Séquence 05

[ Saline (suite)
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Idées générales

Les besoins de tous genres sont nés dès le commencement du monde. L’ordre successif en avança les progrès ; la nature imprima les mouvements divers, les multiplia, et les soumit à ses loix. L’utilité provoqua le luxe, le perfectionna, mais plus souvent elle le falsifia.

L’artiste bien organisé, s’il n’est pas dérangé par des attractions étrangères, s’il suit l’impression qui le guide, marche à pas de géant ; quand ses penchants se développent, il s’élance au-devant des préceptes ; il les dépasse.

Presque toujours la méthode circonscrit ses efforts. On voit la tendre enfance concevoir tout, oser tout ; elle surprend, elle étonne sans cesse l’observateur attentif ; si on remplit les cazes de son cerveau d’idées communiquées, c’est alors qu’elle devient timide, n’ose plus rien, ne hazarde plus rien. Elle essaie des sons sur l’instrument que le hazard lui offre ; elle appelle le dieu de l’harmonie. Un sentiment délicat, d’accord avec son oreille, guide ses doigts ; il élève son ame au plus haut degré, il atteint la perfection ; les premières productions caressent le fleuve d’où coule l’abondance ; elles portent l’empreinte d’un sentiment pur et élevé. Pascal, gêné dans son goût, irrité par la résistance, devient plus ardent. Il vient à bout, par la seule force de son génie pénétrant, de deviner jusqu’à la trente-deuxième proposition d’Euclide. À seize ans, il publie un traité des sections coniques. À dix-neuf ans, il invente cette machine surprenante par laquelle on fait toutes sortes de calculs sans le secours de la plume et du jetton ; et le premier il prouva que les effets que l’on attribuoit à l’horreur du vuide, sont causés par la pesanteur de l’air.

Arrive le fatal moment que l’usage a consacré aux maîtres. La ligne impulsive se dérange, la défiance de soi-même prend la place de l’audace. On voit tout sous un aspect différent, et les fruits de l’automne, cueillis prématurément au printemps, sont privés de la faculté de rien produire. Qu’arrive-t-il ? l’homme n’est plus ce qu’il étoit, et ne devient pas ce qu’il devoit être. Les leçons qu’il reçoit étouffent des germes précieux qui produisent bientôt les enfantements les plus bizarres. Le père en regardant son fils, a peine à le reconnoître. La nature et l’art ont entre eux des rapports si exacts qu’ils trompent les hommes les plus instruits.

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Plans, coupes, élévations
d’un lavoir et abreuvoir

Planche 49 🔗

Avant que l’art pût suppléer la nature, les fleuves, les lacs, les sources sans cesse renaissantes, les pentes adoucies, les eaux du ciel et de la terre fournissoient amplement à la multiplicité des lavoirs. Un des plus anciens, est celui où Jacob fit boire les troupeaux de Laban Le patriarche, par une ingénieuse adresse, les fît servir à la multiplication des brebis tachetées qui formèrent son partage. Longtemps après lui, Salomon parle des siens avec une complaisance qui démontre combien, dans ces temps reculés, on faisoit cas de ces utiles établissements. Quelle étoit alors leur consistance ? Ces produits du hazard étoient au niveau des prairies ; le sable continuellement battu, et ramené sur les bords, se lioit avec les pentes variées qui se méloient à la verdure. Ce n’étoient pas ces ondes salies par les torrents, dont le Verseau dans ses fureurs grossit le cours ; c’étoit l’heureux tribut d’un ralliement fécond. La vague pure, étendue dans un état d’inamovibilité, trompoit l’œil, et s’unissoit avec les dernières lignes de l’horizon ; ils étoient entourés de mille voûtes verdies et coloriées par le printemps ; les oiseaux s’y arrêtaient pour baigner leurs plumes et les dégager des perles du matin. Ils offraient, ils répercutoient à l’œil étonné le spectacle de l’univers ; le ciel, le soleil, la lune et tous les flambeaux célestes, sont mis à contribution pour le faire valoir. Ici la terre assemble ses merveilles mobiles : ce lion rugissant sur les bords du bois, vient adoucir son humeur farouche. L’harmonie tient tout dans un équilibre parfait. Les échos répondent du fond des vallons à la musique des airs, et le zéphyr, au bruit de ses ailes, réunit toutes les voix. Tels furent sans doute les premiers jours du monde, dans son enfance : tout étoit développé par l’auteur de la nature ; on y voyoit tous les biens où l’œil de l’expérience et de l’art ne peut encore les prévoir.

Dans ces temps heureux, que pouvoit-on désirer, que pouvoit-on exiger ? Le ciel versoit, sans mesure, toute l’étendue de ses bienfaits. De quelque côté que l’on se retournât, tout inspiroit le genre d’intérêt que la nature imprime dans la variété de ses tableaux. Le crépuscule éveilloit la nymphe qui venoit au lavoir. Elle arrivoit, les épaules à demi-couvertes, alloit chercher l’ombre pour éviter les reflets brûlants des eaux du midi. On la voyoit exciter ses compagnes à la gaîté ; leurs loisirs, occupés par des chants d’allégresse, des danses, des plaisirs, passoient rapidement ; et si les chevaux du Soleil franchissoient leur barrière pour étancher leur soif, s’ils effarouchoient la troupe laborieuse, ce n’étoit que pour reproduire de nouveaux ris, de nouveaux jeux. Ces enfants fortunés ignoroient le tort et l’injustice, la raison, l’équité étoient la baze des loix qui les gouvernoient. Rien n’étoit négligé.

On avoit nivelé les profondeurs, pour corriger et raffraîchir la chaleur du sang de toute l’espèce animale. Le feuillage épais les couvroit pour les garantir de l’évaporation absorbante du jour. On voyoit des chars attelés de dix coursiers fatigués, traversant les eaux, et laissant en passant ces amas informes de terre qui défiguraient les contours de ces roues légères, et faisoient disparaître la fragilité de ces rais argentés par le rayon éblouissant du soleil.

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Depuis que l’homme s’est éloigné des premiers besoins, il semble que les habitants des campagnes aient renoncé à ces lieux favorisés. En vain la nature prodigue lui présente toutes les recherches qu’elle a accumulées, il défigure les origines, et lui préfère toutes les tromperies de l’art.

C’est ainsi que les idées premières se cachent dans des profondeurs humides, et si elles surnagent aux influences, ce n’est que pour reproduire des impostures sur un sol desséché à qui on veut restituer ce qu’il a perdu.

On les place fastueusement ces lavoirs dans nos usines ; on les entoure de colonnes, de piliers carrés ; on les charge de bossages. On les place dans nos fermes parées, dans nos écuries somptueuses, dans nos jardins, dans nos parcs, où l’illusion les remplace à grands frais.

Là on voit Thétis se presser les cheveux, pour en exprimer les eaux, et alimenter des sources amassées à force d’industrie. Ici c’est Neptune qui frappe de son avare trident, un réservoir d’où coulent, à l’aide d’une machine surélevée par des bras, quelques pouces d’eau, cubes. Ailleurs, les bains d’Apollon sont sous des voûtes qui affrontent la nue. Tout est imposture. Les chevaux descendent du haut des cieux, font le voyage du ciel pour tarir un ruisseau dont on apperçoit le sable. Là on bâtit des portiques hécatomètres ; leur magnificence est sans égale ; on les expose au midi pour corriger l’hiver ; on appelle le frais au secours de la saison caniculaire. À quoi bon ces précautions superflues ? À quoi bon ? elles préparent la léthargie des sens, et provoquent au sommeil de la mort. Chacun étend ou resserre les usages, d’après ses vues et selon ses moyens. Que prouvent toutes ces variétés ? Elles nous démontrent que plus on s’écarte des origines, plus on rétrécit les conceptions. Si on avoit eu pour baze le beau idéal que les différentes situations nous inspirent, et qu’on voulût le suivre dans toutes ses conséquences, peut-on douter qu’il ne l’eût emporté sur toutes les provocations humaines ?

O nature ! vérité constante ! faudra-t-il que la seule barbarie soit la conservatrice des principes, et nous reproche sans cesse les écarts de l’opulence et du luxe ? Faudra-t-il que l’art s’éloigne tellement de la création, qu’il ne reçoive plus ses loix ? Faudra-t-il que l’enfant, foulant aux pieds tous les sentiments de reconnoissance, pousse l’ingratitude au point de méconnoître sa mère ?

Nota.
Voyez les plans, élévations et coupes, ils sont peu importants par eux-mêmes ; voyez les lavoirs antiques de Nismes qui le sont davantage. Mon but est d’étendre l’imagination du lecteur, de lui offrir ce que l’art a de plus recherché, de développer ses ressources et de prouver que la nature qui amoncelé ses eaux, ses sources abondantes à un centre commun, l’emporte sur tous les efforts que le faste fait en vain sur un sol ingrat.
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Plan, coupe, élévation
vue perspective d’une bourse

Planche 50 🔗

Qu’entend-on par une bourse ? C’est dans les cités nombreuses un monument qui doit attester la pureté des mœurs ; dans une ville que la philosophie fonda, c’est le rassemblement d’hommes choisis, qui traitent de bonne foi, soit en matières réelles, soit en échanges. C’est-là où l’on fixe les époques des paiements, où on les assure ; c’est-là où l’on soumet aux élans du génie, aux calculs possibles, tous les objets qui sont du ressort de la navigation, du commerce intérieur ; c’est-là où réside la force des états ; c’est-là enfin où le corps politique puise celle qui le vivifie.

Quelle est la disposition générale de cet établissement ? La voici. Il faut que, dégagé de tout embarras, il soit placé au centre de la ville. Il faut une vaste pièce pour assembler le grand nombre des cabinets particuliers pour discuter les intérêts privés, asseoir les résolutions, diriger les expéditions ; il faut des portiques couverts qui mettent la discussion à l’abri des caprices de l’air, des portiques ouverts où les ombres humides du Verseau, combinées avec les rayons bienfaisants du midi, puissent corriger les influences homicides de la saison caniculaire.

Si le règne d’Élizabeth a produit diverses compagnies de commerce, et particulièrement celles de Hambourg, de Russie, du Groënland, des Indes orientales, de Turquie, qui toutes durent encore ; si le commerce étoit alors dans son enfance ; si on doit ses progrès à la moralité soutenue qui captive les confiances, que ne doit-on pas attendre d’une association intéressée à multiplier ses produits pour stimuler l’abondance ?

Je ne parle pas de ce riche égoïste qui s’isole pour engendrer l’iniquité ; de cette abondance qui croît à raison des misères ; celle-là est aussi dangereuse dans ses principes que ruineuse dans ses progrès. L’homme fécond en moyens ne s’occupe pas à compter les jours et les mois pour attendre d’un gain illégitime les désastres d’une famille.

