Séquence 04
Plan
de la porte d’entrée
de la saline de Chaux
Planche 34
L’artiste, concentré dans la timidité qui resserre toutes ses facultés, se plaint de quiconque ose plus que lui. Que cet homme est heureux ! il décore la place publique ; il érige un temple au dieu de l’harmonie, un palais à la divinité du jour.
Ils ignorent, ces désireux pusillanimes, qu’une étincelle peut embraser une ville et l’ensevelir dans l’accroissement de ses feux.
Un grand élève des autels au dieu qui soumet la nature ; il immortalise les talents, il anime les marbres pour retracer les triomphes de Therpsicore. Les courtisannes mettent à contribution la crédulité en échange du sentiment. Pour orner leurs boudoirs elles accumulent les bronzes, les tableaux, et les somptueux portiques de leurs maisons de campagne sont remplis de marchands de nouveautés qui viennent provoquer le luxe. Qui n’a pas eu plus d’une fois l’occasion de dépenser cinquante mille livres ? Il en faut moins pour ériger un monument qui en impose.
Ce plan, important par le motif qui a déterminé les intérêts respectifs, semble être étranger au caractère qu’imprime le génie ; cependant il renferme des dépôts précieux : c’est le foyer commun qui contient la richesse du pays et la distribue. On y trouve la justice qui pèse les intérêts des nations étrangères, et contient les écarts particuliers, la réclusion qui intimide la fraude ; des eaux préservatrices des incendies ; des fours où la flamme entretenue assure la consommation du lendemain ; des hommes qui surveillent au-dehors, au-dedans, tous les genres de services. Tout porte l’empreinte de la recherche où l’on a fixé l’aisance.
107O vous ! qui n’êtes atteints que des impressions inculquées, gardez vous de cet état de langueur qui engendre tous les vices de l’art et corrompt les germes productifs. L’indolence enchaîne les facultés, et l’occasion fuit parce qu’on ne la saisit pas, ou que l’artiste néglige ce qui pourroit la faire valoir.
Vue perspective
de la porte d’entrée de la saline de Chaux
Planche 35
Quoique l’on voie mal ce qui est éloigné de soi, cependant les étrangers sont plus justes appréciateurs de l’élan des nations voisines, que celles-ci ne le sont d’elles-mêmes. Ce qu’il y a de bien chez les uns conserve son essence, alors qu’elle se perd chez les autres.
L’expérience prouve que, dans le pays où l’on vit, tout s’oppose à faire valoir les hommes et les monuments qui dévient de la voie commune ; tout s’oppose aux progrès de l’instruction. Les préjugés de ceux qui donnent le ton éloignent tout, et si on parvient à électriser la publique léthargie, ce n’est qu’en frappant des organes rétifs, ou blessant la foiblesse de ceux qui sont appauvris par l’inertie. En vain la lumière vivifie la nature, la terre est si vaste qu’elle paroît se confondre dans les clartés célestes. La timidité sommeille au centre des répartitions bienfaisantes, et la réfraction offusque les vues craintives, resserre toutes les facultés. Dans ce cas, le réveil est lent, semblable à l’inamovibilité de la nue que l’épais atmosphère suspend pour contenir un trésor liquide ; il faut un accident du ciel pour la dissoudre et répandre sa richesse sur un champ préféré.
Quelles sont ces urnes renversées qui s’offrent à mes yeux ? ces torrents d’eau qui se congèlent et étendent leurs vagues.glacées pour prolonger des ombres que le soleil déplace au gré de l’art ? Quel est cet antre sorti de la terre pour s’affilier avec la voûte céleste ?
Les Géants ont détaché le rocher du sommet des montagnes pour l’entasser. Déjà les tourbillons se condensent. Borée, dans ses accords harmonieux, appelle les souffles humides, verdit les plantes aqueuses qui se grippent de toutes parts. Le lierre serpente, et dans ses replis négligés, éparpille sa longue chevelure. Les stalactites s’amoncèlent en gouttes attractives, et les rayons combinés font jaillir le rubis vacillant. Voyez ces colosses sortis du flanc des puissances salées, ils s’appuyent sur des surfaces profondément recreusées pour offrir un front orgueilleux et sévère. Les ombres, images imparfaites de ce monument achevé, réfléchissent leur transparence, et s’accordent avec l’astre du jour pour faire briller les corps opposés.
Le tableau est terminé par des colonnes qui éclairent l’obscurité de la nuit, et que l’aurore fait disparoître. Eh ! bien, je vous l’avoue, mes yeux, accoutumés à comparer, à rapprocher ce qui les séduit, ne peuvent justifier ce genre d’exagération qui blesse nos usages.
Telle est la nature de l’homme ; il assemble le commencement du monde avec le délire du jour ; il fait mourir le temps, le fait revivre, et convoque la troupe abusive des fantômes qui lui obéissent pour sanctionner une nouveauté ; et s’il se nourrit de substances réelles, ce n’est que pour remplir ses veines d’aliments provocateurs qui les gonflent d’une fausse gloire, pour anticiper sur l’avenir des succès que la proportion réprouve.
108Quelle est votre erreur ? Quoi ! tout édifice ne doit-il pas être construit selon la place, le point de distance ? ne doit-il pas être empreint du caractère qui lui convient ? Ici le site est pittoresque, le point de vue illimité, tout nécessite des forces additionnelles qui soient à l’abri de la déperdition. Le caractère doit emprunter le principe de la destination. Ce sont des sources généreuses qui franchissent le rocher pour enrichir le réservoir commun. Le péristyle que vous voyez est dicté par la prévoyante intempérie. C’est-là où les hommes, les chars, attelés de coursiers laborieux, attendent les dispositions qui se lient à tous les genres d’intérêts et les facilitent.
Cette ordonnance peut-être la seule qui convienne à nos climats, présente des surfaces tranquilles, peu d’accessoires ; elle ne perd rien à être vue de près, gagne même à être apperçue de loin. La proportion est ferme. On a prévu ce qui pouvoit plaire à l’œil le moins exercé ; on a prévu le désastre des saisons. Ceux qui circonscrivent leur génie dans le pentamètre1. Cinq mesures, les cinq ordres. de l’école s’abusent ; la véritable harmonie consiste dans les moyens d’employer les notes avec lesquelles on peut l’obtenir. Le plus, le moins enfante les monstres ou produit les chefs-d’œuvre. Nous ne sommes point au temps où la savante Athène faisoit payer l’amende à ceux qui composoient en mi. Le moment où nous vivons a brisé l’entrave. Vous avez beau dire, je ne m’accoutume pas à ces masses qui effrayent la pensée ; je crois qu’il n’y a de bonnes proportions que celles qui s’accordent avec la faveur du siècle.
