil ; les Grecs élevèrent des temples aux talents ; les Romains multiplièrent les dieux ; les Goths les placèrent sous des masses informes, dans des niches entourées de filigranes ; pourquoi ne pas généraliser ce que les uns et les autres ont particularisé ? Toutes les vertus tirent leur origine de la vérité, et procèdent les unes des autres. Qu’est-ce que la vertu ? C’est la résistance au vice ; c’est un commerce de bienfaisance avec les humains.
Quand on bâtit une ville ; quand on élève des monuments durables, le principe qui dirige l’artiste ne peut être indifférent ; s’il est instruit, il appelle l’épuration des mœurs par des exemples qui frappent la multitude ; il s’entoure de tous les moyens pour donner aux différents établissements qu’il conçoit, le caractère d’utilité qui honore le présent et perfectionne l’avenir.
Ici, vous voyez une école de morale où l’on enseigne les devoirs de l’homme. Les Platon, les Socrate, Lactence et Augustin ont tous travaillé à ce vaste édifice. L’enthousiasme de chacun dépend du moment où ils ont vécu ; tous ont marché par des sentiers différents pour arriver au même but.
Ils ont formé l’esprit public pour les besoins du jour ; le bel emploi pour l’Architecte appellé à leur succéder ! que de biens il peut développer en frappant la curiosité, en éveillant l’apathie par les élans intentionnels ! Que de gens ne savent pas lire, qui trouveront en se promenant autour de cet édifice, tout ce qui peut les préserver des écarts qui les dégradent ! Que de gens dépouillés de l’esprit de superstition qui obscurcit les idées premières, trouveront dans ce grand livre d’éléments, la perfection désirable ! L’enfance y lira ses destinées ; le conquérant, ses hauts faits ; le philosophe s’applaudira des leçons qu’il aura reçues ou données.
En effet, qui pourroit prétendre au nom de sage sans donner aux autres le précepte du devoir ? N’allez pas croire que je veuille parler de ces modernes stoïciens qui délayent l’initiative du bien dans le mélange falsifié de l’intérêt personnel, et comptent pour rien l’impulsion qu’a produite sa fausse dialectique ; elle a perverti l’homme ; elle a enveloppé, dans des opinions exagérées, des principes que la nature réprouve. Ceux-là ne tireront aucun parti du sublime tableau que l’on va leur mettre sous les yeux. Convenez avec moi que la modeste sculpture, qui offre des proportions sévères pour faire respecter les vertus qu’elle retrace sur ces murs tranquilles, vaut bien l’orgueilleuse harmonie des mots que l’on assemble pour égarer l’imagination, souvent disposée à divaguer ; mais l’art qui frappe, étonne vos sens par des modèles calqués sur la nature ; celui qui met en action la saine morale pour vous apprendre à repousser les passions désastreuses, à vous garantir des voluptés corruptrices ; cet art est si puissant qu’il ravit nos substances intellectuelles et les transporte dans l’empire affermi du beau idéal. Semblable à l’astre bienfaisant des 185 étés, qui confond ses rayons colorés et noie sa puissance dans la vague profonde qu’un nuage soustrait aux yeux des humains qui regrettent sa lumière ; cet astre sublime, pour avoir perdu la couleur, n’a rien perdu de son éclat ; sorti de l’abyme des préjugés rétrogrades pour triompher de l’erreur, il va reprendre le lustre qui la fait briller.
Que vois-je ? Des portiques multipliés qui se perdent dans l’horizon ; le tourbillon menaçant rassemble la multitude craintive ; l’enfance joue à couvert, l’adolescence gaiement les parcourt : la jeunesse s’agite et franchit tous les degrés ; les uns dessinent ; d’autres analysent les inscriptions ; l’âge mur médite ; le vieillard vertueux s’applaudit, il repasse tous les âges de la vie ; le souvenir du bien qu’il a fait le rend à sa jeunesse ; il voit, avant le temps qui dissipe les illusions, couronner ses talents. Consolantes images ! vous êtes les derniers plaisirs de l’homme ! vous êtes ses dernières jouissances ! l’égoïste se désespère ; il est abandonné ; toujours seul, s’il promène ses ennuis, s’il se regarde dans les miroirs liquides qu’il rencontre, il se voit hideux.