Dans cette institution le sentier des vertus est facile, et l’emploi de l’argent honorable ; on n’y vend pas la fausseté qui falsifie les intérêts publics, on n’échange pas l’or contre le malheur, et si sa puissance est corruptrice, elle occupe ici un emploi qui l’épure, et justifie son empire en activant le travail qui assure l’aisance.

Que de gens s’applaudissent de leurs forces en blâmant la foiblesse des autres. Ces usurpateurs de l’opinion se chargent de répandre une sotte crédulité qui persuade que l’on fait librement ce que la renommée commande. La véritable force n’est pas seulement consultative, elle veut le bien et le fait. Ce n’est pas une société qui fournit à la masse une somme modique pour en imposer par des listes publiques qui sollicitent un brevet de bienfaiteurs, c’est un corps dont le privilège est de négocier dans les quatre parties du monde la bienfaisance qu’il répand autour de lui. Tel le puissant dieu du jour, embrasant les cieux, descend sur la terre et verse avec profusion ses bienfaits sur l’humanité.

N’allez pas croire que les gouvernements influencent, sous aucun rapport, cette éminente association ; il faut être négociant de race, avoir fait son apprentissage dans les comptoirs renommés, il faut des mœurs irréprochables, et comme ils dictent eux-mêmes les loix qui les dirigent, 127 ils en deviennent esclaves ; la considération publique les suit, les désigne aux places qu’ils doivent occuper. Semblables à l’auteur de la nature qui régit l’univers par des fils insensibles et soumet les éléments discords, de même ces dépositaires d’un pouvoir illimité, bravent les intempéries, ordonnent aux tempêtes de rendre à ce centre du commerce les productions des climats rebelles.

Cette assemblée couvre les mers de nombreux vaisseaux, lève les taxes, établit des tarifs, régularise les intérêts qui seroient tentés de se faire un jeu du vil monopole ; elle entretient des ambassadeurs pour suggérer les goûts productifs, travailler et soumettre les habitudes des peuples barbares ; et comme les consuls, les ministres, les interprêtes, les officiers de tous genres ne peuvent lever de secrets impôts sur le succès d’une expédition bien conçue, cette association esta l’abri des désordres accidentels. Que de richesses tu nous prépares ! c’est toi qui embrasses toutes les branches de l’industrie ; rien ne peut être étranger à ta clairvoyance ; rien ne peut échapper à tes recherches. Déjà tu mets à contribution tout ce qui respire, et brises les intérêts mal entendus qui retardent l’affluence. Déjà tu envoies au Monopotapa,.... nos tableaux, nos sculptures, nos étoffes de Lyon, chefs-d’œuvre des arts.

Quand on a confié la semence aux terres productives, si l’expectative éloigne les résultats, la constance les assure ; méprisant les gains du moment, elle sait qu’il faut éveiller le sentiment pour faire éclore des germes productifs ; elle sait qu’il faut éveiller le désir par des modèles qui frappent les yeux ; elle ne néglige rien 1. Elle établit un foyer de bienfaits, de secours, qui distribue les fonds placés pour alimenter le sort des malheureux. Dans cette ville naissante l’activité met tout le monde à l’aise ; on prête sans intérêts, et l’intérêt de chacun retire le déboursé : il n’y a pas d’hospice, parce que chacun est connu et que chacun travaille.. Qu’aprivera-t-il ? À quoi aboutiront ces savantes combinaisons ? Ces hommes que vous croyez barbares, parce que vous ne leur donnez aucune idée de vos jouissances, deviendront aussi industrieux que vous, ils enrichiront votre territoire d’échanges multipliés qui le feront fructifier ; l’Architecte y gagnera : les variétés qui sont dans sa dépendance afflueront de toutes parts, et ce trésor que les nations en masse méconnoissent, développera de nouvelles fabriques, et les nuages qui entretiennent les préjugés se dissiperont pour faire place au beau jour qui nous offre la lumière.

N’allez pas croire que la décoration intérieure de cet édifice emprunte son éclat de la faveur momentanée que la frivolité accorde aux chiffons apprêtés dans les manufactures qui affichent la désolation du goût par des teintes lugubres que l’harmonie désapprouve ; il est construit en pierres durables ; les assises sont alignées avec les loix de la solidité qui la dirigent ; elles sont égales, parce que la marche de cet établissement est invariable. On n’y lit pas ces affiches que la corruption intéressée multiplie pour charmer les loisirs de l’oisiveté ; on lit sur ces murs incorruptibles tout ce qui peut monter l’esprit public. Là, c’est un négociant qui construit un monument de bienfaisance avec les fruits inattendus d’un retour heureux ; là, les arts mis dans la balance du commerce, l’emportent sur l’agriculture abandonnée ; là, on voit la population s’accroître par la sage impulsion qui la multiplie. Voyez à quoi tient le bien, il ne faut pas l’affluence du grand nombre pour le faire ; le grand nombre raisonne et n’exécute pas.

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Plans
du rez-de-chaussée et premier étage
de la
maison des commis chargés de la surveillance

Planches 51 et 521. Voyez la nomenclature pour le détail 

Ces champs rendus à leur première splendeur, renaissent et vont briller dans les fastes glorieux des arts. Quoiqu’il soit difficile dans un espace circonscrit par les besoins de deux employés, de produire du mouvement dans les plans, cependant quand en a satisfait aux points donnés par la distribution, qu’on a subordonné les masses à tout ce qui peut faire valoir l’édifice qui commande par sa position, que reste-t-il à faire ? Il faut solliciter les produits économiques, tirer parti de la nature, des matériaux, les mettre en valeur, et provoquer des effets relatifs à la situation des lieux.

Rien n’est indifférent pour l’artiste. Quand il conçoit un grand projet, tout ce qu’il rassemble contribue à élever ses pensées et à faciliter l’exécution ; le détail qui frappe le moins l’homme ordinaire, empreint sur son ame un sentiment qui la caractérise. On voit dans le plan le moins susceptible de développements, tout ce que l’imagination stimulée peut créer ; on le voit s’agrandir aux traits qu’il emprunte de tous les rayons qui l’environnent, pour couvrir d’un rézeau doré les besoins de la vie commune ; et s’il déploie de puissantes ressources, c’est pour animer un peuple de géants qu’il a trayés au milieu des Lilliputiens.

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulchris.
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Élévation de la maison
des
commis employés à la surveillance

Coupe

Planches 53 et 54 

Déjà le roi des saisons réjouissoit l’univers ; son trône décoroit majestueusement le cercle écliptique ; les Heures sortoient de leurs retraites, et se tenant par la main, provoquoient, au son des instruments, la gaieté du matin. Les fleurs, les plantes aromatiques distribuoient leurs parfums, et le dieu bienfaisant régénéroit la terre. L’aurore vacillante déployoit un jour incertain sur le fond du tableau, lorsque j’apperçus un édifice qui, par son étendue, ne pouvoit prétendre à de grands effets ; le point de vue étoit peu éloigné ; cependant on avoit invité les ombres à noircir les surfaces qui en étoient susceptibles. On avoit approfondi un porche pour protéger les murs du second plan contre les souffles pénétrants du nord. On voyoit des bossages rustiques et additionnels aux forces ordinaires ; des colonnes d’une proportion courte1. Quand j’ai soutenu des arcs sur des colonnes, j’ai toujours ajouté à la force du diamètre ce qu’il devoit perdre par l’écartement. faisoient oublier les pertes de l’écartement, et l’art s’enorgueillissoit de ces contours outrés (c’est toujours le voyageur qui parle). J’ignore le prestige qui fascinoit ma vue, mais ce genre de construction me plaisoit. La pierre, la brique m’offroient des tons variés, et la masse entière étoit en opposition avec des arbres verds, des arbres à fruits ; la sérénité du jour me rappelloit les premiers moments de la vie ; alors les plaisirs étoient purs, les peines légères ; l’ame encore dans le sommeil de la candeur méprisoit les vanités ; l’amour ignoroit les maux qui le suivent ; l’hymen, les dégoûts qui le fatiguent. O ! délires impuissants qui vous applaudissez de tout, parce que vous ignorez tout, prolongez les chimères consolatrices de l’école, ce n’est que là où l’imagination n’est point enchaînée.

La coupe indique la hauteur des planchers.

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Vue perspective
d’une maison de campagne

Plan, coupe, élévation

Planche 55 🔗

Les plans, les élévations des maisons de ville et de campagne doivent être aussi variés que les figures ; aucunes ne se ressemblent, cependant elles sont toutes composées de même : les distributions ne diffèrent que par le plus ou le moins ; elles sont relatives à la fortune qui les dicte. La nomenclature les place suivant l’ordre des besoins : dans un art où les ordonnateurs n’ont d’autres droits que ceux que l’on acquiert en payant la matière, l’homme délicat doit guider l’Architecte ; mais s’il entrave ses moyens, il dérobe à la postérité des productions qui auroient pu justifier sa dépense en éclairant son siècle.

Les décorations extérieures présentent de grandes et de petites dimensions. Nous n’entrerons pas dans les détails fastidieux qui pourroient faire languir la description ; il suffit, pour être d’accord avec les loix naturelles, de prouver que la décoration appartient à tout le monde ; en vain les préjugés l’ont exclusivement concentrée dans la classe de ceux qui occupent les grandes places, les dignités, les emplois publics.

Quiconque sollicite les soins d’un artiste habile, a un droit égal à un monument de goût.

Nota.
Même esprit que la planche 24.
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Plan des caves,
du rez-de-chaussée de la maison du directeur

Planches 56 et 57 

Interrogez ces terres qui parlent avec tant d’éloquence à l’imagination. L’artiste instruit pourra méditer sur l’origine des arts, leurs progrès, leurs ruines, les hazards qui leur ont donné des valeurs ; il pourra méditer sur les vanités qui les engloutissent. Interrogez le passé, jugez le présent, vous verrez les idées fermenter par les idées ; vous verrez que l’enchaînement des choses qui remuent les conceptions s’est développé de tout temps par le même principe. Le Capitole prend son nom du mot latin caput, à cause de la tête d’un cheval qu’on trouva en creusant les fondations.

Ici, dans le champ aride que vous voyez, au milieu des ronces, des épines, des cailloux, nous foulons aux pieds les héros qui ont assuré, par l’effusion de leur sang, la splendeur et la durée du plus fameux empire. Peuples de la terre ! artistes circonscrits dans les besoins communs ! recevez, par cette nouvelle influence, le sentiment qui féconde la lumière.

Ici le valeureux César attache le joug de la victoire ; il couvre ces terres de vaincus qui les ont disputées, de vainqueurs qui les partagent. Voyez-vous ces flancs ouverts ? ils vomissent encore le trépas ; les ossements percent à travers et tressaillissent à l’approche du fer qui les incise.