J’en conviens si le siècle est éclairé. Voyez les colonnes de la place de Louis XV, par exemple 2. Elles ont dix diamètres, l’entrecolonnement près de quatre ; l’entablement est entre le quart et le cinquième. Celles que vous voyez en ont cinq, l’écartement un ; le couronnement est entre le tiers et le quart., on les apperçoit du quai du nord, à plus de trois cents toises ; elles sont si bien conçues qu’elles s’effacent aux yeux, pour laisser à la pensée le sublime idéal qui tient du prodige. C’est-là, c’est dans ce fastueux édifice que brille le sentiment inépuisable de l’Architecture française. Par-tout on voit cette abondance qui la caractérise : des médaillons ornés de guirlandes attachées avec des rubans qui voltigent au gré du caprice ; des croisées splendidement couronnées par des draperies complaisantes qui épousent toutes les formes, des crossettes recourbées, des moulures découpées d’ornements, des tables recreusées, d’autres saillantes sur des nuds travaillés de refends ; des niches, des trophées, des frontons qui ont abjuré leur antique proportion pour dominer tout ce qui les entoure ; des pilastres que l’avarice architecturale ne fait excéder du fond que pour retracer l’image d’une colonne légère ; des balustrades qui portent au suprême degré de l’air des détails imperceptibles pour essayer les facultés de l’œil : accord du ciel et de la terre, qui ont voulu protéger une invention moderne 3. Il eût été à désirer que la proportion de ces édifices fût soumise au point de distance..
Convenez que ces édifices sont scellés avec l’empreinte du respect que l’on doit porter aux modèles les plus récents, aux modèles qui honorent le siècle, puisqu’ils sont calqués sur ceux de l’ancienne Palmyre, construits sous les Arsacides. C’est ainsi que l’on obscurcit la lumière, en accréditant sa lueur par de fastueuses transmissions ; on ranime des flambeaux qui ont éclairé le passé, pour s’applaudir du présent, et on fait reculer l’avenir.
J’eus beau représenter au voyageur que l’édifice dont il est question ne portoit pas un caractère triomphal, que le genre étoit absolument différent, que les agréments de convention qui le séduisoient seroient mal placés au centre d’une plaine immense qui dévore tout ; qu’il falloit revenir au principe ; qu’il avoit pour objet le point de distance : il oppose à ma réserve quelques expressions insignifiantes puisées dans les lieux communs de la prévention. Persuadé que les préjugés qui s’accréditent par l’absence, par la distraction du raisonnement, ne s’effacent pas en un 109 jour, je me renfermai dans les motifs qui avoient déterminé l’artiste ; et pour justifier son élan, je lui citai l’exemple de plusieurs monuments vus de loin : ceux de Pestum en Sicile, les Propylées d’Athènes, construits sous Périclès ; et comme le temps épure les âges ensevelis sous les ruines du goût, je lui demandai un rendez-vous, à la même place, dans vingt-cinq ans.
Coupe de la porte d’entrée
de la saline
Coupe du bâtiment des ouvriers
Planche 36
Les monuments de l’antiquité, leurs fragments, quels qu’ils soient, portent un caractère qui commande nos respects. Ceux des Architectes modernes pourroient contribuer à fixer les bases de l’instruction, s’ils adaptoient ce qu’ils ont de bon à nos usages. En effet, comparez les productions de Ménésiclès, celles de Palladio ; adaptez ces dernières à nos maisons de campagne, à nos châteaux, couverts depuis un siècle d’une charpente tourmentée, que la faveur du temps qualifia de mansardes. Écartez cette absence du vrai goût ; appliquez les grands principes, les ordres qui exigent peu ou point de détails à nos manufactures ; vous verrez que l’on auroit pu les généraliser en les employant aux édifices qui excluent la dépense, et ne permettent que les effets que l’on obtient avec la combinaison des masses.
Cependant, voyez ce qu’ont produit les bons exemples : Rien. D’où vient la stagnation ? pourquoi avons-nous accrédité une tradition rétrograde ? ne serions-nous pas capables de ces efforts qui ont distingué les autres peuples ? Gardons-nous d’en avoir la pensée ; elle entraveroit la progression, et nous ôteroit la force de l’étendre. Un Lapon, enfermé dans un cercle d’idées relatives à sa grossière société, n’est comptable à la divinité que du peu de facultés qu’il a reçues d’elle ; mais l’Architecte, ce vaste génie qu’il a favorisé, qu’il est condamnable quand il méconnoît la main qui l’a comblé de ses bienfaits ! qu’il est condamnable quand il néglige l’application du sentiment délicat dont il est doué !
Voyez la première coupe, elle indique un diamètre très-fort ; l’entrecolonnement se resserre pour ajouter à sa puissance ce que la proportion commande. On sent qu’elle ne seroit pas effrayée si on la chargeoit de la pesanteur du monde. Le profil de la corniche est grand parce qu’il présente peu de divisions. Le rocher étonne le spectateur ; les divisions des planchers établissent les niveaux ; la charpente des toits offre même des ressources à la commodité qui n’en néglige aucune, et des liaisons faciles avec les bâtiments de côté. C’est dans ce centre de lumières, où l’œil infatigable de la vigilance suit les intérêts respectifs des heures et de ceux qui les emploient.
La coupe du bâtiment des ouvriers donne une idée générale du rapprochement intéressé qui rappelle l’homme à l’ordre social, pris dans la nature ; c’est-là où la prodigue opulence demande pardon à l’Être suprême des délits que la plus condamnable profusion commet dans les forêts.
L’hôtel de la réunion, embrasé d’un feu qui ne refroidit jamais, échauffe la reconnoissance 110 de ceux que le bienfait rassemble. Les galleries du premier étage, les sièges adhérents multiplient les faveurs du bien-être : c’est un mouvement économique qui ne laisse aucun relâche. C’est dans ces lieux charmants où tout est jouissance ; c’est-là où l’amour a déposé sa constance, c’est-là où l’homme est encore paré de son innocence. Dans la saison morte de l’hiver, ici on paie au poids de l’or une orange, tandis que la cour de Portugal convoite une pomme de Normandie. Peuples ingrats ! pourquoi allez-vous chercher le bonheur quand des mains pures vous l’offrent, quand on peut l’obtenir à si peu de frais 1. Ces ouvriers gagnent six sous par jour. ?
