Séquence 01
[Premier itinéraire :
du pont de la Loue à l’Hospice]
Un voyageur
Je voyageois depuis deux ans pour m’instruire, lorsque j’appris, à Lyon, que le gouvernement avoit ouvert des travaux considérables dans une partie de la Franche-Comté.
Cette province offre une vaste carrière à l’histoire naturelle, au commerce, à l’industrie.
Elle offre des effets pittoresques, des montagnes qui portent l’orgueil jusques au ciel, et concentre des gouffres liquides qui nous rappellent les prodiges du Wileska, et tant d’autres merveilles de la nature. Animé par le sentiment des arts, je dirige mes pas vers Salins. À mon arrivée, je demande à voir ce que cette ville offroit d’intéressant. On me conduit à la saline ; le directeur guide ma curiosité.
On allume des torches résineuses qui jettoient plus de fumée que de flammes. Les rayons du soleil nous poursuivent, les portes des lieux sombres s’ouvrent, je descends dans des antres profonds, creusés aux antipodes du mont Poupet et du fort S. André.
Je découvre des voûtes d’une grande dimension qui se perdent dans l’immensité. Leurs joints sont desséchés ; les larmes du temps coulent et filtrent de toutes parts. Là, au-milieu des frottements aigus et multipliés de vastes roues que soulèvent les eaux, les oreilles déchirées, le corps inondé par cent jets divergents, je cherche, je tâte le sillon incertain qui pourra me mettre à l’abri des agitations. Les chimères ailées de la nuit s’effarouchent, inquiètent mes pas, divisent la lumière en tout sens, et l’altèrent. Je traverse des ponts, des torrents dont le bruit intimide mon courage. Ainsi Tisiphone en courroux fait trembler la terre, et épouvante les humains. Je parvins enfin à ces dépôts précieux que la reconnoissance de l’habitant renferme sous de triples cadenats. Là, un habitué plein d’un religieux respect, embrasé de cette chaleur concentrique qui fait jaillir les élans, croyant expliquer ce qu’il méconnoît ou ne conçoit pas, déployé les battants conservateurs des reliques liquides qui distribuent l’abondance dans le pays, et ont fait sortir du chaos tous les genres d’établissements.
Dans son enthousiasme, sa petite taille se grandit, sa poitrine se gonfle, sa voix entrecoupée lui laisse à peine le moyen de respirer.
Ce n’est plus un mortel qui foule sous ses pieds le salpêtre qui préserve d’humidité les lieux sombres ; ce n’est plus le confident des ressorts secrets qui soulèvent le rocher, pour laisser couler, depuis tant de siècles, des eaux qui remplissent des cuves intarissables ; c’est un demi-dieu qui s’enveloppe d’un nuage qui le rend invisible, et transporte la majesté de sa charge dans la région supérieure. Il est dans son transport éloquent, dans sa puissance mensongère, ce qu’est Marsyas en musique. C’est ainsi que l’homme reçoit ses influences du sentiment qui le domine.
Tel est renfermé dans un labyrinthe inaccessible à la vue, qui, placé au sommet d’un promontoire, auroit répandu la lumière sur la vaste étendue de l’horizon.
En quittant l’insipide répétiteur, je franchis des marais fangeux pour me préserver du moderne Achéron qui inondoit ceux qui me précédoient. Les mèches bitumineuses s’éteignent ; en vain on aiguise sur la pierre rétive, la flamme qui avoit abusé nos yeux, on ne peut la ranimer. Quoique l’on ne revienne point sur ses pas pour revoir la lumière des cieux, frappé par ses rayons bienfaisants, qui font à leur aurore revivre la terre, après tant d’anxiétudes, je retrouve enfin les soupiraux du monde.
Le soleil confondu dans des mélanges informes réfléchit son éclat et sourit à l’univers. 44 Dans ma joie extrême qui tenoit à l’agitation d’un rêve trompeur, j’embrasse le tourbillon qui m’enveloppoit.