Pourquoi franchir les distances pour courir à la chimère ? Il y a tant de réalités à mettre à l’appui des principes, que je ne conçois pas comment on peut donner faveur aux illusions accréditées. Qu’importe si Bellone a ravagé le monde, si elle a fatigué les humains de son fléau destructeur. Quelle relation trouvez-vous entre les plans que nous voyons et les passions qui ont fait mouvoir ces homicides intérêts ? Qu’ont produit ces restes glorieux, ces fouilles teintes d’un sang illustré ? Rien.

La superstition s’établit ; elle usurpe les droits ostensiblement acquis par ces premières victimes. Par-tout elle élève des monuments fastueux et entretient dans ses temples des lampes coûteuses. Elle fait plus, elle enchâsse à grands frais, dans des matières précieuses, les os de ses défenseurs ; elle extrait révérencieusement des catacombes, les corps que la piété sanctifie.

Que deviendront ces dieux du plus puissant des empires, qui ont donné des loix à l’univers ? Ce qu’ils deviendront ? Ils vont être amalgamés avec des mortiers ignorés qui lient les cailloux souterrains sur lesquels on élève les assises profanes de la maison d’un directeur de salines. Cet édifice sera placé au centre d’une cour destinée à recevoir les eaux salées qui prennent leur source dans le sommet du rocher que vous appercevez. Le premier plan sera occupé par les besoins individuels d’employés subalternes. Cest-là où l’on distribuera les cazes qui contiennent les liqueurs bachiques, le bois, le charbon, toutes les provisions qui exigent la fraîcheur des terres pour leur conservation.

On trouvera au plan du rez-de-chaussée les caisses publiques, la comptabilité, les salles où Thémis rend la justice, celles où s’assemblent les dispensateurs des intérêts nationaux : on y verra les fourneaux du chimiste, les plantes conservatrices de l’espèce humaine ; les mortiers fatigués recevront les sucs bienfaisants, et les échos répercuteront leurs sons dans de vastes voûtes.

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On y rencontrera la surveillance qui assure le repos, les réservoirs qui distribuent l’abondance, des eaux profuséraent réparties pour servir la précaution. Eh bien ! quel profit l’art peut-il faire de cette fastueuse analyse ? Le voici :

Il verra que l’on crie aux miracles dans tous les événements qui se succèdent ; que l’on s’entoure du merveilleux pour inspirer les hommes qui ne voyent dans un édifice isolé du grand théâtre, qu’une conception triviale qui ne doit pas marquer ; il verra que de tous temps la nouveauté eut des charmes que l’esprit du moment accueille ; que l’ascendant des attractions contribue à élever les pensées par la tradition, par les différents traits qui associent l’artiste aux événements dont il profite pour autoriser ses élans.

Il verra enfin qu’elles passent un jour en point de doctrine pour étendre les progrès des connoissances et du savoir faire ; il verra tout ce que l’art auroit pu gagner si les Architectes avoient stimulé le principe, depuis qu’il existe des conquérants, des hommes superstitieux, depuis que tant de têtes célèbres sont enfouies dans les terres.

Que de compagnies ont compromis des millions pour construire des usines, loger des commis ! Que de germes, ensevelis par l’insouciance de ces coupables spéculateurs, se seroient développés ! de combien de productions l’art timide auroit enrichi son répertoire !

Plans
des premiers et second étages
de la
maison du directeur

Planches 58 et 59 

Voulez-vous avoir des idées justes ? pensez par vous même. Voulez-vous être grand dans tous les genres ? affranchissez vous des entraves qui gênent l’expression du sentiment dans les arts. Brisez les chaînes qui les asservissent ; percez le nuage qui couvre les vérités premières, pour remonter au principe.

Toutes les nations s’accordent sur un seul point ; toutes reconnoissent l’existence d’un Dieu rémunérateur qui remplit l’univers. Ici l’objet principal est le culte concentré, pour avoir à sa proximité tous les objets d’habitation. Comme les cultes ont pour but de célébrer la puissance, si le génie varie sur les moyens que la nature lui a donnés de reconnoître ses obligations, il contribue à élever l’âme du spectateur dans les circonstances qui en paroissent le moins susceptibles.

Ici trente marches, largement espacées et d’un usage facile, conduisent à un palier commun ; trente gradins plus élevés occupent la largeur totale et montent au sanctuaire révéré où repose l’Être suprême ; c’est-là que les fidèles, prosternés, invoquent le matin ses bienfaits ; c’est-là où la fin du jour reçoit les tendres expressions de la plus vive reconnoissance. Les appartements 133 d’habitation entourent ce centre religieux où les intérêts divers se dépouillent des accessoires qui entretiennent la crédulité des peuples, pour concevoir la haute idée qu’ils doivent se former d’un être invisible qui les comble de ses faveurs.

Deux escaliers isolent les communications des ouvriers, et séparent de l’objet principal les distributions relatives au service du directeur, des traitants, des commissaires. Le temple monte de fond et comprend le second étage habité ; la tribune particulière est en face, les autres sont ouvertes sur les galleries qui dégagent, par deux escaliers, les logements des médecins, apothicaires, inspecteurs-généraux et particuliers.

L’artiste qui remplit les besoins du moment, qui prévoit ceux de l’avenir, effraie le pouvoir limité des administrateurs, intimide la cupidité des sociétés intéressées ; quand il distribue, on conduit sa main, on resserre les branches de son compas. Quand on habite les édifices, on voudroit en vain les étendre, souvent la superficie est insuffisante aux besoins. La parcimonie précoce et mal entendue devient coûteuse ; elle produit des imperfections et nécessairement des épisodes disparates qui défigurent les premières pensées. Quand la raison est comprimée, la force est le souverain, le temps le détrône et les obstacles l’enflamment par la résistance ; c’est en vain que les célestes flambeaux du génie l’éclairent, semblable au volcan qui vomit sa fumée et concentre ses feux dans les amalgames sulfurés de la terre, l’explosion ne produit rien.

L’industrie qui conçoit un grand établissement veut semer pour recueillir ; elle pousse en peu de temps des racines profondes et prend des accroissements rapides ; l’espoir du gain les développe et les étend graduellement à l’infini.

L’artiste sans expérience est entraîné, il est séduit ; il veut captiver les suffrages, assurer ses succès ; il cède au génie déprédateur qui met sa prévoyance en défaut. On ne tarde pas à lui reprocher les complaisances surprises à sa foiblesse, et comme celui qui commande ou qui paie est toujours le plus fort, il use impitoyablement de ce droit qui blesse toute transaction libre, pour s’applaudir des motifs mesquins qui dirigent ses vues rétrécies.

La discussion s’oublie ou s’ignore, le monument reste et on livre à la censure celui qui a été froissé entre ces volontés divergentes. Je sais ce qu’il en coûte à l’art pour ces complaisances coupables qui compromettent ses intérêts ; je sais ce qu’il en coûte à l’homme pour se défendre des impérities couvertes du voile de la toute-puissance. Croyez moi, dans un édifice important, plutôt vingt pièces de plus qu’une de moins, telle est la marche la plus commune de ceux qui lient les traités particuliers avec la fortune publique. Ils dirigent l’opinion, ils la font tourner sur son pivot mobile au gré de leur intérêt ; ils déprécient les opérations les mieux concertées de ceux qui les ont précédés ; les successeurs appuient, consolident le principe, et dans la vague tortueuse de l’intrigue, jettent la balle à celui qui est assez adroit pour la recevoir, assez habile pour la renvoyer.

C’est ainsi que la médiocrité gouverne ; c’est ainsi qu’elle triomphe des connoissances solides dirigées par des intentions pures, des connoissances exactes que l’expérience a mûries.

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Vue perspective
de la maison du directeur

Planche 60 🔗

Il n’en est pas des monuments que nous voyons comme des vertus héroïques que l’on admire ; la tradition ne les sauve pas des incertitudes ou des délires du temps : la postérité les juge. On voit dans Tacite jusques aux moindres particularités qui caractérisent le génie des Romains ; un mélange bizarre de fureurs, de sagesse, des passions ambitieuses qui produisent les mêmes effets que les vertus quand le succès les couronne. Ce qui nous reste du temple des géants n’est point équivoque ; les colonnes ont cent pieds ; l’histoire transmet leur diamètre aux siècles reculés. L’élévation qui se présente à vos yeux porte l’empreinte d’un caractère décidé1. Le point de vue est à soixante toises.. Si elle n’a pas les nuances qui disparoissent sous les charmes arrondis des grâces, elle a dans ses détails une expression que rien ne peut altérer.

Le point de vue appelle les tourbillons, et les vapeurs condensées s’assemblent autour de l’objet principal, pour assujettir à son imposante attitude, à sa domination, les bâtiments de côté.

Le couronnement, dans sa contenance altière, ordonne à tout ce qui l’approche, de baisser la tête. Les assises carrées et rondes des colonnes épouvantées par la distance, reculent et produisent des ombres tranchantes, des effets piquants ; ces combinaisons de l’art changent les contrastes à mesure que le soleil s’étend dans sa course méthodique.

Tel est le fruit de l’indépendance ; elle déploie les valeurs du site, les identifie aux calculs de la variété. Trop longtemps égarée, ici elle revient de son insouciance, et met en action un principe que le sol fait naître. C’est elle qui va accumuler vos plaisirs. Voyez ce que vous lui devez ! Sans ses prodigalités, le printemps seroit dépouillé de ses ornements ; l’été languiroit ; l’automne, sans maturité, seroit infructueux, et le triste hyver sans gaieté. Sans elle enfin, l’Architecture, qui lui doit son lustre, nous priveroit de ses plus douces jouissances ; mais..... craignez l’abus, il est l’enfant gâté du précepte ; il peut engendrer la bizarrerie.

Ce qui convient à la décoration d’une usine, aux avant-piliers d’une villep2. Les Propylées., ne s’accorde pas toujours avec la sévérité qui accompagne la haute Architecture. La proportion d’une colonne, la pureté de ses contours, présentent tant d’intérêts divers, qu’il y a peu de circonstances où l’on puisse dénaturer ses agréments. Au surplus, comme tout est subordonné à la place, quand on est assujetti à des hauteurs données, quand le point de vue est trop éloigné, quand il exige un ordre colossal qu’on ne peut employer, quand les édifices particuliers dictent des mesures impératives, c’est alors qu’il faut resserrer le tableau dans le cadre qui lui convient, afin d’éviter les pertes, qui décomposent les appréciations les mieux senties, les mieux concertées3. Voyez la maison de Mad. Thélusson, tome troisième ; les Jardins de Zéphyr et Flore, tome quatrième ; on a employé ces moyens avec succès.

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Élévation
de la maison du directeur

Planche 61 🔗

Quand une pensée est conforme à la situation, si elle est bien appliquée au sujet, que la dépense soit plus ou moins étendue, elle n’en excite pas moins la surprise : elle comprime ou dilate les esprits ; elle en impose, inspire le respect ; elle étonne, remue nos sens, et ramène au sentiment appréciateur et délicat qui l’a dictée. Si elle s’éloigne des convenances, n’a pas pour baze le point de vue, elle nous égare.