Après avoir monté plusieurs rampes adoucies par l’art pour cacher à l’œil des souterrains qui dans leur élévation auraient pu nuire à l’objet principal, j’arrive ; il en est ainsi des degrés de la perfection, ils sont insensibles. Je m’arrête à la porte d’un monument inconnu jusqu’alors1. La forme d’un cube est le symbole de l’immutabilité ; on asseoit les dieux, les héros sur un cube ; c’est ainsi que l’on représente Neptune ; les bornes de la mer sont censées immuables ; les anciennes tours, les cœffures des anciennes villes sont carrées ; voilà ce qui a déterminé la masse de cette élévation ; la morale doit compter dans ses fastes un monument immuable : les Grecs appelloient un homme carré celui que l’on ne pouvoit jamais détourner de la vertu ou de ses devoirs. ; les premières figures qui se présentent à mes yeux sont les Grâces. Ah ! pourquoi les Grâces dans une école de morale ?
Existe-t-il une production qui ne soit susceptible du charme qu’elle répandent ? aimeroit-on la vertu sans les Grâces ? Qui ne rendroit pas hommage à la nature embellie par le choix épuré de l’artiste ?
J’avance ; j’examine ; je vois les heures qui font oublier les jours ; je vois les jours qui font oublier les heures. Eh ! pourquoi oublier ce qui constitue le charme de l’existence ? Pourquoi ? c’est qu’elles fixent le bonheur sur l’échelon trop mobile de la vie, et que le bonheur n’existe réellement que dans les puissances qui maîtrisent l’ame et neutralisent les efforts du crime. Vous le retrouverez dans la courte analyse que je vais faire.
Voyez d’abord la proportion des figures ; elles sont distantes entre elles d’un diamètre et demi2. La proportion résulte de la largeur et de l’écartement. Voyez un Hercule ayant six têtes de hauteur, espacé d’une fois et demie sa largeur. La proportion est forte et convient aux grandes distances.Voyez une femme de la même hauteur, ayant huit têtes de haut, ce qui détermine la largeur : elle est svelte et ne peut supporter l’éloignement. ; proportion délicieuse, avouée par l’exigeante Architecture, puisée dans les loix de l’harmonie ; ni trop grandes, ni trop petites, ni trop légères, ni trop fortes ; le trait est pur et ne cache rien des nuds : la pose est tranquille ; l’œil appréciateur se complaît à parcourir les beautés de détail. Ne croit-on pas qu’elles se tiennent toutes par la main ? Accord admirable dont le lien invisible semble réunir tous les êtres, quand voudras-tu consolider ta souveraineté ?
Quelle est cette figure représentée sous les traits de la Minerve de Sosiclès ? c’est la Sagesse ; qu’elle est imposante : ne diroit-on pas qu’elle commande à tout ce qui respire ? À côté on voit la règle de Polyclète qui offre le modèle de la raison. Les vertus sociales sont au premier rang et font éclore les vertus particulières qui suivent. La Justice pèse les droits dans sa balance ; là, elle récompense, plus loin elle punit. La Tempérance est à côté, c’est elle qui abat les passions tumultueuses ; elle donne la main à la Modération. On voit ensuite la Continence, cette vertu rare qui honore plus la jeunesse de Scipion que ses exploits guerriers. La Générosité, compagne prudente de la Prodigalité, distribue ses faveurs. La magnanimité, la force d’ame bravent le malheur ; la 186Prudence calcule la félicité. La piété, ce sentiment consolateur, que l’homme retrouve à chaque pas dans le sentier épineux de la vie, contraste avec l’amour impérieux qui soumet la nature entière et étend les facultés. Pourquoi l’amour, ce sentiment qui divinise l’homme, est-il en opposition avec une vertu aussi pure ? L’amour n’est-il pas aussi une vertu, quand il tempère et régularise ses excès ? Toutes les autres vertus sont progressives ; voyez comme le sculpteur les a nuancées, elles sont à perte de vue ; celles qui sont aux extrémités perdent tant de leur consistance qu’on les croiroit négatives ; il est vrai, chaque vertu a son point de distance ; en les approchant vous verrez que l’artiste n’a rien négligé, et que toutes portent le sentiment qu’elles impriment ; au surplus, comme les intervalles sont remplis d’inscriptions, d’apologues indiens, orientaux, remarquables par un sens juste et profond, leur empreinte est tellement caractéristique, que l’homme le plus mal organisé pourra se faire lire ce que leurs attributs ne pourraient lui faire connoître.