On voit mal ce que l’on voit de trop près ; le monde politique a un point de vue, c’est à l’homme de le bien choisir. Je remonte par une voie obscure remplie d’une épaisse fumée, je quitte cet abyme ténébreux où les vapeurs salines commençoient à développer leur contagion. Il est vrai que les sinuosités de ce Dédale n’offrent pas les malheurs du Tartare. Il est vrai qu’on ne rencontre pas le fatal guichet où la Parque arrête les remords en foule pour épurer les consciences. On n’y voit pas Tantale courir après l’eau qui fuit quand il approche. On y rencontre cette action renaissante qui propage la richesse du gouvernement. Par-tout on y voit les ressources actives qui multiplient sa puissance.
Après avoir traversé le pays des fantômes, je croyois n’en jamais sortir. Je quitte le manteau dans lequel j’étois enveloppé pour me préserver de la stalactite glacée, de la goûte pénétrante qui menace sans cesse. Je quitte ces bords qui roulent entre deux rives de sapins, les eaux du fleuve qui surélèvent les sels. Je les suis dans les réservoirs, dans les chaudières où elles bouillonnent, dans les sillons où on les pétrit, dans les étuves où on consolide les amalgames.
Je sors, je rencontre à la porte cinquante voitures qui m’arrêtent au passage, cinquante qui sortent ; des bras multipliés roulent des sacs d’argent, les chargent sur les épaules et remplissent les caisses ; c’est le mouvement perpétuel qui fait circuler la richesse.
Dans ma retraite nocturne je pris les notes qui pouvoient conserver des souvenirs ; je consultai la carte du pays pour me guider le lendemain dans la route que je devois tenir ; j’avois quatre lieues à faire pour suivre l’industrieux travail qui devoit transporter les richesses excédantes de Salins, dans le vallon fameux qui précède la forêt de Chaux.
Le calme de la nuit annonçoit un beau jour ; déjà les chevaux d’Apollon, secouant leur mords, paroissoient à travers de légers nuages qui dissipent la fraîcheur incommode du matin.
Déjà Thétis élevoit sa tête du milieu des eaux et pressoit ses longs cheveux que l’astre du jour essuyoit, déjà des chênes altiers prolongeoient leurs ombres sur la route et protégeoient le voyageur contre les rayons scintillants qui le fatiguoient, lorsque je découvris des monts de sapins élevés les uns sur les autres ; ils étoient perforés dans la longueur de six pieds, emboîtés et frétés des deux bouts ; des milliers d’hommes assujettissoient des pentes, dirigeoient des canaux, les recouvroient de terre, construisoient des réservoirs, élevoient des ventouses ; je suivis dans tous les détails, ces aqueducs économiques qui franchissoient les espaces à travers les monts, les rochers arides, les fleuves.
Que de difficultés vaincues ! Que de difficultés à vaincre ! Je n’étois pas éloigné de la Loüe, lorsqu’un atelier nombreux d’ouvriers troubla mes yeux incertains par des marches répétées qui se croisoient en tout sens. J’approche, je vois des bois équarris, amassés et jonchés çà et là ; des pieux aiguisés, noircis par une flamme qui s’élevoit dans les airs, et déroboit à la vue ceux qui les préservoient des atteintes de l’humidité. Les uns chargeoient des terres, et pressoient avec de longues lanières, les chevaux haletants, qu’un travail assidu et trop pénible avoit efflanqués ; d’autres élevoient d’énormes contre-poids, frappoient à coups redoublés des troncs d’arbres descendus de la forêt voisine, pour consolider les fondations ; d’autres, le niveau à la main, posoient et cimentoient des cubes énormes de pierres de roche ; par-tout on voyoit des bras à demi-nuds, triturer des mortiers durables, et développer de pâles tourbillons qui blanchissoient la nue.
La rapidité de ces contrastes enivroit mes sens, lorsque je m’apperçus que la ligne sur laquelle on entassoit les constructions étoit de biais. Persuadé qu’il étoit plus simple de détourner la route pour construire un pont, que de détourner le pont pour isoler la route, je fis part de mes réflexions à un de ces régulateurs qui activent la journée de l’ouvrier, par une surveillance fatiguante.
