Séquence 06
[ Troisième série :
édifices publics et monuments de Chaux ]
Élévation perspective
de l’église de Chaux
Planche 72 🔗
Déjà le dieu du jour enlève aux humains la clarté ; ses flambeaux s’éteignent de toutes parts ; déjà le soleil, au bout de sa carrière, noye sa flamme dans les eaux, et montrant une pâle étincelle, abandonne l’horizon à sa rivale. Le croissant se place au centre des nuages condensés, et les ombres amènent les chimères de la nuit ; les chênes verds, les cyprès éloquents, ces arbres prophétiques à qui le ciel impose un silence pénible, sont dans l’inaction ; les fleuves de la terre confondent leurs eaux, s’entrechoquent dans leur course vagabonde : ici l’homme veut mourir comme il a vécu, il appelle les autorisations célestes pour assurer le trajet qu’il va faire ; son cœur ne craint pas d’assembler la multitude pour être témoin de ses derniers aveux : le respect entoure le dernier acte religieux de sa vie, et les fidèles prosternés, à la vue de l’image suprême, versent des larmes sur le pressentiment de la destruction.
Ne semble-t-il pas que les colonnes de ce temple se resserrent pour lui prêter la sévérité du style qui lui convient ? Ne semble-t-il pas que ces voûtes obscurcies par des flambeaux oscillants contrastent avec les ombres décidées qui rembrunissent les plafonds pour préparer le noir du séjour où les passions ambitieuses se perdent dans l’abîme ténébreux qui les absorbe ?
Là le spectateur se perfectionne par ses propres sensations ; il voit de près un bas-relief qui entoure l’édifice ; il est éclairé directement. Remarquez bien que l’art ne l’a pas confondu avec les teintes obligées d’un péristyle saillant qui détruit la pureté des traits ; il retrace aux yeux l’histoire des hommes les plus distingués, et force la distraction à s’appesantir sur tout. En examinant ces détails, le père peut exalter la pensée de son fils, et lui dire :
Vois-tu ; Alcippe fut un artiste habile, un philosophe impassible ; son cizeau impérieux arrêta les progrès du vice. Vois-tu ce soldat valeureux qui affronte le salpêtre meurtrier pour couvrir le corps du capitaine qui guida la victoire ; une immense superficie rappelle dans ses contours les faits honorables d’un peuple vertueux : c’étoit un traité de morale mise en action par le Phidias de nos jours. Plus loin, des torches ardentes, des branches de cyprès portées par cent femmes enveloppées d’un ample voile, précèdent les pleurs d’une famille désolée : la charité faisoit un dernier effort. La reconnoissance restituoit des cendres à la terre reproductive, et l’espoir de l’avenir faisoit porter devant lui un trésor pour pallier les malheurs du jour.
Si Pollux a pu racheter son frère de la mort, quel est celui qui n’épuiseroit pas ses facultés pour faire revivre le sentiment qui consolida l’amour d’une amie qui a accumulé tous les degrés d’estime qui accompagnent sa mémoire ? La troupe des regrets suivoit, elle étoit nombreuse.
Les heures avoient accumulé les bienfaits, et si les ténèbres de la nuit alloient les faire disparoître, c’étoit pour en remplir l’étendue des cieux qui devenoit leur domaine. La presse fouloit le petit nombre des amis, et l’apparent attachement grimaçoit la douleur. Un grand espace s’offre à ma vue : quelle lacune ! quel vuide interrompt le cours des abstractions qui composent le monde. Que vois-je ? Ah ! c’est la reconnoissance ; elle est isolée ; ne diroit-on pas que tout le monde la fuit ? Voyez ! quoique rare, elle est prodigue du sentiment que l’on ne refuse pas quand le 153 dernier moment rappelle les obligations passées et ne permet plus d’essayer l’avenir. Elle déchire ses draperies ; ses doigts se crispent douloureusement dans ses cheveux épars ; le désespoir s’empreint même sur l’indifférence.
O toi qui donnes la vie ! toi qui coupes le fil des réalités, pourquoi ne le renouerois-tu pas un moment, pour avoir un témoin chez les morts d’une vertu aussi peu commune chez les vivants ? Le cortège des émotions s’avance, et l’imagination abstraite commande au monde intellectuel : la nature frémit, le trouble égare toutes les têtes ; quatre soldats à demi-nuds développent des bras musculeux ; les jambes articulées en avant soutiennent sur un vaste bouclier le héros couronné des lauriers de Mars. Une draperie légère cache à la curiosité l’effroi des blessures, pour ne point ensanglanter le regard, et ne laisse entrevoir que la gloire acquise aux champs d’honneur.
D’un côté la musique des airs s’attriste, celle de la terre frappe des instruments tortueux dont elle provoque des sons assourdis ; des chanteurs gagés par la tristesse exhalent des sons lugubres ; de l’autre, les foudres du dieu des combats roulent à pas lents la frayeur, et les chaînes qui les attachent au timon s’agitent, s’entrechoquent et frottent un acier sonore qui déchire les organes. Des gazes absorbantes assujettissent les bruits de guerre qui se font entendre avec éclat dans la mêlée. Ces coups frappés à des distances calculées, font revivre la douleur, et portent dans l’ame l’expression qui rappelle les outrages du trépas.
Que de gens paieroient bien cher la reconnoissance, les regrets, si on pouvoit y mettre un prix, pour assister à leur pompe funèbre ; que de gens voudroient au moins, au compte rendu de la vie, en imposer sur le bien qu’ils n’ont pas fait ; que d’artistes voudroient ce jour-là fatiguer leur tombe du poids qui justifie le fantôme des réputations par des valeurs réelles que le temps ne puisse détruire. Malheur à ceux qui ne sont pas émus par les scènes attractives qui montent les ressorts de l’esprit humain, pour mettre en évidence des productions qui l’améliorent.
Cent fois malheur à ceux qui ont contracté avec l’opinion des engagements qu’ils sont obligés de rompre ! la postérité est impartiale, elle ne leur pardonnera pas d’avoir abusé le présent pour s’emparer de l’avenir.
Plan
des souterrains de l’église de Chaux1. Les plans offrent des masses contrastées qui assurent des effets pour les élévations.
Planche 73 🔗
Le convoi disparoît sous des antres religieux2. Voyez la coupe, planche 74. ; les crimes qui fatiguent les enfers n’ont rien qui étonne l’homme de bien ; l’ame tranquille, la contenance assurée, entouré de ses vertus, il va descendre, il ne craint pas les écarts du fleuve qui presse la rive vengeresse, rompt ses digues pour engloutir le vice qui l’approche ; il sait qu’après la vie la considération le suit ; il sait qu’il triomphe des cruautés de la Parque ; il sait que la mort elle-même n’est point une lacune pour l’honnête homme. On le place au centre des autels, on chante des hymnes ; le ministre du culte invoque la divinité ; il célèbre à la tribune aux harangues, sa valeur, ses talents, sa moralité ; il préconise ses hauts faits.
Huit autels secondaires, dégagés par quatre pièces placées aux angles du sanctuaire et des galeries, sont destinés aux actes civils. Les flambeaux s’éteignent successivement, et le cortège suit un chemin ténébreux qui mène au séjour dernier.