L’édifice que vous voyez domine des bâtiments qui lui sont subordonnés par la hauteur et la simplicité. Le couronnement produit une masse qui contribue à le faire pyramider. Elle est aussi nécessaire dans les grands espaces, qu’elle l’est peu dans les situations limitées. Celle-ci est dévorée par l’immensité. Les fonds ne sont appuyés par aucun contraste, et le vallon, adouci par la nature, n’est terminé par aucun de ces effets gigantesques qui sont assez communs en Franche-Comté. Toute puissance est foible si elle n’est pas couronnée ; qu’est-ce qu’un corps sans la tête ?

Le point de vue est à soixante toises. On sait que tous les corps diminuent et s’effilent aux yeux à mesure que l’on s’éloigne ; ils perdent leur proportion. Les ordres les plus courts ne sont pas à l’abri de cette décomposition ; les plus élégants sont absorbés ; les dimensions colossales ne peuvent guère être employées dans les habitations particulières, à cause des étages et des croisées multipliées. On peut encore moins les placer sur les seconds plans d’une grande conception, quand on les a déjà vus sur le premier1. Voyez la porte d’entrée, planche 35 ;ce seroit une contradiction dans les effets. Que faire dans ce cas ? Il faut composer avec la place, et obtenir d’elle le caractère qui appartient au sujet, à la position ; toutes les formes que l’on décrit d’un seul trait de compas, sont avouées par le goût. Le cercle, le carré, voilà les lettres alphabétiques que les auteurs emploient dans la texture des meilleurs ouvrages. On en fait des poèmes épiques, des élégies ; on chante les dieux, on célèbre les bergers ; on élève des temples à la Valeur, à la Force, à la Volupté ; on construit des maisons, et les édifices les plus ignorés de l’ordre social. Dans une usine, des piliers ronds et carrés, des colonnes construites avec ces assises combinées, semblent être plus convenables qu’aucun des ordres connus. Les saillies produisent des ombres piquantes ; c’est un moyen de substituer des forces à la foiblesse produite par l’éloignement.

Je dis plus, l’orgueilleuse Architecture eût dédaigné la place : l’élégante auroit encore été moins convenable. Tel est le pouvoir des formes qui commandent aux distances. Si les notions pratiques ne peuvent le garantir des abstractions qui l’égarent, l’imagination s’entoure des puissances qui le maintiennent. J’entends le professeur, circonscrit dans les cinq ordres, crier après l’abus : il ouvre son perplexe rudiment, en retourne toutes les feuilles ; il ne voit rien dans ces points donnés qui justifie l’écart. Les règles de la grammaire sont violées, tout est perdu ; des colonnes angulaires ; a-t-on jamais rien vu d’aussi ridicule ? Le point de doctrine attaqué, défend ses remparts : il a beau afficher ses manifestes insignifiants ; il tonne par-tout ; les éclats de son tonnerre frappent les murs rétifs du Gymnase, et tombent sans les endommager.

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Le régent épouvanté avoit bien quelque raison, c’étaient les premiers poids qui surchargeoient le sol élégant de la France. Les sens commandés par ces jolies palmettes, ces légères toiles d’araignées, ces contours ingénieusement tourmentés, ces petits ordres employés dans les temples, les palais des rois, des grands en étoient révoltés. De tels exemples n’étoient pas sans danger, nos aréopagistes en murmuroient ; ces frêlons éparpillés fatiguoient de leurs bourdonnements les administrations toujours alignées à la règle de la conviction ; et pour niveler l’opinion, appuyer une résolution vacillante, vouloient impitoyablement mutiler les angles, arrondir les contours, et revenir aux formes cylindriques, auxquelles les yeux étoient accoutumés. On avoit beau citer à l’appui un temple d’Esculape, connu dans Rome antique ; Inigo Jones, et d’autres Architectes qui ont employé de petits ordres à bossages, sans pourtant avoir les mêmes motifs, tous les efforts de la persuasion venoient se rompre sur l’ascendant irrésistible de l’habitude.

Telle est la lutte qui s’engage entre Marsyas et Apollon. Le premier parcourt un cercle usé ; il pousse des sons langoureux qui fatiguent les échos de l’éclat prolongé de la finale, et le juge ne s’apperçoit pas que sa tête prend d’elle-même des formes additionnelles qui caractérisent son insuffisance. Au lieu de développer les penchants de la jeunesse, on l’entrave, on la décourage. On expose à ses yeux fascinés le Parthénon, l’Odéon, les temples découverts où brûloient les victimes, les vestiges mutilés de Babylone et de Memphis ; on ne lui donne aucune idée des usines, des bâtiments d’exploitation, d’habitation de ces peuples. On ne lui indique pas même les moyens d’adapter leurs décorations à nos usages. Ces enfants, nourris par l’uniformité, ont la vue si longue qu’ils n’apperçoivent pas ce qui est à leur portée. Quand ils ont franchi les montagnes, faut-il les descendre ? ils ne découvrent dans la plaine que de vastes déserts, et les aquilons fougueux fatiguent leur visière éblouie par une aride poussière qui la dessèche.

Ne vaudroit-il pas mieux greffer ces tendres rejettons sur les arbres hâtifs qui produisent des fruits utiles au grand nombre ? Ne vaudroit-il pas mieux leur démontrer que l’on ne peut tirer parti des connoissances scientifiques des compilateurs, qu’autant que l’on remonte au principe, qu’on établit des nuances adaptées aux situations ?

Si l’amour-propre est le fils imparfait du père qui perfectionne le mouvement, la force des convenances qui s’isole pour resserrer l’étendue de son domaine, recule pour des siècles les merveilles de la création inventive. Ne vaudroit-il pas mieux leur dire : Inventez pour les places, et comme elles sont toutes aussi dissemblables que les besoins, vous obtiendrez la variété, qui est le sceau du génie ?

Vaines espérances ! le merveilleux a ses poisons, et l’illusion presse la foule des intérêts divers. Pourquoi entretenir, à grands frais, des ressorts immobiles ? déranger la ligne impulsive de la nature qui mène plus sûrement au but ? Pourquoi la pusillanimité entoure-t-elle sans cesse la jeunesse de défiances, de respects, inconsidérément transmis pour quelques productions privilégiées ? Le voici :

On voit des hommes qui vivent de reflets, s’entourer de leurs foiblesses, prêcher le ton du jour, l’asservir, et remplir leurs cahiers hebdomadaires de phrases rebattues pour déterminer le choix d’une mesure partielle ou disparate. On voit la minutieuse méthode extraire l’esprit d’une feuille, couper un œuf pour y voir un ove1. Ornement d’Architecture.. Les années se passent en détails futiles ; on oublie l’objet principal.

L’insouciant, qui craint de compromettre ses jouissances paisibles, encense fraternellement l’idole pour s’identifier avec la force d’inertie du grand nombre. Semblable au timide enfant quand il quitte la main qui dirige ses pas, il chancelle, s’appuie sur tout ce qu’il rencontre, s’effraie au moindre bruit, tombe, se relève, abandonne ses forces aux lizières ; il n’ose de lui-même s’assurer une marche certaine. Quels sont les résultats de cet abusif itinéraire ? L’adolescence 137 disparoît, la jeunesse commence ; les éléments de l’art se confondent, et cèdent au torrent impérieux des affaires. On n’étudie plus ; les esprits s’émoussent sur les difficultés ; on éprouve des regrets infructueux et tardifs ; on étale aux yeux une pratique commune ; le temps fuit et ne se replie pas sur un vol abandonné pour réparer les torts et les délits du goût.

Voilà ce qui enfante tous les monstres en Architecture, et les amphibies que nous voyons ; les édifices qui s’effacent par les vapeurs accumulées de l’atmosphère, ne sont avortés que par la méthode trop resserrée des précepteurs modernes. En donnant des loix générales, ils ont laissé l’application vague aux élèves, et ont trop circonscrit les maîtres.

Telles sont les combinaisons de l’art ; elles assemblent tout ce qu’il y a de divin ; c’est un accord mutuel et indépendant qui saisit les affections de l’ame ; c’est un penchant irrésistible vers le beau ; il est si bien concerté que les dieux n’ont rien donné aux hommes de plus parfait.

Les Architectes étudient en Italie les différents monuments qui leur servent de guide ; au lieu de remonter au principe de toutes choses dans l’exercice de leurs connoissances acquises, ils copient les défauts des ordres élevés les uns sur les autres ; ils les emploient indistinctement dans toutes les positions.

À travers les nuages qui couvrent un beau jour, on voit des plans très-intéressants, des masses bien disposées ; nous en connoissons qui gagneroient à être dépouillées de leur enveloppe, et qui honoreront à jamais les seizième et dix-septième siècles ; cependant, il faut en convenir, que de réputations usurpées disparoîtront un jour ! On peut en imposer par l’étendue des surfaces et les grandes lignes dictées par des besoins multipliés, mais le prestige disparoît quand le scrupule l’éclaire. Par exemple, on voit à Versailles, du côté des jardins, un plan largement conçu, des avant-corps qui portent des ombres très-prolongées sur les arrière-corps, des escaliers magnifiques dont l’œil a peine à mesurer la fière attitude. Cette disposition agrandit l’âme et transporte nos sens.

Eh bien ! pour couvrir ces nuds savants, ces combinaisons qui honorent l’art, que voit-on ? Des colonnes accouplées, de petits ordres les uns sur les autres qui se perdent dans l’espace de deux cents toises ; de mauvais profils, des ornements lourds et multipliés, des reliefs, des figures destructives de toute proportion, des balcons que nos petites maisons de campagne, que nos hôtelleries bien ordonnées dédajgneroient.

Le palais des Tuileries offre une partie de ces inconvénients, mais l’exécution en est pure. Nos temples, pour la plupart, présentent une collection de tous les ordres connus. Ces encyclopédiques productions atteignent la nue : par-tout on voudroit employer le bélier d’Archimède pour faire tomber sous ses coups la muraille opposée ; vains efforts ! La rue a trente pieds ; c’est une loi du pays, on ne peut l’enfreindre : il faut fatiguer ses orteils, s’élever, torturer le cou, renverser le globe de l’œil pour mesurer au sommet le simulacre du culte que l’on rend au-dedans.

Ici la tortue se traîne à pas lents, le ciel change, l’aurore se cache et s’endort d’un triste et long sommeil ; le roi du jour arrive, les brouillards suspendus tombent, et après douze heures de gloire perdues, il va dominer à son tour. Il en est de même de l’homme de métier, de l’Architecte habile ; ils ne sont pas même encore sortis du niveau apparent des planchers. Le premier les retrace par des saillies répétées 1. On les connoît sous la dénomination de plintes., l’autre par des soubassements, des colonnes, puis des colonnes, des attiques, des couronnements, des dômes, additions modernes et trop accréditées qui écrasent souvent l’objet principal.