Il me répondit, que tout ce que j’avois vu n’étoit qu’un travail provisoire qui devoit faciliter 45 l’apport des matériaux extraits des carrières voisines, pour la construction de la nouvelle saline, qu’ensuite on bâtiroit le pont, tel qu’il avoit été arrêté au conseil supérieur. Il me conduisit dans une petite maison de bois, dont les intervalles étoient ourdis de briques. Là, je trouvai un jeune artiste qui me fit voir
Les
plans, coupes, élévations
du véritable pont
Planche 3
Il entra avec moi dans quelques détails ; le surplus étant indiqué par la nomenclature portée sur les dessins. L’élévation me présentoit trois ouvertures d’une large dimension, des voûtes rectilignes appuyées sur des piles solides, des éperons incisifs et préservatifs de l’effort immédiat des glaces, des parapets, des pentes destinées au service des guides, et aucune de ces moulures que l’habitude plutôt que le besoin a consacrées à ce genre d’édifice.
Vue perspective
du pont de la Loue
Planche 4
La vue de plusieurs vaisseaux démâtés, des voiles déployées, des appuis élevés pour limiter un chemin sur l’éclat tremblant d’un fleuve agité, rappellent à mon souvenir des pensées premières sur lesquelles on peut établir la succession des idées et le progrès de la science. Je me crus élevé sur le mont Athos, et voir Xercès jetter ses ancres, assujettir ses plats-bords, les joindre, les attacher, les river pour accélérer le transport d’une nation guerrière. L’imagination qui se berce aisément sur les ailes d’un vol officieux, me retraçoit une armée d’hommes et d’éléphants qui alloient franchir l’Hellespont. Je demandai à l’inspecteur des travaux pourquoi des constructions qui devoient joindre la solidité apparente à la solidité réelle, n’offroient pas à l’œil inquiet les traits purs qui plaisent ; ceux qui résistent aux fardeaux imprévus, et effacent les inquiétudes. Je lui citai les arcs de Rimini, de Véronne, les ponts de Florence et de Pise en marbre, les ponts de Palladio, celui de Xaintes, du S. Esprit, ceux de la Tamise, le pont de Ducerceau, dont le môle imposant1. Les Architectes alors faisoient les ponts. Depuis, on sait que les ponts de Courseau en Languedoc, le premier de Moulins, celui de Saumur, se sont écroulés avant d’être ragréés. On ne peut prendre trop de précautions. sépare le midi de Paris d’avec le septentrion.
46Je lui rappelai ces lignes mollement prolongées ; ces formes brisées à leur naissance, qui s’écrasent sous le poids du faux goût ; ces corniches qui rampent comme les reptiles du désert, et épousent tous les vices ; ces avortons sortis du flanc dédaigneux de la haute Architecture, qu’elle ne supporteroit pas même dans l’expression négligée qu’elle se permet pour les maisons particulières ; ces saillies qui n’ont rien de saillant pour l’art, sont d’autant plus inutiles qu’elles ont pour objet, en couronnant l’édifice, d’éloigner de la naissance des murs les eaux pluviales. Elles sont d’autant plus inutiles qu’on ne les voit jamais en passant, qu’elles sont trop petites, vues de loin, et qu’elles divisent la seule partie qui devroit être en relation avec des surfaces tranquilles, des forces subsidiaires qui affichent la sûreté. Je lui remis sous les yeux le danger de faire porter tous les efforts sur deux culées, au lieu de les rendre indépendantes des effets incalculables d’une irruption partielle en appuyant les arcs sur chaque pile, au lieu de les mettre à l’abri de la poussée qui laisse continuellement le contribuable dans l’affligeante expectative de nouvelles dépenses. Je lui citai des monuments de complaisance qui prouvent plutôt l’ascendant du constructeur sur les ordonnateurs, que la connoissance des formes qui seules résistent au temps.