Tout le monde sait que les dépôts doivent être éloignés des villes et de tous les lieux d’habitation ; la fouille des pierres, qui avoient servi à la construction des différents monuments dont nous avons déjà parlé, avoit enlevé à la culture une superficie immense. L’économie rurale sollicitoit un remblai et des produits recouvrés : quand on épuise les carrières, il faut établir des piles pour soutenir des plafonds inquiétants, établir des pentes, des chemins ; il faut déterminer le cours des eaux, arrêter les syphons abondants qui se dérobent aux yeux à travers les masses. Ce dédale, dans le détour de ses surfaces, amenoit par la réunion de ses dispositions, l’idée des catacombes ; trop longtemps il avoit concentré dans ses murs épais la putréfaction, les vapeurs méphitiques qui corrompent la salubrité de l’air. Brûler les corps auprès d’une forêt, pour obtenir des cendres précieuses, des souvenirs consolants ; pratiquer des voûtes conservatrices, les rendre salubres par l’extinction de la chaux : voilà les moyens offerts par la nature des lieux.
L’homme né sensible est attaché à ses devoirs ; des affections durables le lient essentiellement au bien ; il est bon père, bon ami, bon mari ; il est indulgent, secourable ; il est juste ; toutes ses actions justifient ses penchants. Pourquoi ne rappelleroit-on pas à la pensée la douce reconnoissance qui survit au malheur ? Pourquoi ne rassembleroit-on pas les débris de ces êtres chéris qui ont partagé nos plaisirs et nos peines ? On réserve des portions isolées de l’homme ; on les injecte, on les embaume ; on entrelace des cheveux sous toutes les formes, on les porte au doigt, au cou, au bras, on les applique sur le cœur : si on conserve des parties, qui peut empêcher de conserver le tout ? Sentir, connoître, agir, aimer, voilà les facultés libres de notre ame ; pourquoi les resserrer dans des bornes étroites, quand on peut les étendre ? Pourquoi limiter leur 155 exercice quand elles nous procurent le plaisir d’envisager le bien sous toutes les formes ? Ne vaudroit-il pas mieux parer nos appartements de ces vases précieux, de ces figures qui perpétuent des vertus attractives, que d’entasser des monstres informes, que l’on fait venir à grands frais de l’Inde, et dont l’expression négative du goût s’explique toutes les fois que leur tête se meut à laide d’un fil illusoire ? La destruction totale est si humiliante, elle répugne si fort à tout ce qui respire, qu’on ne peut douter que ces idées qui sont ensevelies depuis longtemps dans le sommeil de la léthargie morale, ne se réveillent un jour ; alors la génération présente développera une nouvelle création ; elle aura sous les yeux les valeurs de ses ancêtres, et leurs derniers neveux en hériteront. C'est alors que l’homme, reprenant sa dignité, sera immortel. Que de moyens l’art vous offre ! jeunes artistes, enfants chéris d’Apollon ; voyez ce que peut une pensée, une heure, un jour de votre temps : il n’y a pas d’événement qui puisse enchaîner le génie ; la volonté même du Dieu suprême ne peut rien changer à la nature du bien qu’il peut faire, puisqu’il n’est pas de son essence que le vice obtienne des avantages sur la vertu. Travaillez, travaillez toute votre vie pour obtenir ce jour, cette heure.
Plan supérieur
Qui ne seroit pas révolté des contradictions que l’usage a perpétuées dans les cérémonies religieuses ; les uns, appellés par la cloche commune, vont à des heures marquées offrir leur reconnoissance à l’Être suprême pour tous les biens dont il les comble. Ils assistent à des sacrifices journaliers qui rappellent des souvenirs révérés de tous les siècles ; ils invoquent le dieu de l’espérance. Après le gain d’une bataille, ils attachent aux voûtes du temple les drapeaux de la victoire ; d’autres portent aux autels de la naissance le sentiment sublime et délicieux de l’humanité régénérée ; d’autres offrent des idées douces et riantes d’une association heureuse. Après avoir attisé les feux de l’hymen, les grâces de la jeunesse se présentent à ses autels en même temps que l’on dépose, dans les antres ténébreux, des tombes fastueuses ou des tombes couvertes du manteau de la misère.
Tous ces conflits se heurtent à la même porte ; l’enfance, la jeunesse, le luxe qui insulte à la pauvreté, l’âge mûr entouré de ses vertus, la vieillesse de ses respects, la destruction suivie du désespoir.
Quel spectacle ! que de sentiments divers il éveille ! Si dans les villes du second ordre il n’est pas très-fréquent, dans les cités nombreuses il se renouvelle à toutes les heures du jour.
Eh quoi ! ces flambeaux résineux dont la noire fumée enveloppe l’ame d’affections douloureuses ; ces plantes aromatiques et préservatrices de la putréfaction, peuvent-ils être mis en opposition avec ces parures qui offrent les plus douces teintes, ces guirlandes qui entrelacent les cheveux de l’innocence printannière sur le point de monter les degrés qui conduisent au temple régénérateur ? Le croiroit-on ? la moitié d’une porte est fermée pour ces âges heureux, et les deux battants s’ouvrent tout entiers à la destruction.
Voyez-vous les larmes versées par la douleur qui assiège la porte ? La troupe éplorée se mêle avec les ris de l’enfance, les plaisirs de la jeunesse. Sans doute le respect des morts entraîne l’estime pour les vivants ; le plus noble devoir de l’humanité est d’honorer les cendres de ses pères ; mais pourquoi confondre la fumée de l’encensoir commun qui répand ses parfums sur le dieu du jour, avec les sombres vapeurs qui enveloppent les cérémonies funèbres.
Entendez-vous ces chants lugubres, ces voix bruyantes qui étonnent les organes de l’enfance ? entendez-vous le bruit de ces instruments tortueux qui provoquent les pleurs ? Quand serons-nous 156 convaincus que le plaisir qui donne la vie, ne doit pas être confondu avec la douleur qui la voit perdre.
Autant les cérémonies sont nécessaires pour accroître les élans religieux, autant elles sont déplacées quand la cupidité ne les perpétue que pour accréditer des erreurs ou augmenter des jouissances concentrées dans les intérêts isolés de la superstition.
Sans doute les mœurs publiques exigent des fêtes illusoires ; il est bon qu’elles assujettisent les préjugés utiles, il est bon qu’elles les enchaînent à la crédulité des peuples ; mais quel est le moyen de les employer utilement ? C’est de faire servir les passions de tous genres à perfectionner la morale ; c’est de les associer à la pratique des vertus ; le projet est facile sans doute, mais que d’intérêts puissants s’y opposent. L’homme mécontent est disposé à la crainte qui resserre toute action. L’homme heureux peut être reconnoissant, mais il n’est pas toujours en son pouvoir de développer l’expression du sentiment qui le domine ; les plaisirs attachent le voluptueux à la vie, il craint de la perdre et ne voit rien au-delà : chacun s’isole. L’égoïsme des gouvernements a défiguré les origines au point que celui qui devroit faire le bien du grand nombre, n’opère que son avantage particulier ; assemble-t-il la multitude pour consolider son existence et la conduire avec les fils insensibles qui l’asservissent, ce n’est que pour entretenir à grands frais la pyrotechnie, cet art frivole dont le brillant éclat frappe l’oreille, éblouit les yeux, disparoît et ne dit rien au cœur.
Pourquoi ne pas adapter les fêtes publiques à toutes les branches intéressantes de la génération ? Les naissances, les mariages, les sépultures même présentent tant d’intérêts réunis, que l’on ne conçoit pas comment on les concentre dans l’usage tacite d’un acte civil. Tandis que l’expression publique de tous les intérêts que ces époques réveillent peut être d’une utilité générale, qui pourroit donc éloigner tant d’avantages sentis par la masse vertueuse ? Le voici :
La jeunesse, entraînée par la violence des passions, déploie avec force des penchants outrés ; l’exagération s’empare de ses sens, et dans son égarement, elle croit élever ses pensées si elle les fixe sur la mort d’Achille, sur le courage impétueux d’Ajax ; elle dédaigne les accords mélodieux qui consacrent un délire avoué par la nature ; elle donne faveur à toutes les secousses violentes qui l’agitent, la fatiguent : quelle erreur !