Administrateurs de nos jours, voulez-vous compter parmi vous des produits qui honorent l’art et épurent l’esprit public ? offrez aux enfants prédestinés d’Apollon les moyens de mettre en évidence leurs talents. Si vous les arrêtez dans leur course ; si vous leur ôtez l’occasion de vous éterniser par la tradition mémorable qui doit vous signaler, voyez ce que vous dérobez aux siècles à venir.
Toi qui vois tout, toi qui peux tout changer sans changer toi-même, source de vie ! principe de tout ! serois-tu étranger à ton ouvrage, après l’avoir tiré du néant ? non, sans doute, tu veilles à la conservation des arts ; tu veux leur gloire : tu embellis la nature entière.
Nota.
Ce que l’on dit s’oublie ou s’ignore ; ce que l’on voit offre des comparaisons, fixe les résolutions : les rayons du ciel d’accord avec les surfaces de la terre, combinent les effets, les ombres ; ces combinaisons sont sans réplique.Michel-Ange, sculpteur, conçoit le grand de l’Architecture. La colonne de Trajan, la porte qui retrace les triomphes de Louis XIV, doivent tous leurs avantages à la sculpture ; l’Architecture, dans ce dernier monument, ne joue pas le premier rôle ; les socles qui portent les pyramides ornées de trophées, sont trop élevés et détruisent l’objet principal. Les corniches qui terminent ces socles sont sans motif et ne se rallient pas : l’élévation de côté est trop étroite ; elle devroit offrir une masse plus imposante.Voyez les Propylées de la Meuze ; ce monument présente un plan carré ; l’ouverture des portes a 42 pieds ; il a été détruit par le vandalisme ; le croira-t-on ? par des Architectes ! Que ces hommes sont condamnables ; ils ôtent à la splendeur de l’art tout son éclat, ils ôtent à la postérité des modèles, des comparaisons.Fragments
des Propylées de Paris
Planche 93 🔗
Maison d’une marchande de modes
Coupe, élévation
Planche 94 🔗
Voyez le plan de la planche 95.
La mode est un impôt que l’Amour et l’Hymen paient au Caprice ; cette idole a cent têtes ; en abat-on cinquante, cinquante se reproduisent ; entourée de prestiges séducteurs, enchaînée avec des guirlandes de fleurs, couverte d’or, de diamants, de perles ; esclave du luxe, si elle est le désespoir des maris, elle est presque toujours l’espérance des amants. La mode, qui commande aux nations, est si répandue sur le continent français, qu’elle fait presque tous les frais des délibérations de ce peuple aimable : cet art paroît futile, cependant il rassemble autour de lui ceux qui gouvernent et dictent des loix d’un pôle à l’autre.
Le besoin d’aimer (qui ne l’éprouve pas ?) maîtrise le désir de plaire ; il envoie aux Indes, en Perse, à la Chine, les toiles, les lampas ; il assujettit ces dociles climats à la couleur préférée du nôtre. Il envoie dans les cours du Nord, au fond de la Sibérie, des ambassadeurs, mannequins fidèles de toutes les expressions flatteuses qui sortent des miroirs, pour faire des traités qui lient l’intérêt commercial des nations.