Maison de campagne
Vue perspective
Plans, coupe, élévations
Planche 37
L’uniformité des plans et des élévations est ennuyeuse : la ligne que vous parcourez offre une progression de toutes les couleurs, de tous les tons que l’art emploie pour faire aimer les jardins pittoresques. On ne voit pas ici ces rues immenses que l’on traverse sans être atteint d’aucune impression ; cet amas de matières, développées sur des poncis accrédités, ne permet rien à la poésie de l’art ; cependant l’ouvrage de l’homme de génie n’est jamais confondu dans la mêlée ; il excite la curiosité de la multitude ; il occupe les loisirs du voyageur qui cherche à s’instruire ; il élève les pensées.
La variété est si utile, si nécessaire, que l’on peut la regarder en politique, comme un devoir public, un acquit envers la société, puisqu’elle contribue à propager les grands intérêts ; on l’obtient plus facilement dans les campagnes en se rattachant aux sites différents qui produisent les contrastes.
Éloignez la méthode, elle engendre l’uniformité, perpétue la manière, la resserre dans le cercle étroit des conventions, et dans les lieux communs sur lesquels on base l’instruction.
Si la création est fille de la liberté, la jouissance est mère de la satiété : ce n’est qu’au milieu de ces deux écueils que l’on peut trouver le moyen de plaire.
On sait que dans un plan qui présente à peu près les mêmes distributions que celles de la maison voisine, il est difficile d’amuser les yeux par des décorations variées ; cependant si l’Architecte peut donner à ses productions la physionomie qui prête aux désirs de l’inconstant, il aura avancé les progrès de l’art.
L’homme de lettres, dans les tableaux qu’il offre à l’imagination, est souvent équivoque ; sa fureur ressemble au désespoir, son amour à la folie ; mais l’Architecte est toujours prononcé ; l’air, le feu, la terre, les pierres, les marbres obéissent à sa voix ; il commande et fait disparoître . 111 l’invention et les nuances pénibles d’un travail épuré, pour enlacer le spectateur dans la séduction du merveilleux, et prévenir les souhaits de l’esprit humain, toujours provoqués par le plaisir de la nouveauté.
La coupe indique la hauteur des planchers.
Cet édifice est destiné à un agent de change qui a dicté ses besoins. Ce que vous voyez dans le fond du jardin et sur les bords de la rivière qui serpente dans la prairie, est une manufacture de toiles peintes.
Cette plaine immense est destinée au blanchissage des toiles ; la rosée du matin fait presque tous les frais. À côté on voit un laboratoire de chimie pour les couleurs, des cuves pour la teinture et le débouillage ; le cabinet des dessins, les ateliers des graveurs, le cylindre pour la calendre, des magazins immenses, des ateliers pour la peinture.
On a tiré un grand parti de la rivière, puisqu’elle entretient toutes les machines nécessaires pour faciliter le travail.
Plan
des bâtiments destinés aux ouvriers
Planche 38
Joseph II, empereur d’Allemagne, le grand duc des Russies, franchissent les climats rigoureux pour visiter les monuments qui distinguent le siècle de Louis XIV. L’intérêt qu’ils portent aux soldats les conduisent aux Invalides ; ensuite ils visitent les artistes, les manufactures, etc. Eh ! pourquoi ceux qui habitent notre pays ne prendroient-ils pas connoissance des lieux où l’art a préparé l’amélioration du sort de l’homme, l’économie du temps, du bois ? La conservation des mœurs contre les atteintes de la corruption, et les délits de l’insurveillance, la culture des grains usuels, des plantes médicinales, des légumes, des fruits préservatifs des altérations du sang et des putréfactions, etc., les intérêts respectifs de l’ouvrier et du traitant ; voilà les considérations qui ont fixé la disposition générale de ce plan.
L’art, dans son luxe économique, n’a pas dû perdre de vue les saillies qui produisent les effets, les contrastes qui les assurent. Chaque chambre est occupée par une famille ; une gallerie aboutit à un foyer commun. Ce foyer offre tous les moyens de préparer et de surveiller les aliments ; l’argile dans lequel ils bouillonnent couvre cent réchauds entretenus par une flamme continuelle.
Ces hommes, concentrés dans ces lieux de prédilection, accroissent et multiplient leur existence sous les loix naturelles ; chaque ouvrier a le secret des dieux ; entouré des plus douces illusions, il est avec sa femme, il est avec ses enfants pendant les heures destinées au repos ; il est à l’abri de toutes les distractions coûteuses et des délires bachiques qui peuvent inquietter l’hymen, tenter ou surprendre l’oisiveté. Il trouve, dans cette réunion avec ses habitudes les plus chères, ses plaisirs, la consolation des peines, le rassemblement de ses besoins ; rien ne l’oblige à exposer ses jours à l’inégalité du temps qui moissonne l’imprudence et l’indiscrétion. Il n’est pas forcé à passer de l’extrême chaleur qui dilate toutes les parties en contraction, aux climats resserrés qui interceptent les sueurs laborieuses. S’il quitte ces retraites chéries, c’est pour cultiver un champ productif qui remplit les intervalles du travail, amuse ses loisirs en lui assurant des 112 distractions qui le mettent à l’abri des écarts et des désirs qui abrègent les jours de ceux qui vivent au milieu des tentations.
O toi ! qui favorises les arts répandus sur la terre, jette un regard attentif sur ceux qui entretiennent le feu de tes autels. Puissent ces vues d’humanité s’étendre à tous les objets soumis à ton empire !
Élévation du bâtiment des ouvriers
Planche 39
Les artistes qui réunissent la solidité de la pensée, la justesse du raisonnement à la facilité de l’exécution, peuvent espérer des résultats heureux ; il faut qu’ils se dépouillent de ces lieux communs qui les assujettissent à des décorations de convention : la difficulté n’est pas dans la multiplicité des formes qui assurent des ombres, des effets ; elle est aussi dans l’emploi raisonné des matériaux les plus grossiers.
En ne tenant à rien, adoptant tout ce que la nature du climat et des lieux prescrit, l’artiste a sous sa main un magazin fécond où il puise toutes les ressources pratiques que la théorie, circonscrite dans ses régularités, semble interdire.
Cinq élévations de trente toises chacune décrivent, avec les intervalles plantés d’arbres utiles, un vaste cercle ; si le spectateur se place au point de vue le plus avantageux, s’il précipite ses mouvements, il cache une partie de la voûte elliptique pour rassembler le point qui dispute au ciel l’immensité.
Voyez-vous ces tourbillons de fumée qui se mêlent avec la nue, se brisent ? le soleil paroît et verse sur la terre l’éclat intarissable de ses rayons.
La moitié de ces édifices est couverte d’ombres transparentes. L’autre offre une lumière piquante, dont l’éclat pourroit le disputer aux yeux de la beauté qui fait les délices du monde. Les fonds sont empreints de couleurs languissantes : le mont S.-André qui termine l’horizon, offre les teintes rembrunies par la distance, et la colline brillante qui lui est opposée, laisse à l’imagination un champ immense. Quel tableau !