Croyez-vous que le son enchanteur de la lyre d’Orphée ne vaille pas mieux que le cri aigu des cymbales qui précèdent la marche du dieu meurtrier des combats ? Pourquoi la gaîté ne feroit-elle pas tous les frais de ces fêtes publiques ? pourquoi n’accompagneroit-elle pas les naissances, les mariages au pied des autels1. Que de naissances, que de mariages on compte chaque jour ! que de moyens d’obtenir la gaîté pure qui constitue l’homme vertueux, et d’effacer ses misères ! ? Peut-on donner trop d’agrément, trop d’importance aux actes sur lesquels repose le bonheur des familles ?
Si le bruit attriste les sensations, si l’ame se meut par la présence de tous les genres d’intérêts qui appellent l’homme à ses devoirs ; si elle s’égaye par la réunion des principes qui constituent l’ordre social, qui pourroit empêcher les particuliers de célébrer solemnellement les jours heureux qui lient les destinées de l’enfance à la satisfaction de ceux qui lui donnent le jour. Hélas ! si vous vouliez laisser couler les fleuves qui font éclore la fertilité, bientôt ils se répandroient dans les campagnes, bientôt ils inonderoient la terre. Le cœur de l’homme monte facilement au bien ; il n’a pas besoin de préluder pour être d’accord avec lui, c’est à l’art sublime qui fait vibrer ses cordes flexibles, à imprimer le mouvement qui lui plaît. Croit-on, par exemple, que des sons doux qui flattent l’hymen entouré d’estime, quand on le fête, puissent être entendus sans une émotion salutaire ? croit-on que, dans l’ivresse qui succède à l’enfantement douloureux, ils ne produisent rien ?
Ah ! si vous employiez ces délicieux provocateurs de la sensibilité, bientôt les éclats de la 157 joie rompraient les digues qui arrêtent la bienfaisance ; bientôt les mères, consolées de ces douleurs inséparables de la compassion qui les suit, corrigeraient le malheur. Oh ! que ne peuvent les affections de l’ame quand elles sont émues ? Vous verriez des mères dans le même état, et qui n’ont pas la même aisance, faire entendre les cris du mal-aise. Les secours que les positions égales stimulent, afflueroient de toutes parts ; je dis plus, les dissentions, les ressentiments conservés des familles, les vengeances promises, céderoient au bonheur du jour, et l’union répandroit des bienfaits incalculables.
Quel plaisir pour les gens vertueux ! Tel le lys, symbole de la pureté, épanouit son récipient doré au lever de l’aurore, pour offrir à l’essaim laborieux qui obéit à des loix invariables, le trésor de l’ambroisie qu’il pétrit dans la sérénité d’un beau jour, de même on verroit couler ici de ces doux épanchements, les sucs nourriciers qui adoucissent les maux secrets de l’humanité, tribut généreux que l’on aime à payer à la nature.
Mais si on peut faire éclore séparément tant d’avantages en divisant les motifs, pourquoi les confondre dans un seul établissement ? Pourquoi ? Si les dépenses sont limitées, si les besoins sont circonscrits, si la population est resserrée, au lieu d’avoir un temple isolé pour le culte, d’autres destinés aux naissances, aux mariages, à l’honneur, à la vertu, à la sépulture, on est bien obligé de circonscrire ses prodigalités, on est bien obligé de les encadrer dans une superficie donnée.
Mais alors que faut-il faire ? Il faudra tellement distinguer les objets de nos vœux, qu’ils ne puissent pas être confondus ; l’homme naturellement enclin au vice a besoin d’exemples qui étayent les sentiers mouvants de la vertu ; dans son délire il bouleverse les éléments ; en vain il multiplie la demeure de l’Immortel pour reproduire des vertus intéressées, il faut en revenir au principe ; s’il y en avoit deux, ils se disputeroient l’empire du ciel.
C’est dans l’unité qu’il faut trouver tout ce que la pratique isolée semble exclure ; étant plus compliquée elle est plus dispendieuse.
Entrez dans le temple dont vous voyez le plan, vous n’y rencontrerez pas cet enthousiasme mystique qui assigne des places mobiles au fanatisme religieux, mais vous y verrez les actes importants de la vie, honorés et fêtés par l’assentiment public. En mettant le pied sur la première marche, elle vous conduira insensiblement au bonheur : sur le premier pallier vous trouverez l’autel des naissances ; c’est-là où la création se développe ; c’est de là qu’elle peut appercevoir la hauteur de l’Être suprême ; l’homme ne peut y atteindre qu’en montant tous les degrés qui conduisent à la perfection.
L’autel destiné à la reconnoissance, éclairé par les jours qui nous associent avec le ciel, est placé au centre pour être apperçu de toutes parts ; les surfaces de côté sont éteintes pour fixer le recueillement et élever la pensée : là on voit les tables de la loi dans les mains du législateur ; le poète offre sa lyre, l’Architecte ses compas, le peintre ses pinceaux, la religion ses dogmes ; chacun apporte : tous offrent un motif pour exciter l’élan qui saisit la gloire. Près de là on voit l’autel de la vertu ; on y arrive par les degrés de l’honneur ; c’est dans ce sanctuaire où la philosophie s’épure, où elle reçoit les hommages publics, où la probité récapitule les droits acquis pendant la vie ; c’est dans ce sanctuaire où sa tête brille, au gré de la renommée, du diadème précieux qu’elle se donne elle-même.
Quand on a traversé ces lieux redoutables, on arrive aux autels épurés de l’hymen. Vous faites-vous bien l’idée d’un sentiment enté sur l’amour mis à l’épreuve par trente années d’assauts réciproques de vertus ? N’allez pas croire que l’on y reçoit cet homme corrompu qui divorce avec l’estime, au bout de quinze ans quitte ses enfants pour salir l’amour encore une fois et épouser l’intérêt ; ce monstre ne peut approcher de ces lieux, il est repoussé par l’opinion qui le précipite dans la nuit sombre et dévorante du mépris.
Mais à vous entendre, quel est donc le mortel qui pourra franchir tous les obstacles ? C’est celui qui déposera les brevets de la saine morale sur les trépieds que vous voyez ; c’est celui qui resserrera les nœuds durables de l’amour, et les entretiendra par la confiance ; c’est celui qui montera au 158 faîte de l’ordre social, pour brûler l’encens pur et satisfaisant, résultat de la bonne éducation. Heureux qui recevra le prix de ses efforts ! cent fois plus heureux qui pourra s’identifier à la divinité qu’on y révère, il n’aura pas la crainte de descendre chez les morts ; il n’aura rien à redouter du ciel. Je le suppose dans sa colère ; en vain il présageroit la fin d’un père de famille entouré de respect, il n’a pas le pouvoir d’effacer des souvenirs honorables ; il peut punir le méchant en le signalant de la honte qui le poursuit ; il peut le forcer de vivre, mais l’homme de bien, celui qui aura monté tous les degrés du temple que nous venons de décrire, quand il le fera mourir, ce sera pour le récompenser.
Coupe
de l’église de Chaux
Planche 74 🔗
La coupe indique les degrés qui descendent à l’église souterraine, et ceux qui montent au sanctuaire destiné au culte.