La politique des cours, les événements qui élèvent ou détruisent les gouvernements les mieux fondés, ont des ramifications bien moins étendues que ces puissances discrettes qui tiennent le fil de l’univers, et enchaînent ses facultés.
C’est à vous, divinités de la terre !... Toujours la même expression ; oui, puisque c’est la seule qui convienne au sujet ; à vous qui attisez le feu qui produit les prodiges, de jetter les yeux sur l’art qui vous doit ses agréments ; c’est à vous d’embellir la nature délaissée : sans vous, tout est aride, tout languit. Le genre humain est sous votre tutelle ; dans le premier âge de la vie nous vous devons le germe producteur de nos connoissances, de nos affections ; nous vous devons nos plaisirs dans l’âge printannier ; l’amitié, des conseils dans l’âge mur, des soins dans la vieillesse. N’est-ce pas assez pour vous rendre chères à nos cœurs ? N’est-ce pas assez pour exciter notre 188 reconnoissance ? Ce qui nous séduit est fait sur votre image ; la proportion élégante de nos colonnes est calquée sur celles à qui les ames sensibles prodiguent leur encens dans le temple de Vénus. Les arts empruntent de vous tout leur éclat : si la galerie d’Apollon plaît tant à tous les yeux exercés, c’est qu’on y voit par-tout l’amour que vous inspirez ; on y voit les Grâces sous toutes les formes ; vous tenez dans vos mains un sceptre révéré, le seul qui soit à l’abri des révolutions ; il commande à la terre et va organiser, pour les arts, un nouveau monde qui vous devra toute sa splendeur. Après avoir régénéré par vos documents les tendres rejettons confiés à vos soins, après avoir fait entrer dans leur éducation première les connoissances qui les mettront à même de diriger leur choix, accoutumées à voir les grâces se répercuter dans vos miroirs, vous prendrez nécessairement les idées du beau, du parfait ; vous les communiquerez, vous les généraliserez, en les liant au système qui marchera d’un pas égal avec l’utilité publique. Quelques colonnes, une fois dépensées, viendront à l’appui du principe ; elles remplaceront ces moyens fragiles qui préservent vos lys des atteintes du soleil. Les gazes journalièrement coûteuses qui voilent la beauté, peuvent-elles être comparées aux ornements solides qui l’immortalisent ? et comme l’accessoire doit le céder au principal, les pièces que vous décorerez seront d’autant plus simples, qu’elles n’exigeront pour ravir nos sens, d’autre éclat que celui que vous leur prêtez. En sollicitant, sexe enchanteur, votre secours, pour propager le goût des arts, je soumettrai à votre sensibilité la maison du pauvre, et tant d’autres édifices négligés par la dédaigneuse Architecture.
Il faut en convenir, tout ce qui n’est pas à la portée de la multitude n’a de valeur pour elle qu’autant qu’elle peut l’appliquer à ce qui l’intéresse : il faut que celui qui a deux pièces à construire, un champ à planter, à l’aide de modèles variés qui fixent ses résolutions, puisse sur un sol préféré, établir les convenances ; il faut qu’il puisse forcer ses voisins, par la conviction, à se lier aux effets généraux qui séduisent les organes les moins exercés. Vous encouragerez l’artiste qu’une théorie timide effraie quand elle n’est pas soutenue par la pratique qui étaie sa hardiesse. Comme vos sensations sont délicates, vous le placerez aux points de vue les plus avantageux ; une masse d’arbres lui fournira économiquement des premiers plans qui feront valoir avec prodigalité les derniers. Des eaux abondantes qui blanchissent dans leur course précipitée, pour rajeunir la plaine ; un humble toit vu de côté, un mont orgueilleux de l’autre, vous fourniront des contrastes pour terminer le tableau contenu dans la largeur du cadre que vous aurez choisi.