Après avoir vu, étudié cette disposition générale, je voulus m’instruire sur les objets de détail ; l’homme a besoin d’être conduit, et si la dépendance est pénible, le vuide de l’ame que presse un sentiment d’instruction, peut être considéré comme un accident qui survient au corps, on court au remède : j’interroge, on me place au point de distance. Quand les surfaces, me dit-on, sont assez considérables pour en imposer à la pensée ; quand le ton de la pierre ne le cède pas aux plus beaux marbres ; quand l’œil du spectateur s’échauffe dans ces surfaces inanimées ; quand le rayon combiné, dans son abandon accidentel, développe des effets inattendus, c’est alors que l’Architecte doit être avare ; c’est alors que l’économie doit faire tous les frais de l’art qui ne permet que ce qui est absolument nécessaire.
Les édifices qui sont fondés sur les produits annuellement versés au trésor public, ne peuvent pas être altérés d’avance par le caprice étranger à la solidité ; il diminueroit ou détruiroit les avantages réels. Il faut ménager les ressources, les puiser dans les moyens que l’homme insuffisant ou mal organisé n’apperçoit pas quand il est circonscrit dans une pratique usuelle. L’observateur, le peintre de la nature, qui rapproche tout, qui rassemble tout ce qu’il voit pour composer son tableau, ne néglige rien. Un point de vue, s’il est éloigné, donne la plus grande latitude à ses conceptions ; un ou plusieurs arbres, des masses arrondies ou pyramidales, des 113 feuilles plus ou moins légères, des branches abandonnées, des grappes à fleurs, des verts clairs, d’autres bruns produisent des plans, des tons variés, ouvrent des scènes à travers lesquelles on apperçoit des fabriques piquantes, fabriques que souvent on n’obtiendroit pas en construisant un édifice dispendieux.
Vous qui voulez devenir Architecte, commencez par être peintre : que de variétés vous trouverez répandues sur la surface inactive d’un mur, dont la pittoresque éloquence ne remue pas la multitude apathique ; de hautes assises profondément refendues, des nuds dégrossis ou rustiques, des cailloux apparents, des pierres amoncelées sans art, souvent suffisent pour offrir des effets prononcés.
Voilà, voilà ce que peut faire l’artiste quand la dépense est limitée ; il s’entoure des trésors de la nature, et au milieu de la disette il offre l’abondance : rien ne peut être indifférent pour lui ; tout ce qu’il conçoit porte l’empreinte du grand ; tout ce qu’il touche rend des sons harmonieux. Il n’en est pas de même de l’homme de métier, il a beau s’exercer sur la matière, il ne conçoit rien par-delà ; il ne produit rien sans dépense matérielle ; on peut le comparer à la femme qui accumule à grands frais des ornements hétérogènes pour déguiser des formes communes, tandis que la beauté plaît à tous les yeux et ne fait aucuns frais pour plaire.
Je ne prétends point ici parler de cette stérilité pénible qui n’enfante qu’avec le cri de la douleur, c’est au contraire cette abondance distributive qui dispose, prépare, distribue la richesse. C’est cette abondance qui saisit ou rejette et fait des sacrifices qui ne lui coûtent rien. Elle triture ses couleurs, les délaye, étend ses teintes, ménage ses nuances, les fond, les éteint avec art pour porter l’attention sur l’objet qu’elle veut faire valoir.
Pacifère1. Pacifère ou le Conciliateur. On dit morbifère, sommifère, mortifère, on peut dire pacifère.
Plans, coupes et perspective
Planche 40
Non mihi, si linguœ centum sint oraque centum,Ferrea vox, omnes scelerum comprendere formas, Omnia poenarum percurrere nomina possim.Virgile
J’élevois un temple au bonheur. Dans mon aveugle enthousiasme j’amoncelois des pierres les unes sur les autres, et je voulois en former un monument digne de la grande idée dont se repaissoit mon imagination ; tout-à-coup je suis transporté dans un de ces antiques châteaux où les grands tenoient autrefois leur cour, et que la barbarie du temps avoit suspendu sur des voûtes lourdes et épaisses, où la clarté du jour ne pénétroit qu’à travers des portes et des fenêtres étroites garnies de barreaux et d’énormes verroux. Ce qui est remplacé aujourd’hui par de vastes palais, par un luxe mieux entendu, étoit devenu le lieu terrible où Thémis, le glaive à la main, rendoit la justice aux hommes.
114Dans ces salles tristes et sombres, s’élevoient des tribunaux où siégeoient des juges pâles et sévères, devant lesquels on faisoit passer tour-à-tour les coupables. Ici c’étoit une mère qui accusoit devant eux le lâche ravisseur de sa fille. Là, c’étoit une fille dont les mains étoient encore teintes du sang de son père ; conseillée par un infâme thoriscite, elle oublie les loix de la reconnoissance et franchit tous les degrés du crime. La voyez-vous dans cette sombre embrasure méditer la destruction, arracher un cœur pour le dévorer ? la voyez-vous attachée toute vivante au cadavre de celui qui lui donna la vie ? Ses extrémités sont ensanglantées, ses flancs sont verdis par la putréfaction qui la suit ; il n’y a plus de repos pour elle ; les remords la pressent et la livrent aux vautours ; voyez-vous sa race maudite ? elle lui reproche les malheurs qu’elle a fait tomber sur elle. Ses enfants, renfermés dans des cazes de bois, lèvent la tête, sortent des bras congelés de sang ; ils implorent le ciel, vivent dans la fange, appellent la mort ; ils exhalent des regrets infructueux : empreints des crimes qui ont filé une existence aussi douloureuse, ils meurent à tous les instants du jour. Voilà les suites de l’intérêt et des passions dévorantes ; voilà les crimes de l’immoralité et des cités perverties.
Après elle venoit un tuteur perfide qui s’étoit enrichi des dépouilles de son malheureux pupile ; dépositaire infidèle, il nie à son ami le trésor qui lui avoit été confié. Enfin, tous les genres de crimes dont les mortels aient pu souiller l’innocence de la nature, étoient sous mes yeux. Je voyois derrière chaque coupable des licteurs farouches qui, la hache à la main, attendoient leurs victimes pour leur faire subir le genre de supplice auquel la rigueur de la loi alloit les condamner.