Maison de campagne,
ou
Temple de mémoire
Plan, coupe, élévation,
vue perspective
Planche 75 🔗
Ouvrez les annales du monde, l’ambition d’une trentaine d’hommes sur la terre, a fait plus couler de sang qu’il n’en circule dans les veines de ceux qui l’habitent aujourd’hui. Ces meurtres auxquels on attache quelque gloire, sont encore moins funestes à l’humanité que la misère, le découragement et la subversion des arts, qui en est la suite indispensable. Les conquérants sont sur la terre, dans l’ordre du destin, ce que sont les volcans et les tempêtes dans l’ordre physique ; ils la renouvellent après l’avoir détruite, et une armée n’est souvent qu’un rassemblement de coupables, envoyé par les dieux vengeurs pour châtier les humains.
Voilà l’histoire des quatre parties du globe ; les sciences, les arts et tout ce qui fait la gloire du monde, circulent d’un peuple à l’autre ; et quand la corruption est au comble, la barbarie les soumet à ses conquêtes, la barbarie les détruit. Ces fertiles contrées de l’Asie, aujourd’hui dans l’esclavage, ont lancé les premiers rayons de l’art ; l’Afrique a eu ses beaux jours ; Rome a brillé du plus grand éclat, nous a transmis ses arts ; des débris de la misère humaine, elle a formé ses états. Le faste architectural nous retrace encore sa coupable magnificence. On élève des colonnes pour célébrer de nombreux assassinats. Quelle erreur ! Quand appellera-t-on de ces abus ?
Depuis Nembrod jusqu’au temps où nous vivons, les hommes fondent sur les peuples amollis des monuments de convention ; il semble que les habitudes barbares les ayent tellement consacrés, que l’on croiroit violer les loix du mouvement, si on les suspendoit par de sages réflexions.
Cependant ces monuments, caractères ostensibles de la vraie splendeur, doivent offrir les sensations les plus chères à notre cœur ; c’est à leur immutabilité que nous devons l’expression du sentiment qui fait mouvoir les passions utiles : pourquoi ne préconiseroit-on pas la création ? pourquoi ne pas la préférer aux vices destructeurs qui éteignent le germe des générations ? Les femmes renouvellent le monde ; le guerrier le détruit. Il y a dans le caractère des femmes, dans leur esprit, dans leurs affections, une douce analogie qui nous attache à leur char, indépendamment de toute idée de volupté. C’est aux femmes que les peuples les plus barbares sont redevables de l’adoucissement de leurs mœurs ; 160 les premiers humains, trop féroces pour en avoir de bon gré, sont adoucis par elles ; elles interposent leur puissance entre les époux, les pères, et les empêchent de s’égorger. La religion elle-même ne leur a-t-elle pas donné comme aux hommes les couronnes du martyre ? Après tant d’efforts communs aux deux sexes, comment disputer au plus aimable la souveraineté du genre humain ?
Un des maux qui aient le plus retardé la vérité, c’est l’abandon des premiers moments de la vie : nous recevons de l’enfance un certain fonds d’idées que nous sommes obligés d’admettre sans pouvoir les examiner ; les unes sont vraies, les autres fausses ; c’est à la raison parvenue à son point, de retenir ce qu’elle approuve, et de l’appuyer de motifs victorieux. Elle est le guide le plur sûr des arts, des sciences ; elle est bien éloquente car elle sait prouver. Nos pères, plus justes appréciateurs des valeurs relatives qui inspirent le respect public, ne connoissoient ni les satellites de Jupiter, ni l’anneau de Saturne, mais en existe-t-il qui aient méconnu la puissance des femmes ? en existe-t-il qui aient méconnu leurs vertus, puisque c’est à elles que nous devons les nôtres.
On élève des temples à la sagesse, aux vertus publiques ; ne dérivent-elles pas des vertus particulières ? Si la justice n’admet qu’une balance, doit-elle avoir deux mesures ? Eh ! pourquoi n’associeroit-on pas les femmes au culte que l’on rend aux demi-dieux, quand l’histoire de tous les temps nous sollicite à les mettre au niveau de l’homme ; n’est-ce pas consacrer une ame pour servir deux corps ? Pourquoi n’élèveroit-on pas des colonnes triomphales pour retracer les faits principaux qui les distinguent ? Que ne gagneroient pas les mœurs publiques ? Que d’actions généreuses sont confondues dans le vuide qui les soustrait aux yeux de la renommée ! Tel est l’ascendant du fort sur le foible, il ne connoît les grâces que pour les profaner ; et souvent la calomnie, tigre apprivoisé par le plaisir de nuire, les dévore... Que dis-je ; vains efforts, c’est la rose qui se cache dans l’ombre pour parfumer au loin l’atmosphère ; a-t-elle à craindre les œillets orgueilleux de l’Inde qui infectent l’air, quand le soleil du midi couvre de ses diamants les plantes du parterre ? Non, sans doute ; la rose est la fleur dominante ; celle qui n’exhale qu’un soufle impur ne pourroit rivaliser avec elle.
En plaçant cette maison au sommet du promontoire qui termine le point de vue du parc, le père pourra dire à son fils : les vertus de votre mère sont tracées sur ces hautes colonnes, par le cizeau du sculpteur philosophe qui saisit les traits honorables qui la caractérisent ; elle étoit aussi belle que vertueuse, et quoiqu’elle fût née sous la planète de Vénus, sa pureté ne fut jamais altérée, sa vertu jamais équivoque, sa piété jamais pénible. Il pourra encore lui dire : si l’art pousse quelquefois des racines amères, il produit aussi des fruits délicieux. Examinez ces marbres qui provoquent la justice du ciel. Voyez la femme de ce tyran, plus tyran que tous ceux d’Agrigente ; on exige qu’elle se promène toute nue, et parcoure les rues en cet état. Forcée de céder à des ordres inhumains, qu’arrive-t-il ? le respect l’entoure, et personne n’ose se mettre aux fenêtres ; tel est le pouvoir de l’opinion et des mœurs, même sur les peuples imparfaitement policés ; comme Dieu, il n’est contenu dans aucun espace, et cependant il remplit l’univers : on n’a pas besoin d’employer cette effrayante attitude que la peur inventa pour terroriser les âmes timides : c’est le mouvement spontané de la multitude qui semble arrêter le soleil pour lui commander l’obscurité. Plus loin, Porcia, pour ne pas survivre à son époux, avale des charbons ardents ; elle interpelle la mort, et lui dit : tu vaux mieux que la vie. Héroïque courage ! que tu es sublime à contempler, mais pourroit-on te comparer au plaisir d’avoir sauvé la vie à celui qui nous l’a donnée ? La poésie du sculpteur va faire revivre la tendre énergie de Sombreuil, placée entre les bourreaux et son père ; son corps forme une barrière entre le glaive et le meurtre ; le sentiment qui la domine leur impose ; on lui rend l’auteur chéri de ses jours.
Si la résistance fait les tyrans, si la mollesse détrône les souverains vertueux, vous le voyez, il n’y a rien de foible sous l’empire des Grâces.
Jettez les yeux sur cette autre colonne ; la jeune Hachette, à la tête des femmes de Beauvais, 161 soutient seule le siège contre les Bourguignons ; la Victoire marche en avant ; la Renommée enfle ses clairons. Y a-t-il beaucoup d’hommes qui aient la vertu de ces femmes ? Honorer les femmes après la mort, c’est leur rendre ce qu’elles nous ont prêté pendant la vie ; les ériger en divinités, à l’exemple d’Aristote, c’est rendre au soleil qui vivifie le monde, un culte reconnoissant. Les hommes placés sur le grand théâtre des événements, distribuent les rôles au gré de leur foiblesse, et quand ils ont tout au plus le droit d’occuper le seuil de ce temple de mémoire, ils envahissent les premières places du sanctuaire ; qu’ils sont loin d’être à la hauteur de leurs obligations !