Qui a perpétué tous ces vices ? le croiroit-on ? C’est l’érudition, cette souveraine empesée à qui l’homme de peine prodigue son encens. La connoissance de tout ce qui nous a précédé, sans 138 doute est nécessaire ; elle fixe nos résolutions, assure nos souvenirs, mais rarement elle nous conduit à l’heureux délire qui stimule et pique l’observateur avide de nouveautés. Les corps sont composés d’érudits dans la partie isolée qu’ils ont le plus étudiée ; celui qui sait le plus, celui qui sait le moins, pèse ses succès dans une balance égale ; l’équilibre se rompt et favorise l’homme facile : chacun mesure son savoir sur la dépense qu’il a faite pour entretenir ses lampes.

En flattant séparément les goûts, on les prend dans leurs propres filets, et comme ils ne sortent pas du cercle qu’ils ont tracé, on les enchaîne dans la dépendance où ils tiennent ceux qui sollicitent leurs lumières. On ne citeroit pas un seul ouvrage passé au tamis de ces censeurs désintéressés, amis par excellence du bien public, qui ait triomphé des passions ou de l’ignorance des temps ; on pourroit en compter beaucoup qui ont devancé les préjugés, les ont subjugués, ont mérité l’estime de nos voisins, et qui n’auroient pas été approuvés par eux. Ce qui sort des rangs est d’autant plus rare, que l’amour-propre en secret révolté, ne permet pas d’isolement ; la médiocrité s’en offense, elle soulève l’opinion, la suspend, et souvent la corrompt. Rien ne peut dédommager de cette lutte inégale, que la consolation des années qui se succèdent et dégagent la lumière de ce qui pourroit retarder son activité. Pradon obtient les applaudissements d’un jour, et Racine, sifflé, acquiert l’immortalité.

La multitude a beau faire, plus on met d’entraves au génie, plus on l’irrite ; c’est un torrent impétueux qui renverse tout ce qui le gène ; c’est un présent des dieux, jetté sur la terre, le saisit qui peut ; tout ce qu’il conçoit prend des formes nouvelles et s’embellit sous son empire : il donne aux hommes des jouissances dont ils seroient privés sans lui ; c’est le confident de la nature, la gaze de la prude tombe à son aspect ; il franchit tous les espaces, et dans ses productions on reconnoît l’indépendance qui le décèle, soit pour la pensée, soit pour l’exécution.

C’étoit marcher à grands pas que d’accorder l’harmonie commune avec les sons discordants qui fatiguent les oreilles ; mais on n’avoit pas tout fait : plus on obtient, plus on désire ; la moitié de la pensée sollicitoit l’autre moitié. Il falloit des corps saillants, des colonnes isolées : le temps prépare ce qu’en vain la faveur du moment voudroit précipiter.

On fait des sacrifices ; on marche entre les écueils et les succès ; on transige. Ce n’est pas la première fois que la persévérance envahit la place de la raison et rendit les services que l’on pouvoit attendre d’elle1. On obtient un péristyle. Voyez la perspective, planche 60. L’architrave de la corniche est d’un seul morceau, et les joints sont placés perpendiculairement à l’axe des colonnes, pour éviter l’emploi dangereux des fers.. On étoit bien loin de croire alors qu’ayant allumé un flambeau trente ans d’avance, sa flamme conservée éclaireroit un jour les monuments fastueux2. Les Propylées des côtes de la Manche. qui précèdent le palais des rois, annoncent sa magnificence ; on étoit bien loin de croire qu’elle confirmeroit les principes dont nous venons de rendre compte.

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Élévation latérale
de la maison du directeur

Planche 62 🔗

Platon, dans son Timée, rapporte que Solon voyageant en Égypte, trouva une autre Athènes, trouva des monuments authentiques qui font remonter sa fondation à neuf mille ans avant le déluge universel. De tous temps on courut pour atteindre le merveilleux : les origines se confondent avec le temps et se falsifient.

Les artistes, peu satisfaits des moyens que la nature indique, cherchent hors d’elle un mérite illusoire pour déguiser leur foiblesse et flatter celle qu’ils veulent asservir. Ils suspendent arbitrairement les siècles, les connoissances qui ont fait valoir ceux qui les ont précédés ; ils introduisent ce qui paroît convenir au temps où ils vivent, pour flatter les délires de la multitude qu’ils abusent ; ils compilent les erreurs de l’antiquité, afin d’accréditer les autorités sur lesquelles ils s’appuient. Souvent ils ne sont pas plus avancés au bout de deux mille ans qu’on ne l’étoit auparavant ; d’où il résulte que quand une partie de l’art prend quelque consistance, l’autre est si près de l’instant fatal qui la détruit, que l’on a peine à distinguer la décadence, du plus haut degré d’élévation.

Qu’arrive-t-il ? Un Architecte a un monument à construire ; veut-il s’éloigner de la manière usitée qui accumule les faveurs du moment ; veut-il percer le nuage administratif qui enveloppe l’impuissance protégée ? il est repoussé, souvent il est humilié. Si on l’écoute, accolé à la roue du hazard, elle tourne au gré d’une transaction inespérée ou d’un acte extorqué à l’insouciance ou soustrait à l’intrigue1. Cette élévation offre une ordonnance sévère, un avant-corps de pilastres carrés ; des bossages additionnels aux nuds. L’entablement est ferme, la moulure est rare ; le couronnement appelle le nuage pour se lier avec lui. On y voit des arcs soutenus par des colonnes qui multiplient leurs forces pour augmenter le diamètre et subvenir à la perte qu’elles éprouvent quand on les apperçoit au point de distance..

Entrons dans quelques détails. Qu’est-ce qu’un pilastre ? Cest un pied-droit en tout sens, qui fait une fonction avouée par la nécessité.

Il ne faut pas de raisonnement pour prouver qu’une forme s’accorde avec les règles de l’art, quand elle est entière ; il en faut encore moins pour démontrer qu’elle est solide, et qu’elle convient aux édifices exposés aux intempéries dévoratrices.

Dans le principe sa mâle contenance supportoit les fardeaux d’une plate-bande appuyée sur la colonne ; il étoit isolé ; on pouvoit l’examiner de tous côtés ; il avoit la sévérité sourcilleuse des lignes décidées ; depuis on a déguisé son origine : les anciens l’ont figuré aux angles de leurs édifices. Eh ! pourquoi ?

Des peuples modernes, avares des ombres qui produisent les effets décidés, ont fait sortir des murs la sixième partie de leur épaisseur. Quelques édifices construits sous le Bas-Empire, sont 140 marqués de ce sceau réprobateur ; on a suivi l’exemple. Le prestige disparut sous le compas des Architectes puristes ; il reparut avec éclat sous l’ascendant des réputations éphémères. Ces surfaces dégénérées reprirent faveur dans les plaines de Palmyre : en fouillant les ruines qui les déroboient aux yeux depuis longtemps, on a corrompu le goût. Ainsi les terribles vents du nord et de l’orient s’élèvent du sommet des montagnes ; les arbres des forêts sont ébranlés ; les rameaux fléchissent, sont brisés, les troncs rompus, les racines extirpées ; l’art enfin, contemporain du monde, sollicite un nouvel éclat.

Par-tout on les employa pour célébrer les dieux du second ordre. À Rome, à Paris, à Londres, on s’en servit pour célébrer des triomphes, décorer les maisons des ministres, des particuliers ; on accoupla ces amphibies. Qu’ont-ils engendré ? Des monstres.

Voilà comment l’erreur se perpétue de siècles en siècles, en prenant les fausses couleurs du jour. Louis XIV appelle fastueusement les conseils du Bernin, et la lumière dont il s’entoure, n’en préserve pas le Louvre.

L’exemple enchaîne toutes les puissances ; les grands flattent les goûts du souverain, et les petits l’imitent. En vain l’Architecte créateur propose, celui qui veille aux portes du trésor dispose. La colonne blesse ses préjugés ; il redoute son imposant appareil ; c’est la beauté qu’il admire, elle le tient dans la dépendance du respect : il n’ose approcher. Telle est la foiblesse de l’homme qui ne se repaît que de séductions qu’il applique servilement aux circonstances qui lui sont personnelles.

L’ambitieux court après les honneurs ; l’avare amasse de l’or, et ses connoissances ne s’élèvent pas au-dessus du cliquetis argentin des métaux qu’il engloutit. L’amant court après la faveur idéale qui disparoît aussitôt qu’il l’a obtenue. Par-tout l’homme s’abuse ; en vain l’Architecte veut l’enchaîner aux loix qui maintiennent les vérités premières ; en vain il s’obstine à défendre le patrimoine du génie qui, depuis la succession ouverte du temps, laisse aux dieux de la terre, aux dieux de la mer la force préservative du carré pour limiter les possessions des empires ; le principe est enveloppé sous le trait mutilé du compilateur qui le défigure.

Qu’arrive-t-il ? L’Architecte puriste monte péniblement les marches qui conduisent au centre de lumière ; affoiblie par le travail, sa frêle existence s’abat ; fatigué par les passions dirigées contre son énergie, il expire sur les derniers degrés du temple de Mémoire, et ses efforts se brisent sur son impuissance. Cest ainsi que l’on fait reculer les siècles sous les coups redoublés du bélier lancé par l’habitude ; c’est ainsi que tout cède à la force d’inertie ; les hommes, les choses, le travail, tout n’est plus qu’illusion ; la vie elle-même n’est-elle pas une illusion ? n’est-elle pas l’image anticipée du néant, puisqu’après elle, il ne reste à la plupart des artistes que le regret de l’avoir mal employée ? Quand on se plonge dans la profondeur de ces abîmes qui confondent les provocations idéales avec les jouissances réelles, comment peut-on donner faveur à des surfaces imparfaites ? comment peut-on négliger celles qui produisent des ombres caractéristiques ? Rectitude sociale ! la force de ta morale est là ; elle s’explique aux yeux de la multitude qui compare, raisonne et s’empreint du caractère que les formes décidées suggèrent. Menésiclès1. Voyez les Propylées., dans sa proportion, n’a rien à redouter de la distance ; Alcide2. Vient d’άλϗη, force., prononcé dans ses muscles, inspire le courage ; Homère, l’Atlas de la poésie, soulève l’expression ; la trempe de l’ame dans ses affections, n’est jamais équivoque ; si elle pouvoit l’être, le trait carré que vous voyez la rappelleroit à ses combinaisons impérieuses ; il est si fort qu’il supporteroit le monde : pourquoi ceux qui le gouvernent ne l’auroient-ils pas ?