Ce spectacle, aussi effrayant que douloureux, étoit peu capable de me fournir les idées fraîches et agréables dont j’avois besoin pour ordonner le monument que je voulois élever au bonheur. Hélas ! me disois-je, si tant de crimes habitent sur la terre ; si la violence, la fraude, l’avidité y perpétuent une guerre aussi déshonorante que désastreuse pour l’humanité ; si l’on parvient à noircir la colombe sans tache, et si l’on ose blanchir le noir pirate qui dévaste les airs, quels seront les mortels dignes de venir offrir un grain d’encens sur les autels du dieu auquel je veux élever mon temple ? Non ; que le marbre reste encore au fond de sa carrière, que le gazon qui couvre la terre sur laquelle mon édifice devoit reposer reverdisse et serve encore de pâture à la brebis innocente ; je ne ferois qu’un monument inutile, auquel, loin de rendre des hommages, la malice des hommes viendroit peut-être insulter chaque jour ; il ne leur faut que des pagodes grossières, où les Caraïbes et les Cannibales vont offrir des sacrifices humains à des dieux affamés de chair et de sang. À ces mots, j’allois déchirer mes plans et briser mes crayons ; mais je suis arrêté par une pensée philantropique qui fait succéder l’espoir aux idées désolantes dont mon imagination étoit remplie.
La ville naissante dont je veux motiver chaque édifice, ai-je dit, sera peut-être habitée par des hommes moins criminels, sur qui la raison et leur propre intérêt auront quelqu’empire. Avant de les mener au bonheur, rendons les dignes d’en jouir : sur la route qui conduira à son temple bâtissons un monument à la conciliation ; là ne viendront point ceux qui, agités par des passions violentes, ne veulent les éteindre que dans les pleurs ou dans le sang de leurs semblables, mais ceux qui, égarés par quelques mouvements légers de jalousie ou d’intérêt, n’attendent pour rentrer dans les bornes du devoir, que les conseils d’un arbitre sage et conciliant qui leur prêche la paix et la concorde.
Je dis, et je reprends mes crayons. Bientôt à ma voix les pierres sortent du sein des roches ; les masses se développent, et les efforts de mille ouvriers construisent l’édifice que mon imagination a conçu ; il sera simple comme les loix qui doivent s’y prononcer. Sur ses parois ne seront pas gravés les articles sanglants du code des Dracon, mais les principales maximes des moralistes anciens et modernes ; les noms des Socrate, des Platon, des Marc-Aurèle, seront inscrits en lettres d’or. Sur le tribunal sera assis un juge aimé des hommes. Là, d’une voix aimable et douce il accordera leurs intérêts réciproques, les forcera de s’embrasser devant lui, et leur recommandera l’amour de la justice et de la paix.
115Voilà le résultat où me conduisit ce songe qui dans le fond n’en étoit pas un, puisqu’à mon réveil j’ai trouvé mon édifice élevé. Telles sont les variétés que présente l’Architecture : si les artistes vouloient suivre le système symbolique 1. La forme d’un cube est le symbole de la Justice, on la représente assise sur une pierre carrée, prescrivant des peines pour le vice et des récompenses pour la vertu. qui caractérise chaque production, ils acquéreroient autant de gloire que les poètes ; ils éléveroient les idées de ceux qui les consultent, et il n’y auroit pas une pierre qui, dans leurs ouvrages, ne parlât aux yeux des passants. On pourroit vraiment dire de l’Architecture ce que Boileau dit de la poésie : chez elle tout prend un corps, une ame, un esprit, un visage.
Plan des ateliers et logement des maréchaux
plans
destinés à la fabrication des sels
Planche 412. Voyez la nomenclature. L’élévation est la même que celle de la planche 39
Chacun cherche à donner faveur aux choses qui lui plaisent. La multitude peu exercée fuit ce qui n’est pas d’accord avec ses penchants : elle confond tout ; elle est exclusive, et ce n’est qu’en soulevant un voile trompeur, que l’Architecte peut découvrir ce qu’il cache.
Plût à Dieu que les excès cédant aux besoins de tous, fussent bannis ! on verrôit l’homme de génie puiser dans les sources du bonheur commun la perfection de l’art ; il n’en est pas ici de même. Le scrupule est assis au milieu des édifices que l’on destine à l’usage et au logement de l’ouvrier ; il observe, il veille sans cesse et ne pardonne pas l’oubli d’une jouissance journalière, d’une précaution contre les dangers qui morcèlent la vie ; il sait qu’ils accumulent les dégoûts du mal-être.
Entendez-vous l’heure qui sonne ? elle appelle le travail à un centre obligé ; s’il pèse sur lui, c’est à raison des omissions de l’artiste ; plus il sera distingué, moins il oubliera qu’il est homme. C’est ici que l’action commence et que les mouvements se développent : des charbons ardents, sans cesse attisés, sans cesse irrités par les soufflets de Vulcain, font rougir les tôles destinées à la fabrication des poêles ; on les assemble sur un niveau consolidé pour les assujettir ; les forgerons battent le fer enflammé et le soumettent à coups redoublés à toutes les formes. Les murs sont fatigués par les sons aigus qu’ils répercutent, et leur surface est altérée par les éclats du feu qui les frappe ; c’est le sillon de l’éclair qui agite et fend la nue. Une vapeur subtile remplit l’atmosphère, pique l’œil sensible, excite les pleurs ; c’est la foudre qui divague, c’est la nuit sulfu116reuse qui inquiette tout ce qui approche. On voit la timide enfance arriver en tremblant ; les bras paternels la pressent. En vain on essaye de calmer son effroi, elle fuit et sollicite, en criant, la tendresse maternelle qui rassure ses craintes. Les voûtes sont ouvertes au sommet et laissent aux poumons la liberté de respirer. Cest-là où les feux concentrés se dilatent, où le maléfice se dissipe. Les pièces de côté sont destinées à l’habitation ; on y voit les chimères enchanteresses de la nuit ; l’hymen accorde le prix du travail, remonte et corrobore les forces du lendemain. Plus loin on voit des fers accumulés jusques aux combles, des tôles dessoudées, d’autres fatiguées attendre et solliciter de nouveaux emplois. Ces détails présentent peu d’intérêt, m’allez-vous dire ; j’en conviens.
Ce ne sont pas ces travailleurs occupés à limer la foudre de Jupiter dans le mont Etna ou dans les forges de Lemnos ; ce n’est pas le noir séjour du dieu que les poètes relèguent dans l’île de Lipari ; ces fabuleuses traditions peuvent monter la tête d’un artiste, mais le bien qu’il fait dans son isolement est-il différent de celui qu’il opère ostensiblement. Croyez moi, ne craignez pas d’enrichir la pratique du métier avec une théorie qui l’annoblit.
Il est plus difficile d’enchaîner de grandes facultés dans un cercle circonscrit, que de se livrer à la séductrice impulsion qui conçoit et caresse les excès. L’un peut avancer le progrès des connoissances usuelles, et l’autre ne laisse au réveil qu’une illusion mensongère.