En effet, nos plus hautes destinées ne dépendent-elles pas des femmes ? placées à nos côtés, elles partagent nos travaux, nos plaisirs ; elles sèment de fleurs le sentier pénible de la vie. Enfin, il est temps de donner l’essor à mon coursier sur l’Hélicon. Ame du monde, inspire moi des chants sublimes ! Quelle est la nation, depuis les froides contrées de l’Ours jusqu’à la ligne brûlante qui calcine les poëles ardents du midi, qui ne se soumette pas au joug trop léger de vos charmes ? Je vous suivrai par-tout dans vos exploits ; je les chanterai à l’univers ; je serai grand par vous : veuille le destin me rendre longtemps témoin de ces beaux jours ! J’imiterai ceux qui ne pouvant atteindre les têtes des hautes statues de nos dieux, déposent les couronnes à leurs pieds. Ces douces idées prolongées dans les rêveries d’une nuit agitée, me rappellent du trépas ; je ne vois plus les voûtes sombres de l’éternité ouvertes devant moi ; tout s’efface dans le vaste horizon du plaisir. Je suspendrai à ces colonnes les nouveaux trophées de votre gloire ; si je ne fais pas des vers comme le traducteur du poète de Mantoue, mes pensées seront écrites en prose de feu sur ces marbres glacés par la rigueur des hivers ; on y lira : Ledoux, au pied de ces autels, vous rend grâce par ces inscriptions solemnelles ; en pensant à vous il fut heureux.
C’est ainsi que l’Architecte doit chercher, dans le goût épuré des nations, la raison des suffrages qu’on lui accordera un jour, et méprisant les préjugés pour s’appuyer sur les principes, il peut former un corps nombreux de préceptes aimables, propre à faire connoître les différents caractères ; par ces moyens il variera le sien. Qui peut mieux fournir l’idée de la variété, que les motifs qui étendent le progrès de l’art par l’épuration des mœurs et de la législation naturelle ? Qui peut mieux l’élever au sublime de la poésie architecturale qui ne fait rien sans élan. Précieux don de la nature ! Source inépuisable du génie, que de merveilles tu nous prépares ! Telle est la différence entre celui qui se pénètre des principes que nous venons de détailler, et l’homme apathique que l’insouciance paralyse ; le dirai-je ? elle est la même que celle qui existe entre l’homme vivant et le cadavre. Cette idée m’emporte : hélas, que de cadavres !
Nota.
On va chercher bien loin, chez les Perses, les Assyriens, le style que l’on fait revivre au bout de vingt siècles. Puisez dans les puissances de l’ame, c’est le seul moyen d’être indépendant des préjugés classiques ; elles vous serviront mieux que la vieille tradition. Le caprice a imaginé des rapports de convention ; la couleur noire plaît dans une contrée du monde et déplaît dans l’autre : tout varie au gré de l’inspiration ; chez les peuples instruits on a souvent défiguré la nature croyant l’embellir. La nature, l’Architecture appuyées sur les mêmes bazes, trouvent la beauté qui naît de la proportion ; elle est dans la pureté du trait qu’elle offre, elle est de tous les pays, de tous les temps ; elle est, pour l’Architecte, dans le choix savant et délicat des lignes qu’il trace.Les masses des édifices, toujours incertaines par la distance qui les atténue, quand on les apperçoit de loin, perdent réellement ce que l’imagination qui divague voudrait en vain leur faire regagner, si les combinaisons-pratiques négligeoient de les renforcer.Plan du marché
Planche 76 🔗
L’administration desiroit avoir un point central aux frontières entre le nord et l’est de la France. Elle vouloit rassembler tous les objets de première nécessité. La réunion de toutes les parties offroit de grands avantages ; la régie étoit moins coûteuse, la surveillance plus active ; les produits de tous genres affluoient de toutes parts, l’exportation devenoit plus facile ; les moyens de resserrer les liens de la cupidité, de la contenir dans les principes exacts de l’économie politique, étoient de n’admettre d’échanges qu’autant que les magazins seroient remplis et excéderoient le besoin.
Déjà la communication des mers du nord étoit prévue ; déjà celle du midi, commencée, ouvroit un vaste champ à l’industrie. Une compagnie, liée aux intérêts du gouvernement, préparoit ses bienfaits, répandoit l’abondance. On la voyoit croître, et les consommations faites sur place engraissoient le territoire. On pouvoit assurer aux pauvres des aliments peu dispendieux, aux riches le débit de leurs denrées ; on pouvoit éviter les situations inquiétantes qui prennent source dans l’ignorance, et s’accréditent par les manœuvres intéressées des agents secondaires. Tel on voit sortir de la nue et se déployer sur le ciel un cercle indéfini où les couleurs se reproduisent par l’éclat d’un sillon sulfuré, de même on voyoit le rézeau doré de l’industrie s’étendre ; déjà il couvroit les deux hémisphères.
En effet, l’agriculture, le commerce, les arts sont les richesses premières ; elles sont la source de tous les biens de convention. Leur baze sont la probité et la confiance ; ce sont elles qui donnent le crédit : sans crédit point de commerce1. Voyez les mœurs pures de la Hollande.. En attachant l’homme à ses avantages, il trouve l’aisance dans le travail, je dis plus, la fortune ; mais il faut le diriger. Sans cela, la raison tourne en passion, et l’économie dégénère en abus : c’est alors que le bien que l’on veut imprimer ne peut être durable.
Tous les moyens de favoriser la population sont imparfaits, quand ils ne puisent pas leur force dans l’intérêt commun qui lie le propriétaire de fonds avec ceux qui peuvent le faire valoir. Celui qui possède trouve, dans les améliorations intéressées, le bien qu’il cherche ; il trouve, dans la dépense qu’il répartit sur tous les objets de première nécessité, de quoi alimenter la circulation ; il vivifie, par des produits rapides et successifs, toutes les branches commerciales. Semblable à la terre qui tire de son sein d’immenses trésors, sans épuiser sa fécondité, il assure aux compagnies dont les fortunes particulières sont établies sur l’opinion, un crédit immense ; les productions de la nature, manipulées et transformées par la main des arts, par les besoins et les jouissances des hommes, forment les matériaux du commerce. Tout ce qui annonce une grande pensée dans les arts, tout ce qui amène la perfection du goût est utile à la prospérité publique toujours fondée sur l’aisance générale. Comment lier leurs intérêts avec les produits éloignés des nations ?
Henri VII, roi d’Angleterre, avec ce moyen, fonde la puissance de son pays : il faut en convenir, les premiers élans peuvent trouver des détracteurs ; mais les succès et le temps les justifient.
163Les grandes vues blessent la multitude. Celui qui dépense pour recueillir effraie ; cependant il enterre des racines profondes qui produisent la richesse, puisqu’il vivifie toutes les ramifications qui étendent les progrès des arts par l’attrait de la nouveauté. En vain on attribue l’affoiblissement des sources de l’abondance aux profusions apparentes. Celui qui dépense pour encourager l’industrie enrichit l’état. La mesure est dans la main de l’homme de génie qui tient le timon ; il faut qu’il s’assure de l’avenir, et méprise les intrigues du jour.