141

Coupe
de la maison du directeur,
sur la longueur

Planche 63 🔗

L’artiste languit de bonne heure quand il n’a que des idées inculquées ; il passe en point de doctrine ce qui s’éloigne le plus du vrai, et si par hazard son éducation le dégage de l’entrave qui le retient, ce n’est que pour l’entourer du merveilleux, plus dangereux encore pour l’avancement de l’art. Quand il est parvenu à la perfection, quand il pourroit l’étendre, c’est le moment où il touche à la corruption qui la défigure. Voulez-vous juger de la valeur des hommes, des choses ? Voulez-vous juger un conquérant, un philosophe, un artiste, un bon ouvrage, une pensée sublime ? transportez vous chez les nations voisines, elles sont dépouillées des passions, des intérêts mensongers, des habitudes. Ce que nous ne voyons pas peut nous en imposer par la tradition ; cependant plus les faits s’éloignent, plus ils paroissent extraordinaires, mieux on les juge. On nous fait voir comme des géants les Spartiates, les Carthaginois, les Athéniens, les Romains ; lorsqu’on les juge sans enthousiasme, qu’ils sont loin d’être ce qu’ils paroissent ! Tel est l’effet des verres accumulés, ils grossissent ou diminuent l’objet : il n’y a qu’un point pour bien voir.

Ces idées, sans cesse rebattues, nous ont enivrés ; leurs auteurs ont trompé les siècles. D’où vient la faute ? Des écoles, des historiens, et surtout des rhéteurs.

Pensez-vous que les discours de Démosthènes, de Salluste, de Tite-Live, de Paterculus, de Diodore de Sicile, que l’on explique dans nos classes, soient contenus dans le cercle étroit qui retrace les faits ? Pensez-vous qu’ils aient été prononcés par les peuples et les héros qu’ils vantent ? Pensez-vous que Quint-Curce, adulateur dévoué au vainqueur de l’Asie, soit bien exact sur les traits que nous admirons ? Il n’en est rien. Quand on connoît leurs vices on peut douter de leurs vertus.

Pour vous tromper, ces falsificateurs intéressés ont représenté les hommes tels qu’ils dévoient être et non pas tels qu’ils étoient, tandis que la fragile humanité fut de tout temps ce qu’elle est. À Dieu ne plaise que je confonde les véritables sages avec les philosophes corrompus qui font la honte des siècles ; l’art de faire valoir les choses les plus éloignées de la morale et de la religion, leur tient lieu de mérite, et propage des réputations qu’ils n’auroient jamais obtenues si leurs opinions erronées n’eussent flatté les passions.

L’habitude est si puissante en tout, qu’elle dérange même les aspects sous lesquels on doit appercevoir la divinité, comme si on pouvoit la représenter sans l’offenser. Rome a autant de dieux que d’habitants ; devenue la maîtresse du monde, elle admet les religions de tous les pays, elle élève au même rang les vices et les affections de l’ame.

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Les cultes varient à l’infini ; les temples des Goths sont remplis de figures grossières qui sollicitent nos hommages ; la sculpture, la dorure se disputent l’ornement des temples catholiques romains. L’Italie rassemble tous les genres de collections ; elle accumule les produits de la superstition dans la chapelle de Notre-Dame de Lorette et dans la basilique de S. Pierre. Ces décorations fastueuses, servilement répétées, corrompront-elles toujours les principes ? Quand cesseront ces représentations abusives et dégénérées, qui, pour la plupart rappellent nos salles de bal ? Il est temps que la cupidité restitue les droits qu’elle a envahis, et que le philosophe, l’artiste qui voient la divinité dans tout ce qui respire, se dépouillent des pensées bizarres qui adorent un dieu sous la forme d’un bloc de marbre ou de substances fragiles et coloriées. Consultez le grand livre qui retrace les siècles et les cultes, vous verrez le Persan, ce peuple instruit par les Mages, n’élever à la divinité ni temples, ni simulacres ; il appelloit la vaste étendue des cieux Jupiter ; vous verrez les Druides placer la divinité dans les bois épais ; un feuillage sombre, des ombres mystérieuses couvrent les assistants.

Ici les traits du dieu de la clarté disparaissent ; l’autel est au centre, le jour réservé est radieux ; le ministre est seul apperçu, seul éclairé ; on croiroit que la divinité elle-même descendue des cieux occupe la place dans toute sa majesté, dans tout son éclat. Voyez l’Ancien Testament, il nous retrace les Saints lieux sur les hautes montagnes ; voyez les Chinois, les Mahométans qui reconnoissent l’unité de Dieu. Les premiers n’ont jamais entrepris de représenter le Tien, et leurs images placées dans leurs pagodes, ne sont que l’expression de quelque sens, de quelqu’attribut ; et quant aux partisans de l’islamisme, ils sont encore plus réservés ; aucune figure, aucun ornement ne décorent leurs mosquées, elles ne contiennent que des sentences morales et pieuses, faites pour honorer le nom de Dieu, nom révéré qu’ils ne prononcent qu’avec respect1. Ce respect est porté au point qu’ils ramassent tous les papiers, dans la crainte que le mot de Dieu ne puisse être dégradé par des emplois avilissants..

D’après tout ce que vous venez d’entendre vous conviendrez que l’imagination doit faire tous les frais de la décoration de nos temples ; elle est au-dessus de toutes les réalités, c’est le seul moyen d’élever la pensée de l’Architecte au niveau du sujet qu’il a à traiter. Cette puissance consolatrice à qui nous devons tant de bienfaits, est la divinité même ; elle comprend l’espace immense ; la voûte de son temple est celle des cieux ; sa demeure ne peut être construite en matières périssables ; aucun temps ne la précède, aucun temps ne peut la détruire ; elle est coéternelle avec sa toute-puissance ; c’est une nature intelligente dont la contemplation est toute lumière ; cest-là enfin, où l’ame trouve la source de son immortalité. Malheur à l’artiste qui ne voit que les images qui frappent le vulgaire ; s’il suit la route tracée, il perpétuera les vices dont nous venons de parler.

Que faire ? Quand on est asservi à des habitudes qui n’autorisent que des productions manuelles ; quand on est lié par des économies négatives qui excluent tout ce qui est coûteux et ne produisent rien, il est bien difficile de développer aux yeux les principes que nous venons d’établir : quels moyens peut-on employer ?

Il faut, quand on a préparé les matériaux, les élever, les cimenter sur les vérités invariables. On sait que les produits des arts sont aussi coûteux que peu durables ; s’ils ne sont pas épurés par le feu du génie, ils ravallent les idées et les fixent sur des réalités de convention et mensongères, et comme les cultes, ils sont susceptibles de révolutions. Pour être indépendant de la mutabilité des événements que l’inconstance élève ou renverse, il ne faut employer que des moyens émanés des situations, des circonstances absolument étrangères aux inventions bizarres qui décomposent le véritable esprit.

Pour mettre en évidence ces combinaisons, ces résultats qui provoquent les ressources de l’art, il falloit annoncer les soixante marches qui conduisent à l’autel, assourdir les surfaces des murs, 143 détruire les lumières divergentes, les accessoires qui atténuent et divisent l’impression des grandes lignes, pour inviter les fidèles au recueillement. Il falloit que tout contribuât à faire valoir l’objet principal ; que la lumière qui frappe sur le sacrificateur, fût l’image de la grandeur et de la majesté suprême, que la teinte mystérieuse qui l’enveloppe représentât le néant des nations ; il falloit mettre en opposition la lumière la plus vive, les rayons éblouissants du midi pour frapper sa tête et la faire briller ; il falloit élever les degrés qui rappellent les hauts cieux, les hautes montagnes, et mettre entre l’homme et la divinité cette distance incommensurable que l’imagination parcourt et ne peut atteindre. Cette disposition, quoique peu importante par elle-même, peut faire éclore par la discussion, des germes susceptibles de grandes conceptions, quand l’artiste est secouru par le trésor public.

Mais comme il faudroit être Démosthènes, ou Cicéron1. On sait que Cicéron avoit traduit les œuvres de Démosthènes, et que cet ouvrage précieux s’est perdu avec tant d’autres. pour bien traduire Démosthènes ; comme il faudroit avoir son génie pour marcher sur les mêmes traces, le lecteur sentira que tout ce que nous avons dit est au-dessous de tout ce que l’on peut dire. Il faudroit être Dieu pour donner de Dieu l’idée précise que l’on doit en avoir.

Coupe sur la largeur

Planche 64 🔗

Elle explique les mêmes dimensions que la précédente. Le sacrificateur reçoit la lumière du midi ; il est seul éclairé : les marches occupent l’espace contenu entre les murs intérieurs.

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Plan, coupe, élévation
vue perspective
d’une cour de service

Planche 65 🔗

Voyez la nomenclature ; la distribution a été dictée par un homme à qui sa fortune ne permettait pas de bâtir une ferme : il desiroit quelques chambres pour lui, des logements de domestiques, et vouloit que le service se fît à couvert : on a observé des airs passant dans le rez-de-chaussée sur les quatre élévations, et de grands espaces dans le comble, qui attirent toutes les vapeurs.

Plan
des des remises et écuries de la direction

Élévation

Planches 66 et 67 

Ce qui s’oppose le plus au progrès des arts et des sciences, c’est la différence que les hommes ont admise entre eux. La fortune commande, elle qui devroit obéir. Cependant la chaîne qui enlace la vie avec l’emploi de ses facultés, devroit laisser la liberté de développer les intérêts de tous. La volonté suprême d’un seul ne peut rien changer à la nature des choses ; il n’est pas dans son essence que ce qui est mal obtienne les mêmes résultats que ce qui est bien.

Rarement la fortune marche avec le savoir ; elle néglige tout ce qui s’éloigne de ses puissances personnelles. Insouciante au milieu des fadeurs qu’on lui prodigue, elle s’abandonne au plaisir de céder, plutôt que de s’exposer à la peine de résister. Elle confie à l’indolente habitude tous les genres d’intérêts, et si le mode n’a rien de piquant pour l’artiste que l’on consulte, il obéit à 145 l’impulsion, et suit la route tracée. Qu’arrive-t-il ? On construit les habitations de la gent animale avec autant de négligence que l’on en met à la plantation de nos parcs. Quelque chose que l’on fasse, on est sûr d’être à l’abri du reproche ; le langage des premiers est muet, et ne peut se faire entendre ; les autres en offrant aux yeux des fleurs, des fruits, du verd, des eaux, plaisent assez généralement ; cependant consultez le grand livre de la nature ; consultez les hommes instruits, vous verrez qu’ils n’ont pas dédaigné d’éclairer la portion négligée de la société, les habitants des campagnes : lisez Columelle, lisez Pline, ils descendent jusque dans les plus petits détails de l’instruction, passent leur vie à l’étude de ceux qui paroissent minutieux.

Croit-on, par exemple, que celui qui chante les bergers vaille moins que celui qui célèbre les dieux ? Les vérités utiles toujours placées au premier rang, ne dépendent pas de ces modifications que la flatterie fait valoir dans ses préludes, et que l’erreur intéressée du moment encense ; croyez moi, tout est susceptible d’intérêt, de recherches ; tout s’embellit sous les traits du peintre appréciateur de la nature ; sa couleur et ses teintes, telles qu’elles soient, ne peuvent jamais être communes.