Maison d’un commis
Plans, coupes, élévations
Planche 42
Voyez l’article de la planche 17.
Maison d’union
Plans, coupes élévation
Vue perspective
Planche 43
Toute puissance est foible si elle n’est pas réunie, et quoique l’homme en société soit lié à tous les genres d’attractions qui concentrent les intérêts communs, cependant l’union est si nécessaire pour maintenir l’ordre, accélérer les élans de la vertu, que la nature elle-même, en nous offrant ses merveilles, nous a dicté des loix imprescriptibles.
En effet, voyez l’ingénieuse structure de l’homme, voyez le parfait assortiment des parties qui le constituent ; tant que l’enchaînement est mutuel peut-on décomposer son ensemble ? L’union est l’ame vivifiante des empires ; la considération qui fixe sur une tête les yeux d’un peuple ébloui, n’est autre chose que les rayons qui se concentrent sur elle ; ils sont à la fois la force et la gloire, et comme le centre est toujours relatif à la circonférence, point de centre si elle est divisée. L’union s’étend à tout, elle cimente les marbres immortels des monuments qui attestent la splendeur des siècles ; c’est la forteresse impénétrable où les grands, les petits sont à couvert de toute violence ; c’est la forteresse où l’homme vertueux, d’accord avec ses passions, où l’artiste plein de la haute profession qu’il fait des arts libéraux, ont de quoi repousser les malignes influences. Elle est plus forte que la cohésion ; elle est plus forte que la parenté, puisqu’elle peut subsister sans elle. Quand l’auteur de l’harmonie composa les accords, il rassembla tout ce qu’il y avoit de divin pour enchaîner nos affections. Voyez combien ceux qui la méconnoissent s’égarent ; entraînés par des prestiges séducteurs, entraînés par une vaine gloire, ils obéissent aux secrettes sujétions de leur cœur ; ils recherchent la puissance, les honneurs, la volupté ; mais sans cette harmonie à laquelle la nature a asservi l’homme pour le rendre heureux, existe-t-il quelqu’accord, est-il quelque chose d’indissoluble ? Non ; tout est périssable.
Ici la philosophie prépare les doses et ouvre une carrière indéfinie aux amis de l’humanité : l’art agite les ailes du génie, les dirige et va vous présenter une maison d’union.
Pourquoi une maison pour assembler des vertus morales ; est-il quelque lieu où la bienfaisance soit inconnue ? et Dieu qui veille sur les mondes ne remplit-il pas tous les espaces ? J’en conviens, mais les principes n’ont de valeur qu’autant qu’on les met en pratique. Si l’exemple des vertus avance plus les progrès de tous les élans que le plus beau dialogue, les monuments qui les consacrent, frappent davantage la classe laborieuse qui n’a pas le temps de lire. Ces caractères de bronze, incrustés dans ces murs, occupent les idées les plus communes ; là on lit : « l’union produit tous les biens ; » ici : « la probité détermine le choix ; » là : « si la félicité s’achetoit à prix d’or, pourroit-on l’obtenir sans l’union ? »
Ô vous ! maîtres de la terre, ralliez vous à mes principes ; quand la terre seroit toute d’or, sans l’union, en seriez-vous plus heureux ?
118L’union est la source du bonheur ; croyez moi, ne dédaignez pas cette institution honorable. La richesse ne prolonge pas la vie d’un seul jour, mais l’exercice des vertus que l’on rassemble ici, vous empêchera de mourir : vous vivrez entourés de la reconnoissance.
On apporte à la masse vingt mille francs, le gouvernement en donne autant, sur le sou pour pain de sel, cet impôt de bienfaisance est insensible ; ce trésor bien dirigé prend des accroissements, et les vertus d’éclat un nouveau lustre ; on les préconise, on recherche les talents naissants ; on remue en tout sens l’émulation ; on porte à ce domicile des encouragements ; l’agriculture, le commerce, la littérature, les arts trouvent des salles de réunion, des galleries, des bibliothèques, des communs ; de vastes promenoirs, des jardins médecinaux dans la plaine où serpentent les trésors qui découlent de la montagne et arrosent les produits du travail. Déjà ce nouveau pacte social reflette par-tout son influence.
Voyez la nomenclature du plan. Les élévations offrent le faisceau qui entretient l’harmonie. Les galleries, communes à tous, abritent sous des portiques la discussion : les cabinets d’étude rappellent le souvenir des hommes distingués que ce foyer d’instruction a fait éclore.
Élévation du bâtiment
destiné à la fabrication des sels
Planche 44
Deux élévations égales occupent, les côtés d’un cercle immense 1. Voyez le plan général, planche 16. ; les bâtiments qui offrent de grandes dimensions n’ont pas besoin d’ornements pour les faire valoir ; les détails sont perdus si on les voit de loin ; les voit-on de près, ils sont effacés par la masse dominante qui commande. Moins on divise les surfaces, plus elles paraissent grandes.
L’œil mesure les distances et compare la proportion de l’homme avec ce qu’il voit ; l’imagination agit et sert plus utilement l’art que tous les corps qui fatiguent les nuds, les moulures qui les divisent ou d’autres applications autorisées par l’exemple ou dégénérées en habitude.
L’économie pratique a des ressources, des moyens simples puisés dans la nature, qu’une coûteuse et pénible recherche sollicite en vain. Une assise de pierres, saillante, une autre renfoncée, des joints, des parements négligés en apparence, souvent offrent l’idée de l’abandon ; cependant quand elle produisent des mouvements accidentels, que l’on n’obtiendroit pas même avec le scrupule du compas, que peut-on désirer ?
La multiplicité des besoins qu’il faut surveiller, les lignes prolongées par la nécessité des ateliers qui se succèdent, semblent exclure ces replis que la théorie dicte pour opposer des masses les unes aux autres. Ne croyez pas qu’elle permette davantage ces plans tourmentés, cet étalage pompeux de la manière servile ou scolastique qui dirige la plupart des conceptions.
Cependant quand on a présenté aux yeux les dimensions approuvées par le besoin, on n’a pas tout fait ; il faut encore que le caractère de l’édifice ne soit point équivoque ; il faut que le 119 spectateur le moins instruit puisse le juger ; il faut que l’on puisse distinguer les vapeurs salées qui enveloppent les toits de l’usine, de la putride fumée qui s’exhale des autels où brûlent les victimes.