Celui qui exporte son argent pour acquérir dans un climat étranger des marchandises qu’il revend dans son pays, présente un bien illusoire ; celui qui répète les achats, les étend, les remet en circulation, n’est pas plus utile ; mais celui qui possède les épices de l’Inde, les sucres, l’indigo, les plantes médicinales, le coton du Bengale, le giroflier d’Amboine, le cacao du Mexique, les riz de la Chine, les toiles peintes de la Perse, le café de l’Yémen ; au lieu de sortir de l’argent de son pays, lui rapporte celui de toutes les parties du monde. Alors il trafique avec ses propres richesses ; c’est le trésor du gouvernement qu’il met en action ; c’est le trésor avec lequel il travaille et multiplie ses accroissements.
Voilà les principes avec lesquels on peut obtenir les profits d’un grand établissement, et mettre en action les eaux salées pour consolider, par les échanges, la fortune d’un grand pays. Voilà les principes avec lesquels on peut mettre à contribution les nations maritimes. C’est-là où se fusent les métaux dans le creuset des ressources industrielles. Minerve, Mercure, dieux du commerce, jettez sur nous un regard favorable ; ceux-là sont heureux dont vous conduisez le fil et exaucez les vœux.
Nota.
La disposition générale de ce plan, relative à la situation de Salins, de Dôle, de Besançon, aux bains publics, aux différents édifices et manufactures qui l’entourent, aux canaux, aux chemins publics, à un concours immense de travailleurs, pourra un jour éveiller le gouvernement sur les délais trop nuisibles de l’exécution.Fragments des Propylées de Paris
Planche 77 🔗
Coupe du marché
Planche 78
Cette planche indique le dépôt du centre, et donne les hauteurs des voûtes et des planchers.
Vue perspective du marché
Planche 79 🔗
Ici les déserts et les routes mélancoliques semblent s’égayer, le volume immense de la nature s’ouvre ; on y va lire les recherches qu’elle développe à l’aide de l’art.
Je m’élève sur les ailes de l’imagination. Voyez-vous ce nuage chargé des vapeurs humides de la nuit ? Il obscurcit le devant du tableau pour repousser les fabriques lumineuses qui se succèdent. Le soleil sort de son obscurité, il anime la végétation ; l’azur des cieux se colore de nuages enflammés ; la montagne, la forêt, le Doubs, la Loue s’éclairent, et l’harmonie du monde commence.
Voyez-vous ce monument qui commande aux scènes voisines de se rallier à son attitude ? La forme pyramidale étincelle au milieu des toits assourdis qui la font valoir ; des masses offrent des effets constants ; la lumière frappe le centre conservateur des subsistances, et l’Architecte a délayé ses ombres pour noircir la partie des murs qui doit faire briller l’autre. C’est-là où l’on voit la propriété et l’espoir des nations ; c’est l’écueil où se vient briser la disette ; c’est l’enfant chéri de la terre ; c’est un sanctuaire impénétrable dont personne n’approche. Il est confié à la surveillance publique, encadré par les consommations auxiliaires ; il est à l’abri des distractions qui ne sont pas dirigées pas l’esprit d’échange ou de répartition. Ce précieux dépôt reçoit les faveurs du levant qui le préservent des souffles corrupteurs de l’occident et du midi.
Quel est ce folâtre cortège qui occupe nos regards ? C’est Bacchus suivi des vignerons qui viennent échanger les produits de l’automne contre les fruits de Cérès. Il frappe la terre de son thyrse, et fait jaillir des fontaines de vin. Le voyez-vous couler sous ces vastes hécatompiles ? Les vents renfermés dans les soufflets du nord, se précipitent dans l’immensité pour les préserver des atteintes destructives de la chaleur et des odeurs nuisibles.
On n’a pas oublié les autels où l’on sacrifie à la bienfaisance du dieu qui planta la vigne. Il y en a quatre. C’est-là où l’on trouve le débit de la denrée, et où l’on voit autour des tables rondes le forgeron qui vient raffraîchir son palais embrasé, et où la troupe fleurie des plaisirs égaye le travail du jour et fait oublier les chagrins de la vie.
Entendez-vous les hennissements d’un millier de jeunes chevaux ? leurs nazeaux frémissent, le feu sort de leurs yeux ; on a peine à contenir leur fougue ; leurs pieds, agités par l’impatience, impriment la frayeur par leurs joyeux écarts ; ils sont pleins de cette liberté dont ils jouissent dans l’herbage qu’ils viennent de quitter. C’est ici où l’homme ne perd pas de vue ce qu’il doit à cette espèce laborieuse : le besoin force la reconnoissance dans ses retranchements. Que d’hommes méconnoissent le principe ! Au surplus, quand il est corrompu dans l’ordre social, parmi les gens d’esprit, on est bien aise de le voir reproduit par les bêtes.
Quel est ce nombreux cortège qui s’offre à ma vue ? C’est la foule des subsistances qui se presse ; c’est l’habitant des campagnes qui s’avance au son de la cornemuse ; il va répandre les richesses de la terre et les produits du ciel. Quel mouvement ! Des fermières, au teint bruni par le soleil, nonchalamment assises sur d’humbles coursiers, apportent dans des cages d’ozier, le miel, le lait, le beurre, les oiseaux domestiques qu’elles ont engraissés de leurs mains ; elles sont entourées des astucieux profits de la chasse.
165Réveille toi, mortel esclave du luxe, sors de ton lit de mollesse, et viens jouir ; à l’aurore d’un beau jour, des trésors que le matin accumule pour tes jouissances. Vois-tu la troupe écaillée quitter le rivage ; le mulet orgueilleux lève la tête et verse en abondance les mets variés et délicats que les filets du pêcheur arrachent à l’empire d’Amphitrite ? Le taureau apporte à pas tardifs les provisions de l’hiver, sur des chars rustiques, et les dépouilles des forêts s’élèvent en pyramides pour remplir les vastes chantiers où l’habitant des villes vient se prémunir contre les rigueurs du froid. Ces dociles animaux traînent les arbres à fleurs, à fruits, les chênes verds, et balayent avec leurs cimes affilées les avenues qui précèdent cet édifice. Bientôt vous les verrez sur pied pour parer les enclos ; l’art assemblera ses pinceaux pour nuancer les variétés de la nature.
Voyez-vous l’arrivée des saisons prodigues, et à leur suite une quantité innombrable de roues fragiles qui traînent les légumes, les plantes médicinales, les aromates ? Les fleurs vont embaumer ces arcs multipliés qui reçoivent la raréfaction du nord pour les raffraîchir.
Quel est ce nuage de poussière qui enveloppe le point de vue et le fixe ? C’est la brebis courbée sous le poids de son épaisse toison, qui se rassemble en troupeaux nombreux. Ces victimes, consacrées à l’existence du pays, affluent de toutes parts, et remplissent de vastes dépôts ; ils sont salubrifiés par les vents septentrionaux et par l’onde active qui roule sans cesse dans les fossés. La précaution, qui féconde les ressources de l’art, nous offre des eaux abondantes, de profonds abreuvoirs, des aqueducs découverts, préservatifs de la putréfaction concentrée. La puissance des pentes s’étend même si loin, qu’elle entraîne avec rapidité les matières hétérogènes et le désordre putride qui suit la stagnation.
Peut-on être étonné des soins employés pour maintenir la salubrité de ces lieux qui recèlent l’abondance, quand on considère que le bonheur qu’on y distribue est le résultat du rêve de l’homme de bien ? Passons aux plaisirs qui naissent du principe.