Qui n’a pas fait construire des écuries, des remises, et ne les a pas livrées à l’ouvrier qui ne voit dans l’expectative de la dépense prévue que les produits qu’il attend pour exister ? Les fautes s’accumulent sur l’imprudence qui méconnoît les dangers. Tel l’aveugle, guidé par un barbet qui convoitant la subsistance qu’il apperçoit sur le bord de la rive escarpée, appuie sur la chaîne qui l’attache à son maître, est entraîné vers l’abyme.

En effet, voyez les suites fatales d’une mauvaise ordonnance : on place des greniers au-dessus des écuries, on accumule les pailles, les foins, les graines, tous les genres de fermentation ; les chevaux occupent un rez-de-chaussée humide ; l’air est concentré, et ses maléfices se répercutent sur les parties les plus foibles de l’animal qui exigeroit de nous des soins à raison des services qu’il rend. Eh bien ! si l’imprévoyance, qui toujours marche avant l’indiscrétion et ne se replie jamais sur les désastres qu’elle prépare, laissoit enflammer les matières qui entourent le cheval, que deviendroit-il ? aucune issue ne pourroit lui offrir des moyens de délivrance ; effrayé par les flammes qui le menacent, rien ne pourroit le soustraire à leur voracité : il se hérisseroit, il périroit. On compte pour rien les dangers de l’adhérence1. Dans les villes, les cheminées, tous les feux de la maison, séparés par une brique de deux pouces, susceptible de s’échauffer, sont rassemblés dans les greniers. Le propriétaire est si près de l’incendie, qu’on ne conçoit pas comment son intérêt, celui du public ainsi concentrés, peuvent être languissants et aussi confiants.. Sollicitude de tous les instants, vous dormez sur le volcan ! Tremblez ! quel sera votre réveil ! En effet, les premiers points donnés de l’ordre naturel, ce sont ceux de la conservation individuelle ; comment peut-on la négliger ? Et quoique la mort pour tout ce qui existe soit une nuit profonde que l’on n’aime point à percer, forcé d’avancer vers elle, l’art au lieu de l’éloigner l’accélère ; au lieu de chercher la lumière qui la garantit, il semble épaissir le voile qui la couvre : qu’il est condamnable ! pourquoi négliger l’exposition ? Ne sait-on pas qu’il faut éviter les vents du midi, de l’occident, que ceux d’orient sont à préférer.

Rarement ce préliminaire est celui des constructions de la ville, plus rarement celui des campagnes. Je suppose que l’on s’isole ; croit-on que l’usage des jours2. Ils doivent toujours être opposés aux râteliers, afin que l’air passant n’agisse pas immédiatement sur l’animal sans cela il excite la toux. Les trappes d’évaporation, quoique très-nécessaires, sont oubliées, cependant elles renouvellent l’air, dissipent la chaleur concentrée, augmentent la force, l’action des nerfs : il faut beaucoup de précautions pour qu’elles ne soient pas nuisibles ; le choix de leur ouverture n’est pas indifférent ; celui des cazes, leur espacement rassurent contre les gaietés de l’animal., que la pureté de l’air puissent être négligés ? que l’accumulation des fumiers, des pailles qui entretiennent la putridité, soit indifférente ? Comment se soustraire à la dureté du pavé ? Personne n’ignore que le bois placé de la même manière que le grès est à préférer ; le premier a plus d’élasticité, le second nécessite des répercussions dangereuses.

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On sait que plus la force d’un coursier est active, plus on a à redouter ses écarts imprévus1. L’usage des lanières, qui assujettit sa fougue aux mangeoires, quand il n’est pas combiné avec les mouvements irréguliers est sujet à beaucoup d’inconvénients : si la longe est trop courte elle l’inquiette, le fatigue ; si elle est trop longue, elle expose à des dangers incalculables ; il faut les faire disparoître au gré des caprices du cheval, dans des coulisses souterraines..

Telle est l’incohérence de l’art : il est libre, dit-on ; il doit affranchir de la servitude tout ce qu’il conçoit. Non content des fers qu’il forge, il étend à son gré ceux qui sont soumis à sa dépendance : il use de la loi du plus fort ; le croiroit-on ? lui qui doit penser, agir et développer le principe qui constitue l’agilité, qui maintient l’équilibre du ressort, il condamne pendant la nuit aux chaînes le coursier secourable qui lui assure sa liberté pendant le jour, s’il est obligé de fuir la persécution.

Humanité peu reconnoissante ! quand sentiras-tu tout ce que tu dois au monde animal ?

Ce que j’ai dit sur les précautions générales à prendre de la part de l’Architecte, peut être considéré comme un éveil, plutôt qu’une instruction. La matière entamée feroit le sujet de plusieurs volumes. Consultez la nature ; consultez ceux qui l’ont étudiée, le Parfait maréchal, l’Hippiatrique, les auteurs anglais qui ont traité ce sujet avec succès.

Planche 68 🔗

Cette planche présente les coupes des remises, le plan et l’élévation d’un fanal destiné à éclairer la nuit. Le premier répand ses feux sur la place publique, l’hôtel-de-ville, les cazernes qui nécessitent des lumières permanentes ; le second, sur le service des cours de la saline, et des ateliers que l’intérêt de tous les instants surveille ; on y voit des réservoirs d’eau douce, des eaux jaillissantes, destinées à la précaution contre les incendies, à désaltérer les chevaux des passagers, et à salubrifîer l’air salin. Les décorations portent l’empreinte du sentiment outré dans les formes, et de l’ordonnance que l’on a admise dans la conception générale.

147

Maison
d’un homme de lettres1. M. l’abbé Delille étoit de la société de MM. de Trudaine, Malesherbes, Turgot : on crut que la maison de l’homme de lettres ne pouvoit pas être oubliée parmi les monuments de la ville. On déroule les plans, on discute ; quoi ! des croisées ! la maison de l’abbé Delille doit être éclairée par le haut ; c’est un temple de gloire.

Plan, coupe, élévation, vue perspective

Planche 69 🔗

Quand on a satisfait à la distribution dictée par le besoin de ceux qu’elle intéresse, il n’est pas nécessaire que l’ordonnance extérieure ait constamment le caractère architectural que la sévérité des ordres exige. On la trouve cette ordonnance dans l’analogie des plains avec les vuides ; ce qui caractérise le beau est commun aux plus petites surfaces ; de grands repos grandissent la pensée et consolident la construction. Loin de nous ces détails qui la divisent sans profits pour les effets apperçus de loin.

Si les murs de l’enfer sont d’airain et retentissent au bruit des enclumes, si les fers qu’on y rive ne peuvent enchaîner les puissances du génie, si la proportion n’admet d’autre père que le temps courbé sous le poids des années, jugez ce que peut l’Architecte quand il puise la poésie de son sujet dans les ouvrages qui contribuent le plus à la splendeur des nations. Pour faire respirer des murs, pour méditer de nouveaux effets, il n’a pas besoin de s’enfoncer, tous les neuf cents ans, dans le tombeau de Jupiter ; ils sont là, oui là..... le génie commande, et la troupe obéissante des sensations va le servir.

Que fera-t-elle ? D’abord, elle invitera les Grâces à se mettre à la tête du cortège (car il faut les voir par-tout, même où elles ne seroient pas). Ces divinités, filles du Goût et de la Beauté, s’identifieront à tous les genres de productions ; elles provoqueront de nouveaux élans ; et si par hazard elles éprouvent quelques contradictions, la nature les mettra d’accord en les rappellant à ses combinaisons impérieuses. Que de moyens elle offre à l’imagination ! des grâces ! des femmes ! pourquoi toujours des femmes ? Ah ! ne négligez pas le bienfait inspirateur ; elles font naître les agréments de tous genres : si l’on n’obtient pas, comme elles, l’assurance de se faire aimer, au moins elles vous communiquent le secret de plaire.

L’Architecte n’oubliera rien de ce qui peut stimuler le feu divin qui embrase l’homme de lettres dont il décore l’appartement ; comme le despotisme du beau gouverne le monde, il en profitera pour donner au sublime idéal de ses conceptions, le luxe que l’on emprunte des accessoires ; si en apparence elles renferment des écarts inadmissibles qui s’éloignent des idées reçues, il les ramènera au but qu’il s’est proposé, par les métamorphoses ingénieuses où l’on reconnoîtra l’expression dévoilée du sentiment qui les a produites.

Voyez tout ce que les goûts divers, les attractions insensibles, les vertus inculquées peuvent suggérer. Voulez-vous faire bouillonner le cerveau du poète ? retracez-lui la fougueuse éloquence 148 d’Homère, la déchirante expression de Shakespear, l’ode pompeuse d’Horace, le charme épuré de l’Ænéïde. Voulez-vous concentrer les affections analogues qui sollicitent les puissances de l’ame, remettez lui sous les yeux Catulle et Properce, le savant Gallus et le tendre Tibulle ; la douce muse de Sapho charmera ses sens ; Philétas lui donnera le style élégiaque ; la gaieté, qui prolonge la vieillesse d’Anacréon, égayera ses loisirs ; Chapelle, Chaulieu1. On l’appelloit l’Anacréon du temps. feront disparoître le regret des jouissances perdues : sur-tout soyez avare de ces scènes lascives de Pétrone ; ne salissez jamais les degrés qui montent au Parnasse par les teintes qui favorisent l’obscurité des boudoirs de nos Lais modernes. La pudeur s’en afflige ; respectons cette vertu, elle donne du prix à toutes les autres, cette vertu sans laquelle les Grâces perdent leurs droits.

Ouvrez aux moralistes les dialogues de Cicéron sur la vieillesse, l’amitié, la nature des dieux ; c’est ainsi que l’on appelle du faux pour y substituer le réel ; c’est ainsi que l’on fait aimer la pratique de toutes les vertus. Ouvrez à l’agriculteur les trésors de Columelle, les ouvrages et les jours d’Hésiode, les géorgiques du poëte de Mantoue, francisées par notre Virgile ; mais à quoi aboutiront tous ces efforts ? À quoi ! Ils vous familiariseront avec les littérateurs fameux, les divins esprits qui guident mon audace ; et si parmi tant d’auteurs justement admirés, il est question de l’amour des arts, d’Architecture, vous ne m’oublierez pas. Quand vous aurez assemblé, sous les formes embellies par le goût, l’instruction des siècles, vous inviterez l’harmonie du monde à perfectionner vos sensations : qui peut ignorer que l’éternel équilibre qui maintient les vérités constantes, cet équilibre enchanteur qui plaît tant à l’œil exercé, vit d’emprunt, dès l’origine du monde ? En effet, si les jardins d’Éden offrent la séduisante variété des plans, si les nuances de chaque bouton qui s’épanouit mêlent leurs couleurs aux plus brillants éclats de la nature ; si dans sa bienveillance, cette mère odorante leur donne cet esprit inépuisable de vie qui répand l’abondance de ses parfums ravissants ; si les efforts successifs des générations laissent encore quelque chose à désirer, l’art, sentinelle vigilante, aux portes des dieux du génie, assujettira la terre aux règles immuables qui dirigent l’homme de lettres ; il amollira l’aspérité des pentes pour lui apprendre que les formes gracieuses sont inséparables du sentiment qui caractérise ses productions immortelles.