Le caractère étant fondé sur les besoins de tous genres, est d’autant plus varié qu’il s’adapte aussi aux convenances. Les vérités qui le constatent, frappent au premier coup-d’œil. On peut l’assimiler aux passions dominantes de l’homme : on voit sur le front le calme de la conscience, les vertus bienfaisantes, la générosité, la valeur, l’exaltation, la colère 1. Je construisois dans la ville d’Aix un temple à la Justice (voyez le tome quatrième), quand on m’invita à voir le cabinet de Tornatory, anatomiste distingué ; il avoit recueilli les corps de plusieurs condamnés par le code criminel, et les avoit disséqués. On lui reprochoit de donner faveur aux systèmes qu’il caressoit ; on le regardoit comme un fou. Méritoit-il ce titre pour s’éloigner de la voie tracée ? J’étois empressé de le connoître : on me présente chez lui ; le pressentiment qu’il avoit de mon impartialité le dispose en ma faveur. Il me fait asseoir au milieu d’une collection choisie de têtes, les range par ordre. Vous qui êtes artiste, vous qui avez étudié la conformation humaine, ses adhérences au cerveau, à l’estomac, jugez quels ont été les caractères, les vices, les crimes de ces restes humiliants de la dignité de l’homme ?Après avoir réfléchi je rassemble mes combinaisons : le premier, le second ont été des assassins ; le troisième est mort de colère ; cela me suffit. Il se précipite sur un registre, le feuillette : ah ! je ne suis donc pas fou. Ce médecin avoit de la célébrité ; il est connu par différents ouvrages.l’abus des plaisirs.
Les vérités idéales ne sont pas moins constantes quoiqu’elles ne soient pas assez généralement senties ; elles éprouvent des nuances infinies ; l’imagination fait tous les frais. Ixion embrasse la nue sous la forme de Junon ; ses sens, pleins d’une douce ivresse, savourent à longs traits le plaisir ; le bonheur dont il jouit est au-dessus de la réalité : il est envié des dieux.
Apollon échauffe les facultés d’un enfant qu’il chérit ; il produit dans le jour ce qu’une année prodigue ne pourroit faire éclore. Si les songes de la nuit l’agitent au milieu des restes somptueux de la ville Adrienne, ce n’est que pour accumuler des souvenirs qu’il réalise à son réveil.
L’homme qui n’est pas électrisé par le beau idéal, en vain sollicite l’étincelle qui allume le génie, il n’entend rien quand le tonnerre gronde ou qu’il éclate ; il ne voit rien quand l’éclair brille ; il ne voit pas le soleil quand il s’arrête au milieu de sa carrière ; quelque chose qu’il fasse il ne montera jamais les degrés qui atteignent le centre du goût ; la méthode, assise sous les premiers portiques de son temple, en défend l’entrée, et les portes du sanctuaire lui sont fermées pour toujours.
Les caractères plus ou moins fermes doivent leur expression au sentiment appréciateur qui ne varie jamais et conduit l’homme bien inspiré. L’Architecte les décrit par des ombres plus ou moins prononcées. Si la dimension est subordonnée au besoin, l’effet l’est au point de distance : les galleries, par exemple, qui abritent les transports liquides que les orages, les intempéries peuvent dénaturer dans le trajet, doivent être différentes de celles qu’exigent la magnificence ou la commodité d’un service public. Les premières ont des proportions déterminées par l’usage ; il faut tout voir, tout entendre, ne rien dissimuler ; il faut que l’ouvrier ne puisse se soustraire à la surveillance par la faveur d’un pillier carré ou rond, ou des massifs qui soutiendroient la retombée des arcs que la proportion multiplie. Les secondes portent des ombres partielles, atténuent, divisent les nuds sur lesquels elles se découpent.
Plus les bâtiments sont éloignés, plus ils nécessitent cette unité désirable qui satisfait les yeux, développe les besoins et assure la surveillance. La saillie du toit que vous voyez et qui soustrait dans son développement l’apparente solidité que l’on désire, doit paroître hazardée ; mais si elle produit des masses d’ombres indivises, si elle prévient la cupidité qui ne peut rien déguiser, si elle stimule l’inertie et justifie l’emploi du temps, elle a rempli les points donnés. Au surplus, n’importe de quelle manière on obtienne de l’effet, pourvu que l’œil exigeant soit d’accord avec le principe et le besoin.
120Quand on s’est entouré de tous les motifs qui constituent le grand, en élaguant les divisions nuisibles, il ne faut pas négliger ce qui peut plaire par les attractions insensibles ; les oppositions déterminées, les vapeurs environnantes contribuent à lier l’ensemble, et à lui donner des valeurs attractives : voulez-vous prêter au tableau les charmes de la couleur ? appelez l’épizode, faites-le concourir à l’enchaînement des puissances qui dominent ; en profitant de tout, vous étendrez le despotisme de la recherche sur tout ; vous mettrez à contribution ce qui vous entoure ; vous vous approprierez les fruits de tous genres, entés sur les possessions étrangères ; vos jouissances ne se perdront que dans l’horizon, quand il quitte le monde. Je vais plus loin et franchis les barrières du Tartare pour en faire sortir les tourbillons incidents ; employez les sur la terre, et vous obtiendrez de leur inconstance des effets soutenus qui se condenseront avec la nue, cacheront alternativement l’aride rocher et les pentes fertiles, pour découvrir des fabriques négligées qui contribueront à faire valoir l’objet principal. En offrant la variété par-tout, par-tout vous séduirez par l’attrait des plus douces sensations ; vous inspirerez l’observateur attaché à l’étude de la nature ; vous éprouverez enfin qu’une décoration très-simple, très-économique peut emprunter une grande magnificence du concours des scènes qui se réunissent pour augmenter son lustre.
Éloignez sur-tout les complaisances captieuses, elles sont aussi nuisibles aux arts qu’à ceux qui les exigent. Qui mieux que vous composera le tableau que vous avez conçu ! sera-ce celui qui ordonne ? Ah ! la lutte est inégale.
Voulez-vous être d’accord ? prenez la raison pour arbitre, elle consolidera vos principes ; elle provoquera le réveil de l’impuissance qui s’abuse, en imaginant que le droit de payer donne celui de faire rétrograder, ou même d’anéantir les progrès de l’art.
Plan, coupe, élévation
du logement destiné au taxeur des bois
Planche 45
Cette caze exiguë précède la porte d’entrée de la saline ; elle est occupée par la surveillance chargée de distribuer les bulletins, d’envoyer les bois à la distance la plus prochaine de leur emploi, afin d’éviter les manœuvres incertaines et les déplacements coûteux. Elle est isolée, et ne craint pas la planète qui peut la submerger par un choc inopiné ; elle ne craint pas les violentes secousses qui agitent les tours du palais des rois ; elle est à l’abri des chutes qui les précipitent dans des gouffres politiques. Dans cet azyle du bonheur, l’hymen tranquille n’a point à craindre l’abandon de ses autels. Le trône du sommeil n’est pas interdit aux plaisirs ; jamais la satiété ne pourra les reléguer au bout de ces fastueuses galleries où l’on promène l’indifférence. On n’a point à redouter les indiscrets fourneaux de nos vastes cuisines qui incendient le palais, tandis que les ris, les jeux, la danse égayent le jour d’une fête bruyante, où chacun, sans se connoître, se prend, se serre la main et délire en cadence. La jalousie, que blesse l’inégalité, et qui ne permet pas à la nature d’occuper plus de place qu’elle n’en accorde après la mort, n’aura pas à reprocher au luxe une superficie perdue.