On sait que les Romains élevoient un azile au centre de leurs marchés aux herbes, des colonnes lactaires ; ils vouloient donner à la génération abandonnée par l’indigence, à l’enfant flétri par l’opinion avant de naître, les secours que l’humanité attend ; ils savoient que la sensible infortune se rapproche des lieux où les misères et les besoins journaliers la concentrent, autant qu’elle s’éloigne des palais qui ne sont entourés que d’illusions et de richesses. On exposoit les objets de la piété commune dans une baze ; elle supportoit le colossal appareil d’une colonne, et sollicitoit au loin l’égalité morale qui exclut le malheur. Le gouvernement, persuadé que les mœurs publiques dépendent de l’impulsion qu’on leur donne, persuadé que les encouragements sont aussi nécessaires pour les progrès de la vertu, que la justice l’est pour la punition du crime, élève quatre monuments qui appellent l’intérêt national, et réveillent la charité fraternelle qui seroit tentée de s’assoupir. Sur le premier on lit cette inscription : À l’enfance abandonnée.
Sur le second : Pour l’éducation de la jeunesse délaissée.
Sur le troisième : Aux lacunes obligées du travail, et aux accidents imprévus qui neutralisent l’activité.
Sur le quatrième enfin : On assure le repos à l’âge mur, la tranquillité à la vieillesse, qui sépare la scène fatiguante du monde, du néant qui lui succède.
Voilà des moyens d’épurer les affections par l’attraction reconnoissante qui lie l’homme à ses devoirs. En effet, s’il est entouré des vertus qui lui font respecter ceux dont il sert utilement les intérêts ; s’il applaudit en secret à l’équité qui sait reconnoître ses services ; si les encouragements s’attachent à un travail qui reflue sur la masse intéressée au succès, que de biens on doit attendre de ces points de contact qui frappent la gratitude et la forcent dans les retranchements qu’elle pourroit avoir1. Cette idée est un essai qui a eu pour objet d’abolir les misères et la mendicité, la honte d’un gouvernement. On a traité depuis cet article fort au long dans la Bibliothèque britannique. Voyez la page 137, tome II, Morale politique.. Il ne suffit pas daller au-devant des sueurs pénibles, de les essuyer par 166 l’attrait incitateur de la récompense, il faut encore provoquer les valeurs particulières qui retardent les élans publics. Ce qui nuit le plus à l’extension de l’esprit humain, c’est l’éloignement des jouissances usuelles que l’on méconnoît dans les établissements où l’industrie se rassemble. Comment veut-on, par exemple, qu’un négociant s’appesantisse sur le moyen de déployer ses facultés, quand il est constamment inquiet, outragé par les déluges capricieux de l’équinoxe, quand la pluie, la neige, les rayons insoutenables du soleil pèsent sur sa tête, quand il est obligé de céder la place à la persécution qui le chasse ? je dis plus ; comment peut-on compromettre le plaisir de la multitude invitée à partager l’honneur d’un triomphe ?
Nos marchés sont à découvert ; on n’a rien fait pour la classe agissante. Les monuments que l’on destine aux spéculations utiles, n’offrent aucun abri, aucun promenoir ; est-il possible que l’on néglige les communications commerciales qui activent les heures ? Si vous n’y portez pas la scrupuleuse garantie des accidents qui moissonnent l’imprévoyance, bientôt vous les verrez diminuer ou se détruire.
Quel est donc le remède que l’on peut appliquer à ces délits qui affligent l’humanité ? Le voici.
Vous connoissez les distiques, les tristiques, les tétrastiques, à la faveur desquels les anciens se réunissoient pour discuter ; c’est-là qu’on agitoit les principes épuratifs des mœurs ; c’est-là où l’on terminoit les négociations les plus importantes. Eh bien ! à quoi sert la tradition si elle ne nous éveille pas sur les afflictions du genre humain, si elle ne provoque pas les améliorations qui naissent de l’instruction ? Vaines espérances ! du principe à l’exécution la conséquence est nulle : non-seulement on ne s’est jamais occupé de construire des portiques qui précèdent ou entourent les édifices publics, mais même il semble que l’on se soit interdit les superficies couvertes, les plantations qui abritent l’affluence. On a fait tout ce qui peut contrarier le vœu de la nature ; on a considéré le nécessaire comme objet de luxe : comment peut-on croire que ce qui contribue à prolonger les jours de l’homme soit assujetti aux préjugés qui le détruisent ?
Tel est l’acharnement inconsidéré des passions qui le dirigent ; il enfouit des trésors qui accumulent ses pertes ; il s’épuise en subsides pour appauvrir le continent. Au milieu du vaste océan qui ramène la richesse de l’Inde, il est altéré du sang de l’Europe.
Au lieu d’attacher aux voûtes du temple les drapeaux d’un triomphe ruineux, pourquoi ne feroit-on pas tourner les conquêtes au profit du commerce, il y auroit tout à gagner pour la classe industrieuse ? Cent édifices qui assurent journellement l’aisance des peuples coûtent moins qu’un sanglant succès qui perpétue ses maux. Un ministre favorisé par la nature n’a pas besoin de faire beaucoup de frais pour plaire; il n’a pas besoin de caresser les goûts du public pour être aimé, quand il sépare l’ivraie du germe producteur qui assure le bien-être; mais le premier qui entourera la place publique, les spectacles, les jardins, les fêtes où l’amour assigne ses rendez-vous à la victoire, on lui dressera des autels, on brûlera pour lui l’encens des adorations.
O temps ! c’est toi qui découvres les vérités constantes. À force de dire, souvent on fait éclore le faire ; et l’exemple abjurant le mal pour préconiser le bien, prévaudra un jour sur l’éloquence oiseuse dont l’impression est aussi rapide que passagère.
Plan
des bains de la ville de Chaux
Planche 80 🔗
Le dieu qui enveloppe le firmament dans l’affreuse obscurité, celui qui commande aux saisons, dirige leurs mouvements, verse sur la terre des trésors sans nombre et fait jaillir les sources du bien, vient ici consoler le malheur et réparer les pertes de la nature affligée.
Une partie des eaux de Salins avoit franchi le rocher ; déjà elles alimentoient la portion industrieuse de la société ; déjà l’abondance se faisoit sentir dans les campagnes ; elle engraissoit la terre, elle rendoit avec prodigalité les semences que l’administration lui avoit confiées ; les champs fertilisés par le concours de ces ressources, assuroient les avantages prévus, surpassoient les espérances. On vouloit trouver l’emploi des eaux inutiles à cause de leur insuffisance en salure ; il falloit réunir les intérêts respectifs, les lier avec ceux du gouvernement.
Tout le monde sait que les maladies invétérées de la peau se guérissent par l’usage combiné des eaux de la mer ; ceux qui en sont éloignés gémissent sans espoir, sous le fardeau trop pesant de leurs maux : la dépense d’un voyage impossible rend la guérison impraticable.
Pour appuyer les conceptions de tous genres, il faut les identifier à des résultats productifs qui éveillent l’industrie. Telle est la puissance du bien ; on la croiroit stérile ; il est rare qu’elle engendre seule. L’Architecte qui propose un monument utile n’est pas toujours couronné par le succès.
La confiance dans les moyens nourrit l’espoir ; les premières idées germent, prennent successivement racines et croissent. Qu’arrive-t-il ? Si l’automne tardive ne hâte pas la récolte, elle n’en est pas moins assurée en son temps. Le croiroit-on ? Les vues d’utilité que l’on devroit saisir, quand la possibilité est démontrée, quand le besoin poursuit l’économie politique, sont si éloignées du point où on devroit les appercevoir, qu’elles se perdent dans les espaces inactifs qui précèdent la discussion. L’insousiance qui n’approuve que ce que l’on soustrait à son apathie, est lente ; l’intrigue et la cupidité ont des armes actives qui accélèrent les succès. Mais quand l’humanité affligée demande du soulagement, il n’en est pas de même. Si on la reçoit avec un masque compatissant, ce n’est que pour éloigner les résolutions qui s’étayent de considérations spécieuses ; de manière que ce qui devroit tout faire accepter, fait tout rejetter.