L’Architecte élèvera le ton des habitations les plus communes au niveau de sa dignité ; il invitera les puissances du ciel à s’identifier aux conceptions que l’usage a consacrées aux besoins journaliers ; il appellera le savoir, le forcera dans ses retraites, et si le génie qui lui commande ne trouvoit pas dans sa recherche des motifs plausibles pour exciter l’utile enthousiasme et payer le tribut d’harmonie qu’il s’est imposé, c’est alors qu’il fera descendre les habitants de l’Olympe ; ils occuperont des temples dédiés aux divinités qui président à la naissance, au soleil régénérateur qui sollicite les trésors de la nature prodigue ; il enchaînera à ses idées tous les prestiges séducteurs qui assurent aux favoris d’Apollon les plus hautes destinées. Vous repasserez d’anciens souvenirs ; vous comparerez les traces qu’ils laissent avec les affections du moment ; ils développeront de nouvelles combinaisons, d’heureuses transgressions, des effets inattendus, inespérés.

Après avoir assemblé la végétation des quatre parties du globe pour lui offrir ses variétés, ses merveilles, vous consulterez les naturalistes ; nouveaux tyrans de la terre, ils la forceront impérieusement dans ses lenteurs périodiques, ils ordonneront aux saisons, commanderont les souffles favorables et progressifs, et faisant disparoître les glaces de l’hiver pour faire épanouir les roses et précipiter les parfums de l’ananas provoqués par les feux du midi, ils appelleront les délices du monde pour assister au réveil du chantre de la nature.

Que de biens ils préparent à la race future, dans les développements successifs des idées que ces lieux enchantés font naître. En effet, à quoi servent les trésors cachés sous la terre indifférente à leur valeur, qui les méprise ? À quoi servent les mines du triste Potose, si ceux qui doivent les arracher aux ténèbres négligent leur extraction ?

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Quand l’Être suprême imprima au monde le mouvement universel, il n’a pas dû penser qu’il s’altéreroit ; le seul être qui puisse le conserver, l’étendre et jouir du bienfait c’est l’homme ; on a tout fait pour lui ; il a dans sa main toutes les provocations, par l’attrait des puissances motrices et de la prévoyance divine : il a doué le poète d’un sentiment délicat, afin qu’il pût étudier sur toutes les faces qui se présentent à lui, le bonheur et les misères. Il faut que son génie s’élève dans la sphère des beautés aériennes ; qu’il contemple la sérénité du jour, les ténèbres éloquentes de la nuit ; qu’il préside à la tempête, rende la nature sensible, et l’anime dans ses ouvrages ; il faut que les passions se peignent dans les espaces immenses que son imagination parcourt, et qu’il trouve dans le silence des bois le moyen de faire parler les êtres inanimés.

Le stérile rocher dont l’orgueil élancé dans le nuage détache sa masse qui roule avec fracas dans la plaine, les fleuves mugissants qui se précipitent, dans leur chute extravagante, dans les syphons sonores, réveillent son oreille abstraite et préparent la variété qui découlera de ses écrits inspirateurs ; il développera les germes de la terre, les richesses du commerce pour les appliquer aux arts d’agrément ; des eaux abondantes donneront la vie à cent figures qui respireront sous le cizeau de nos Phidias modernes. On y verra le dieu du jour poursuivre le serpent Python ; on y verra la chaste Diane, l’infortuné Actéon ; on y verra les Dryades qui président à la conservation du géant des bois ; on y verra tous les Sylphes qui agiteront l’air, et dont les humides vapeurs raffraîchissent les sens enivrés ou trop échauffés par le brûlant enthousiasme. Ici on égaye la scène : le scrupule mutile les forces d’Hercule pour l’acquit d’une conscience dévote ; là, pour complaire au délire, on substitue aux bronzes, aux marbres, de tous temps révérés, des terres fragiles, passion déhontée du moment ; le bonheur toujours inconstant change de place, les bustes favorisés de Mars sont traînés de bosquets en bosquets sur le sable mouvant, pour y substituer les chancelantes divinités des idolâtres du jour ; le bon goût se gardera bien d’y attacher les lauriers flétris de Néron qui fut aussi un héros ; oui, mais un héros brigand.

Telle est la nature de l’homme, il renverse, bouleverse l’ordre des conventions respectives ; il croit, quelle erreur ! qu’en changeant tout de place, celle qu’il occupe est la plus solide et la meilleure.

Enfin l’Architecte, s’avançant dans l’avenir, ouvrira le grand livre des éléments qui font mouvoir les âmes tièdes et échauffent celles qui sont susceptibles d’élans ; il donnera lui-même l’exemple. Ses édifices prendront un caractère sublime ; il élaguera ces chevilles oiseuses qui pourroient altérer la pureté du style ; il marchera d’un pas égal à côté du poète qui lui frayera la route du périlleux voyage des auteurs dans le monde des esprits.

Voulez-vous réussir ? voulez-vous étendre le progrès de l’Architecture ? Enlacez votre savoir avec celui des poètes, secourez vous mutuellement1. La communication des artistes avec les gens de lettres a contribué à la splendeur du siècle de Louis XIV : Molière, Lafontaine, Despréaux, étoient amis de Lebrun, de Girardon, de Mansard, de Lenôtre. Le jardin d’Auteuil, appartenant à Boileau, fut planté par ce dernier. ; le mécanisme des vers est à l’Architecture ce que la pensée est à la froide assise qui élève méthodiquement un grand édifice. Quand le poète décrira le palais d’Armide ou le temple du dieu des combats, il aura des idées plus justes ; l’Architecte inspiré par lui en obtiendra de plus élevées.

Il est vrai (car il faut tout dire) que les poètes ne construiront pas les édifices, mais les Architectes feront de la poésie, et l’attraction produira des effets inespérés ; si les artistes connoissoient tout le profit que l’on peut faire de ces associations fécondes ! le moindre avantage qu’ils en puissent recueillir, c’est d’apprendre à quitter les règles en quittant l’école ; ils feront des loix théoriques pour leurs élèves, ils les élagueront pour eux-mêmes ; ils substitueront aux entraves qui resserrent le génie, l’étude des lieux qui multiplie ses pouvoirs.

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Croyez moi, éloignez vous de la méthode qui rétrécit les premières facultés ; marchez sur les décombres où le passé conserve pour l’avenir des trésors inépuisables. Loin de vous cet assoupissant respect que le temps semble avoir accrédité sur les abus transmis pour les propager.

Second plan
de la maison du directeur

Planche 70 🔗

Ils sont à-peu-près les mêmes que ceux qui ont été détaillés, planches 58 et 59.

Élévation et coupe
de la maison du directeur

Planche 71 🔗

Ce n’est pas dans le moment où l’on écrit que l’on peut corriger le genre humain ; ce n’est pas dans le moment où l’on écrit que l’on peut établir des principes opposés aux préjugés ; le temps élève avec lenteur le temple de la vérité sur les débris amoncelés des erreurs : lui seul peut les détruire. L’homme de génie, toujours au-dessus du rang que le vulgaire lui accorde, rejette ou accueille, méprise ou estime ; toujours isolé au milieu de la foule, il est indépendant du grand nombre ; le sentiment intérieur lui suffit ; il arrache toutes les enveloppes pour découvrir les nuds et mettre en évidence les seules vérités qui surnagent et triomphent de la barbarie des temps.

Le gouvernement avoit donné aux traitants la faculté de faire des économies et les changements qu’ils croiroient nécessaires, soit pour la distribution, soit pour la décoration. Projets médités, combinaisons avouées par l’art, déjà vous fuyez : que deviendrez-vous ? Celui qui paie ne connoît de véritable bien que ce qu’il épargne ; il tronque, il mutile, il n’est rien de sacré pour ses mains sacrilèges.

Cet édifice, comme nous l’avons déjà dit, dominoit toutes les constructions ; le couronnement étoit pyramidal ; il étoit nécessaire, je dis plus, indispensable. On ne sait par quel ascendant les compagnies puissantes déterminent toutes les impulsions ; on ne sait comment le prestige instigateur prépare les résolutions, mais l’administration confiante ou facile, a peine à se défendre des coups qu’on lui porte. Des économies apparentes, des considérants oiseux, des fleurs usées ou 151 flétries, semées dans un aride rapport, font pencher la balance du côté où le faux poids l’emporte ; sans cesse il faut composer avec un détail mercantile : on ne donne rien pour rien. Insensibles aux réclamations qui s’accumulent à raison des pertes que l’art éprouve, ils ne traitent que par échange ; l’intérêt qui les dirige éloigne tout ce qui leur résiste, et rend l’exécution la mieux concertée impossible ; c’est un vaisseau lancé sur la plaine orageuse, il est en proie à tous les vents ; sans cesse il est battu par la tempête ; la mer se révolte et brise les résistances ; si l’aquilon favorable le ramène au port, il est démâté, dégarni de ses voiles conductrices ; il a perdu ses agrès ; il ne reste qu’une masse informe qui compromet la science du pilote.

O vous qui jugez les artistes ! soyez indulgents ; ils ne peuvent écrire sur les murs qu’ils vous laissent, tout ce qu’ils ont à désirer, toutes les difficultés qu’ils éprouvent. Ne les traitez pas plus mal que les poètes à qui l’impitoyable censure retranche les plus beaux vers. Si quelques idées transigent avec l’ignorance et les intérêts partiels ; si le peintre est le maître de son cadre, de sa toile ; s’il commande aux dieux, aux héros dont il retrace l’image, rien ne peut préserver l’Architecte qui confie ses destinées aux hommes, des traits qui les déchirent ou des passions qui les assiègent. L’opinion vacillante qui maîtrise tout, voudroit en vain assurer ses succès ; ils sont comme ceux des conquérants, toujours incertains, puisqu’ils dépendent des co-opérateurs.

Il fallut renoncer (Dieu ! vous savez quel effort) à cette masse imposante et progressive qui composoit le tableau. Quel fut le prix de ces complaisances forcées ? On obtint un péristyle sous le prétexte de mettre à l’abri des intempéries l’excédant des ouvriers qui ne peuvent être contenus dans la chapelle. On obtint des corps isolés, des saillies prononcées, des ombres décidées ; ce n etoit pas tout perdre. Voyez l’effet de la planche 71, elle vous convaincra qu’à la distance de soixante toises on peut mettre en principe que l’entrecolonnement doit être d’un diamètre entre les saillies des bossages ; cela suppose l’ordre colossal.

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