Faut-il être réduit à penser que l’on ne trouve la sûreté, le bonheur que dans l’isolement ?
Socrate, dans le vuide du désir, voudroit remplir cette caze de vrais amis ; il voudroit l’habiter 121 avec les fidèles témoins de ses plaisirs. Vaine espérance ! il passe sa jeunesse à modeler les Grâces ; bientôt il les abandonne pour servir le dieu des combats. Il possédoit au plus haut degré la sagesse, mais ce présent inestimable du ciel n’est-il pas un défaut quand il nous force à chercher l’analogie d’une perfection si rare ; car de toutes les qualités, celle qui plaît le moins au beau sexe, c’est l’imperturbabilité. L’Amour est un enfant timide qui chérit l’égalité. L’attraction sympathique qui n’humilie pas sa foiblesse, l’empêche d’essayer ses forces. Le sage veut-il lui plaire ? qu’il caresse ses penchants ; veut-il être aimé ? qu’il soit aimable.
Ut ameiis amabilis esto.Ovide.
Si les impressions du moment se peignent sur tous les ouvrages de l’Architecte, voyez combien il est intéressant pour lui, pour la chose publique, qu’il s’entoure de tout ce qui peut entretenir le charme de la vie. Malheur à celui dont le crayon se noircit par les passions qui le dégradent ; son ame rembrunie préconisera la délirante férocité de Brutus ; il attachera au temple de la chaste Diane les victimes que les thoriscites supendoient à ses voûtes. S’il construit un azyle aux vertus sociales, à l’amour, à l’amitié, il servira mal les, dieux qu’on y révère. Toujours fatigué par le remords, toujours irrité par le mépris qui le signale, on verra sa morale livrée aux furies vengeresses qui le poursuivent. Si l’Architecte adoucit le malheur, s’il embellit la caze du pauvre, s’il améliore le sort des petits, multiplie les jouissances des grands ; si toutes les surfaces qu’il décore sont les miroirs fidèles qui répercutent son ame, voyez ce que peut gagner l’humanité ; voyez combien cet Architecte peut honorer l’art ; mais eût-il tout le mérite du philosophe grec, s’il n’a pas cette gaîté naïve qui décèle la satisfaction intérieure des bons esprits, par-tout il étalera l’expression douloureuse du sentiment qui le domine. On n’aimera pas ses productions, parce qu’elles ne seront point aimables.
Plans, coupes, élévation
d’une maison de campagne
Planche 461. Voyez la planche 24, le même esprit l’a dictée. Nous pensons, et l’expérience nous a même convaincus, que les effets qui tranchent sur les nuds du mur, sont les seuls que l’on emploie avec succès dans les grandes distances où la nature de l’édifice ne permet pas les péristyles en avant, ou un ordre colossal.
La disposition de ce plan est circonscrite dans les besoins dictés par un marchand de Besançon. Les élévations offrent des masses progressives, des contrastes ; les jardins sont pittoresques, et le tableau rassemble des fabriques très-variées.
Vous voyez, par ce petit édifice, qu’il n’y a pas tant de différence qu’on se l’imagine, dans les convenances respectives. L’art préside au logement de la fourmi et de l’éléphant.
Si toutes les bêtes avoient de l’entendement, si elles pouvoient parler, elles attribueroient à leur 122 espèce toutes les jouissances qu’il est possible de rassembler ; mais telle est la force de la nature, elle est si grande quelle donne à chacun ce qui lui convient.
Dans ce cas il n’y a pas un homme qui voulût être logé autrement qu’un autre, puisque le superflu est incommode.
Fourneaux de la saline
Coupe
Planches 47 et 48
Il faut en convenir, les considérations personnelles sont souvent nuisibles à tous les genres de progression ; n’en soyons pas étonnés : ici c’est une affaire de finance.
La nature a donné aux Scytes des moyens que les Grecs n’ont pu atteindre avec les meilleurs préceptes ; ces derniers aimoient l’argent autant que les autres le méprisoient. Faut-il que des surfaces dépouillées de rudesses qui pourroient assurer la pratique du bien, soient obligées de céder à des conventions qui perpétuent le mal ?
C’est à l’Architecte à surveiller le principe ; il peut activer les ressources de l’industrie, ménager les produits, éviter les entretiens coûteux ; il peut augmenter le trésor par des combinaisons dont l’art est prodigue. A-t-il des fours importants à construire ? il sentira la nécessité de ménager l’aliment, il sentira la nécessité de les isoler par des galleries qui recevront l’air refroidissant de l’extérieur, afin de préserver les murs d’encagement des dangers de l’adhérence. Comme ils sont construits en briques, leur épaisseur concentrera un brazier ardent ; l’artiste économe le répartira sur les premières et secondes chaudières, sur les longues étuves destinées à sécher les solides ; il arrêtera son action par un modérateur qui accumulera de nouvelles forces pour les distribuer dans les séchoirs supérieurs ; il emploiera sans doute des formes moins dispendieuses qui favoriseront l’usage des charbons, et la terre prêtera une main secourable au dieu des forêts 1. Il faudroit employer des briques qui conservassent le calorique. Telles sont les briques flottantes.. Mais pourra-t-on subjuguer l’habitude ? Ne l’espérez pas ; toujours rétive, elle croit justifier le présent par l’expérience du passé ; elle décrit un cercle dont elle ne sort jamais. S’agite-t-elle dans son axe pénible ? le mouvement qu’elle imprime se rallentit à raison de la difficulté et de l’intérêt particulier ; son apathique sécurité a tous les vices qui font rétrograder la science ; elle est avare parce qu’elle est stérile ; insouciante, parce qu’elle est servilement intéressée. Faut-il descendre de la montagne voisine la forêt qui chauffe dispendieusement les cuves où bouillonne le sel ? c’est l’esprit du traité. Et quoiqu’un engagement respectif favorise ce qui n’est pas toujours le plus avantageux pour le bien public, il cède aux calculs certains, ne voulant pas essayer ceux qui pourroient suspendre les profits ou les compromettre par des recherches qui paroissent douteuses.