Il faut en convenir, les constructions qui abritent les misères offrent de grandes difficultés pour l’exécution. Pourquoi ? Les misères n’ont d’autre expression que le silence et le cri concentré de la douleur ; difficilement ils se font entendre ; l’imagination qui conçoit le plan est salie d’avance par les détails qu’elle présente à celui qui les examine ; la raison qui devroit écouter la voix de la nature, est mal disposée à s’éclairer sur les moyens qui la soumettent.
En vain la constance irritée par le refus, sollicite ; elle n’obtient rien. Conceptions prédominantes ! Vous qui êtes fondées sur le luxe, et qui avez pour appui le luxe, vous qui êtes secourues par la troupe sans cesse renaissante des plaisirs, jugez quels sont vos avantages. L’amour qui franchit tous les obstacles ordonne ; les confidents d’Esculape distribuent 168 leurs brévets ; l’intérêt prépare les succès, l’affluence et la corruption les alimentent1. Les eaux de Spa.
Vous voyez ici le plan du rez-de-chaussée ; il présente un bain public placé au centre. Il est destiné à ceux dont l’infortune ne permet point de payer des soins particuliers. Une galerie circulaire, des chambres séparées, des dégagements, des chaudières, des buanderies, des lavoirs, des séchoirs, des bûchers, des logements de concierge, des promenoirs intérieurs, des promenades publiques : voilà la disposition générale.
Planche 81 🔗
Elle offre à-peu-près la même distribution.
Coupe
Elle indique les galeries hautes et basses, la profondeur du bain commun, la hauteur des planchers. La voûte est ouverte au sommet pour dissiper les vapeurs nuisibles. L’usage de ces bains peut être considéré comme un des plus sûrs moyens de rétablir les altérations de la santé ; c’est un présent que les dieux ont fait à la terre. L’expérience prouve qu’ils avancent la guérison des blessures plus que les applications communes dont le protocole chirurgical indique l’usage. Mais telle est la nature humaine ! Peu empressée d’obtenir les jouissances faciles qui lui sont offertes, elle court après celles qu’elle ne peut atteindre ; elle cherche un fil au centre du monde et le perd un instant après l’avoir trouvé ; elle traverse la France de l’orient au couchant, du midi au septentrion, pour puiser dans la plaine liquide une eau salutaire, et elle compte pour rien celle du pays, dont elle peut disposer.
Puissent un jour les administrateurs, les habitants d’un pays riverain de la frontière, profiter de ces biens inestimables !
Nota.
Personne n’ignore que les bains d’eau salée conviennent à tous les âges, aux tempéraments ardents, bilieux, mélancoliques, nerveux, aux femmes sujettes au spasme, à celles qui éprouvent des suppressions ; ils sont utiles dans les maux de nerfs, les rhumatismes, les sciatiques, les maladies secrettes et cutanées ; dans les vices dartreux, ceux qui se communiquent par l’attraction et désolent nos armées ; les substances qui s’y rencontrent portent dans le tissu de la peau une action apéritive.Ce seroit gêner l’artiste que de donner des détails sur la manière de construire les chaudières ; elle varie : il suffit de ne rien perdre de l’action du feu ou de la multiplier.Vue perspective
des bains de Chaux
Planche 82 🔗
Chacun dévoile ses intérêts dans l’exercice de ses goûts. L’un accumule des trophées ruineux, l’autre dans le calme de la paix sollicite les dangers de Bellone, traverse les mers pour chercher une gloire chimérique. Voulez-vous savoir pourquoi les gouvernements ont si peu de part à la splendeur des arts ? c’est que rien n’est si nuisible à leur succès que les manies diverses des peuples, des souverains ou de ceux qui administrent à leur place. Au lieu d’encourager les talents, de les récompenser par des honneurs publics, ils protègent, et sont séduits par la complaisance. L’Architecte veut-il réussir ? il faut prévoir ce qui plaît, et soustraire ce qui conviendroit.
Les grands donnent le ton, accréditent un luxe matériel, comme si, dans les arts, la proportion n’étoit pas la seule magnificence, ce qui caractérise les siècles de lumière. Qu’arrive-t-il ? La faveur les tient dans ses chaînes ; ils languissent, au lieu de trouver dans un concours mutuel ce qui pourroit les faire valoir. Malheur aux artistes qui sont enclavés dans les discussions oiseuses qui déguisent le fond ! Malheur à ceux qui sont renvoyés à ces entrepôts de confiance qui le neutralisent. Trois fois malheur à celui qui est soumis aux grands qui le dénaturent, et s’éloigne des petits dont le naturel se rapproche davantage des idées premières !
Ici on présente la vue perspective des bains à construire, au bas d’une forêt et près d’un canal.
Comment ! Point de croisées apparentes ; aucun développement ; aucune trace de la distribution intérieure ? Que de contradictions ! On n’a rien vu de pareil ! Quelle extravagance ! L’artiste en vain répète que la décoration d’un édifice destiné à la guérison des maladies contagieuses, doit être courbé sous l’humiliation d’un emploi avili par l’opinion, et s’effacer aux yeux dans la crainte d’être apperçu ; que ce n’est pas ce colosse dont la tête orgueilleuse commande la magnificence, mais un pigmée qui cache sa misère sous les masses absorbantes des arbres à haute tige, et ne laisse entrevoir que l’antre qui recèle ses maux.
Mais à quoi servent les nuances que les pinceaux appréciateurs étendent, si la toile n’est pas susceptible d’attraction ? L’Architecte a beau dire que la décoration d’un édifice doit émaner de l’inspiration du sujet, que l’effet dépend du choix des masses pyramidales, des plans, des contrastes qui produisent des ombres, que leur progression bien décidée suffit ; il a beau dire qu’il faut élaguer les croisées coûteuses et oisives, les corniches sans motifs, les accessoires de mode, que tout ce qui n’est pas indispensable fatigue les yeux, nuit à la pensée et n’ajoute rien à l’ensemble ; une partie de ces détails paroît scientifique, l’autre ne peut être jugée que sur l’exécution. Quelle perplexité ! Les nuages amoncelés empêchent la persuasion. On entend mal les applications intellectuelles, quand l’ascendant du métier prévaut, et que la puissance peut asservir le génie à des vues inculquées. Qu’arrive-t-il ? On s’écarte du principe qui fait naître la variété, on s’égare, on retarde les bons exemples.
Tel est l’empire de l’habitude, il dénature ce qui est essentiellement bien ; c’est alors que l’on peut comparer ces juges de l’art, aux enfants dont on a mutilé les facultés en naissant. On charge 170 les cazes de leur cerveau de mots insignifiants, d’idées transmises ou incohérentes. Que de pénibles efforts pour détruire ces impressions aussi fausses que puériles !
Comment remédier aux maux qui captivent l’imagination et restreignent les élans ? Comment y remédier ? Il faudroit que les ordonnateurs trouvassent dans un discernement exquis l’indépendance qu’ils acquièrent par la simple volonté ; c’est de tous les hazards le plus difficile à rencontrer. Cette qualité n’est pas commune chez ceux qui sont circonscrits par les formes impérieuses ; elle est d’autant plus rare que c’est le naturel qui la prépare, l’étude qui la consolide, que c’est enfin le commerce des hommes délicats, des artistes, des littérateurs instruits et désintéressés qui l’achève.