Le jeune artiste plein d’enthousiasme soutenoit que ces arcs si vantés, ces pleins-ceintres sortis des eaux, étoient passés de mode ;
Que ceux qui étoient surbaissés et élevés sur des piles légères, faciliteroient la navigation ; que le trait que je voyois, ramenoit d’autant plus au principe qu’on l’avoit exécuté provisoirement en l’an du monde trois mille cinq cent dix-neuf, avant l’ère chrétienne.
Est-ce la première fois, me dit-il, que l’on a habitué la conception de l’homme à des proportions gigantesques ? Jadis, le vainqueur de l’Asie fonda sur un colosse la ville qui portoit son nom. Ses extrémités s’étendoient de l’orient au midi, du couchant au septentrion. Il portoit dans ses mains des temples à triples colonnes, et tous les monuments qu’un luxe asiatique se plût à décorer. Ignorez-vous que les siècles admirateurs ont rangé ces conceptions au nombre des merveilles du monde ?
On sait que souvent l’histoire se nourrit de substances exagérées. Les miracles en tout genre peuvent bien constater les délires du temps, mais ce que vous me citez ne les accrédite pas, et ne peut me convaincre. La vérité dans les arts est le bien de tous ; c’est un tribut libéral que l’on offre à la société ; chercher à la découvrir est un droit qui appartient à tout le monde. Ne savez-vous pas que tous les tours de force dégénèrent en corruption, qu’ils contribuent plus à la célébrité momentanée des artistes qu’à la solidité des constructions ? Il faut que des édifices, destinés à porter des poids excédants, présentent des formes excédantes et une ordonnance sévère qui exclue tout ce qui est hazardé. Il faut qu’un large cadre décrive d’un seul trait l’arc qui développe l’immense étendue du ciel, et poursuive l’horizon dans sa retraite obscure. Croyez-vous, me dit-il, que des figures rectilignes soient hazardées ? Peuvent-elles être mises en comparaison avec les formes dégénérées qui vous déplaisent ?
Après avoir employé tous les moyens qui pouvoient éclaircir mes doutes, il développa un grand plan, sur lequel étoit tracée la ligne de pente qui se prolongeoit jusques à la forêt. Alors cédant à l’impérieuse nécessité, il fut aisé de me convaincre que quand il n’est pas possible d’employer les ordonnances régulières, on peut y substituer celles qui sont d’accord avec la possibilité.
Cette partie de construction a été traitée avec succès par des Architectes célèbres ; peut-être ont-ils moins étudié les avantages de la navigation, l’économie des matières, que les constructeurs modernes. Au surplus, le goût est à l’abri des considérations qui paroissent retarder ses progrès ou les distraire.
Semblable aux torrents qui se précipitent des hautes montagnes, rien ne peut arrêter leurs flots écumeux. S’ils sont battus par les vents, s’ils veulent épouvanter par le déchirement 47 de la nue, s’ils s’effrayent des chûtes improvisées qui désobstruent les marais stagnants et mal sains, ils n’en portent pas moins à la mer, qui engloutit tous les vices, le tribut involontaire de leurs ondes1. En donnant l’idée d’un pont sur une petite rivière, on n’a pas prétendu offrir un exemple qui pût guider dans la construction de tous les ponts.Le seul produit que l’on puisse tirer de cette pensée, c’est qu’il est peu de monuments qui soient susceptibles d’être plus variés, relativement aux pentes, aux situations, aux points de vue et de distance..
Comme la principale beauté d’un pont consiste dans la pureté du trait, on doit sentir que les détails avec lesquels on divise l’objet principal, les corniches rampantes atténuent la pensée.
Les idées enfantent les résolutions ; les idées se succèdent, se détruisent : la succession est ouverte à tout le monde, et le lot préféré est celui qui réunit l’assentiment du sage, des caractères timides, et des bons esprits.
Idées générales
En voyant la seule balustrade du pont de Londres, balustrade à travers laquelle on n’apperçoit rien, à cause de la hauteur, on seroit tenté d’élever une galerie préservatrice des intempéries au niveau du parapet. On pourroit y employer des ordres grecs de quatre diamètres et demi, ou de petites arcades soutenues sur des piliers carrés2. En mettant le tout au quart de la hauteur totale, que l’on suppose être d’une grande dimension, on seroit à l’abri des divisions oiseuses que l’usage, plutôt que le besoin, a trop accréditées..