Quand vous aurez assemblé tout ce que la nature a soumis à votre pouvoir, vous aurez plus fait que Prométhée lorsqu’il voulut animer la terre ; vous aurez plus avancé le progrès des arts que les souverains qui voudroient les diriger, que les savants qui les enseignent, que la méthode qui les circonscrit dans des mesures aussi fastidieuses que rétrécies. Que de bienfaits vous préparez à la race future ! On oublie aujourd’hui quelle fut la parure de la superbe reine de Babylone1. Sémiramis vivoit douze cent cinquante ans avant l’ère chrétienne. ; mais les monuments qu’elle fit construire honorent encore un siècle avide de gloire.
Nota.
Le besoin d’aimer inventa le désir de plaire ; de tout temps il fut la base de la législation naturelle ; de tout temps il fut le véhicule du bien, mais la mode a ses écarts, qui peut en disconvenir ? en Architecture, en morale même elle renverse les principes les mieux fondés ; mais quand tout est corrompu, quand tout cède à l’impulsion d’un jour, comment l’Architecture prétend-elle conserver sa pureté : la mode est l’enfant gâté du savoir ; c’est le rempart à la faveur duquel l’homme médiocre couvre sa nullité. Voyez ce que peut la mode en morale ! elle compromet l’existence d’un Dieu ; sa puissance détrône la raison pour imprimer ses caractères sur le frontispice de nos temples. Ici on reconnoît un Être suprême.... Au dix-huitième siècle, quel effort ! Dans un pays où l’on fait des loix de mode, pour réprimer des vices de mode ; dans un pays où la mode a rayé de son calendrier les pères de l’église, des sages depuis tant de siècles révérés. Combien on peut s’égarer !C’est à vous, sœurs chéries d’Apollon, d’épurer les principes ; vous tenez dans vos mains le moteur universel des passions utiles, des passions généreuses, Ah ! je le prévois ; votre génie va développer un nouveau système qui sera lié à la splendeur du gouvernement ; que de moyens il vous offrira pour en assurer la succession brillante.Plan, élévation
d’une maison destinée à deux artistes
Planche 95 🔗
Ici la philosophie offre un azyle à ceux qui sont mécontents. On donne le terrain pour bâtir ; la ville s’élève, la population sera nombreuse : les dégoûts arrivent, affluent de toutes parts et s’assemblent autour de l’amour-propre ; les uns viennent de la défiance de soi-même ; les autres de la trop bonne opinion ; ceux-ci s’entourent du mépris qu’ils portent au genre humain, pour élever dans leur isolement fâcheux, des autels à la présomptueuse vanité. La république des arts a ses vices et ses vertus ; ses modifications sont infinies.
Deux Architectes s’associent pour faire un projet de théâtre ; pourquoi s’associer pour concevoir ? le fait est exact, le motif s’explique ; ils pouvoient à deux faire ce qu’un seul fait ordinairement. Ils présentent leur plan ; il étoit dans le système progressif1. Voyez l’article du théâtre de Besançon., car l’égalité sociale, la solidité convenable rougiront un jour d’avoir accrédité des hauteurs perpendiculaires, où l’art, dans sa pénurie, se répète généreusement six fois pour effrayer pendant deux heures le spectateur inquiet du fardeau qu’il porte sur sa tête. Ils avoient supprimé les colonnes que l’habitude place à l’avant-scène ; c’étoit beaucoup hazarder. La faveur du jour qui envahit la liberté de l’art, les encensoit sur le grand théâtre de Versailles. On examine, on critique ; les Architectes sont désolés qu’un travail réfléchi fasse assaut avec la frivolité. Que deviendront vos efforts ? À quoi vont aboutir vos études sérieuses ?
La confidente des plaisirs de Monseigneur (c’était un ministre par excellence), après avoir essayé tous les miroirs de la pièce où l’on attendoit, jette un çoup-d’œil sur les plans. Le système des artistes révolte son amour-propre : l’égalité qui fait disparoître les rangs et donne la prééminence à la masse d’une assemblée nombreuse, en graduant la parure, ne lui plaisoit pas. Avant d’être Cardinal2. Détracteur des principes qui lient la succession des empires, il n’aimoit pas les prêtres ; eh ! pourquoi ? nous leur devons l’éducation première et la pureté des mœurs. on est homme ; l’amour dans ses souvenirs inquiets, l’avoit atteint de toutes parts ; les sucs d’Esculape gonfloient ses jambes, desséchoient sa tête, ossifioient ses bras ; au faîte des grandeurs on trouve toujours quelqu’un qui panse nos blessures. On ignore quel démon intéressé avoit fasciné les yeux étincelants de son Éminence ; tout ce que l’on sait, c’est que la dame initiée aux secrets, obligeoit les décisions de se prosterner devant elle, et pour donner un échantillon de son goût, elle préfère les élévations au plan : elle dit ; le décret est lancé d’avance. On ouvre les deux battants, le prélat arrive, il ne manque plus que la sanction des bureaux, et en pareil cas on n’attend pas.
C’est ainsi que l’art se perd dans les replis tortueux de l’intrigue que la confiante candeur ne permet pas d’alimenter.
190Les jeunes artistes, le dépit dans le cœur, roulent leurs dessins, les emportent, viennent construire cette maison qui satisfait les désirs du sage ; ils ajoutent au corps principal, des galeries de tableaux, des cabinets d’histoire naturelle, de chimie, de botanique, de modèles : chaque établissement porte le caractère qui lui est propre, et varie les scènes intéressantes d’un jardin où les eaux serpentent pour enrichir la plaine ; tous les choix sont délicieux ; les plantes étrangères, les arbres de tous les pays sont cultivés avec succès. Cet échantillon du goût amène chez eux toutes les provinces voisines2. Détracteur des principes qui lient la succession des empires, il n’aimoit pas les prêtres ; eh ! pourquoi ? nous leur devons l’éducation première et la pureté des mœurs. ; on les venge en peu de temps de la mauvaise réception qu’ils avoient éprouvée au centre administratif où aboutissent toutes les lumières ; ce n’est pas la première fois qu’elles sortent de l’impuissante apparence du caillou ; l’étincelle du génie scintille partout : ce n’est pas le dernier prodige que le dégoût opérera.
Si les vrais talents sont susceptibles de s’irriter, leur fierté même tourne au profit de l’art : on n’en peut pas douter, il existe des hommes ensevelis dans leur retraite, livrés au charme de l’étude profonde ; leur modeste contenance recèle des moyens que l’on étouffe en naissant et que la postérité regrettera ; il en est d’autres à qui la nature, dans son avarice, a refusé, pour les faire valoir, jusques au nécessaire ; ceux-là sont toujours écrasés par l’essaim croassant des envieux qui remuent la vase pour entretenir des souffles corrupteurs, et qui osent tout parce qu’ils ne doutent de rien. C’est à vous, ministres circonscrits par la complaisance, à les faire sortir de la presse. Que dis-je ; si des conceptions élevées passent à votre signature, c’est presque toujours l’effet du hazard ; rarement vous prévoyez ; rarement vous souscrivez à l’idée qui étonne ; souvent la mesure que vous y mettez ne s’élève pas au-dessus du poids de l’or que vous distribuez ; semblables aux squelettes mobiles que l’on suspend tout habillés aux sombres voûtes du temple desservi par les adroits compagnons de Mercure, on emploie sur vous le ressort qui extrait l’or qu’ils recèlent, sans altérer votre immobilité.
Quelle perte pour les vrais talents ! quelle perte pour la splendeur de l’empire, quand le faux goût s’appuie sur une puissance abusée, pour compromettre des intérêts qui font pencher la balance des produits à l’avantage des nations voisines !