Les divisions étant rapprochées produiroient de loin des ombres, des privations de lumière dont les combinaisons offriroient plus d’effet que les corniches quoique saillantes, qui sont toujours assujetties aux emprunts forcés d’un astre mobile.
Je ne parle pas de ces arcs appuyés sur des rochers, de ces fleuves qui voyagent à cent pieds de haut, à côté de l’homme. Il est facile de tirer un grand parti de ces heureuses dispositions qui laissent beaucoup de liberté au génie3. M. Trudaine, qui avoit tous les talents que l’on peut exiger d’un bon administrateur, avoit pour principe de s’entourer de la considération qu’assurent les reflets du savoir.Si on a suivi l’impulsion, que ne doit-on pas attendre ?.
Plans, coupes, élévations
d’une grange parée
Planche 5
Le Voyageur et le conducteur des travaux
Quel est cet humble édifice qui présente au sommet, des piles espacées de deux diamètres, appelant dans leur isolement les souffles septentrionaux, et provoquant la salubrité. Les toits sont très-saillants, et portent sur les murs des ombres protectrices. La partie éclairée par l’astre 48 brûlant des étés est si lumineuse, qu’il semble que l’on tireroit du feu des cailloux qui la composent.
La masse est carrée et en opposition avec les forts S. André et Poupet, ces monts qui percent la nue et se confondent avec elle. Le devant du tableau est chargé par des nuages suspendus qui inquiètent le voyageur; plus loin, les rayons du soleil frappent la colline d’une lumière piquante, et l’œil peut à peine saisir l’horizon à travers les vastes plaines qu’il parcourt. C’est l’habitation d’un artisan de Dôle, qui a placé les fruits réservés de quarante années de travail sur ce terrein exigu. Ainsi la terre va féconder l’industrie ; et si son avarice enfouit de nouveaux germes, en les développant, elle sera prodigue et moins riche de ce qu’elle possède, qu’appauvrie de ce qu’elle auroit soustrait à sa puissance.
La situation, favorisée par la nature, ne devoit rien à l’art. Les pentes étoient données et mollement alongées, des arbres à fleurs bordoient le chemin, les intervalles offroient des scènes parées de tous les produits utiles. J’appercevois des légumiers abondants, chargés de l’arrosoir du matin ; des vergers qui protégeoient, par leurs ombres accidentelles, des champs cultivés ; l’air étoit pur, il étoit parfumé de toutes les exhalaisons qui portent à l’odorat un sentiment suave et délicieux.
Une petite rivière serpentoit au bas de la colline, elle étoit rapide ; des roches, jettées au hazard, résistoient à son cours ; irritée par les obstacles, elle écumoit de rage, et ne pouvoit contenir ses murmures.
Des gazons, des plantes aqueuses, des cailloux répandus sur les bords, corrigeoient l’uniformité des lignes, un chemin ferré se prêtoit à toutes leurs souplesses. Là, un saule pleureur, dans son abandon, agite les eaux, avec sa chevelure légère, le sorbier ploye sous le poids de sa grappe colorée; là, des peupliers, des chênes verds, des platanes, des sicomores, élèvent leur tête au-dessus des arbustes et des scènes du premier plan. Plus loin, les yeux se reposent sur des champs dorés et se perdent dans les teintes accumulées de l’atmosphère.
Les attractions du cœur offrent à la sensibilité les lieux enchantés où l’amour forge ses soupirs, ses griefs, ses pardons. Les hommes nuls, au milieu de ces scènes délicieuses, craignent de laisser appercevoir leur existence ; les indifférents sont en grand nombre, et demeurent étrangers à tout ce qui se fait ; si les artistes aigris ou mécontents entrent dans les rangs, l’expression de leurs têtes n’est point équivoque, les idées filtrent à travers les passions qui les dominent ; je dis plus, les idées s’y teignent.
Des Protées de la gaieté, à demi-nues, les cheveux noirs, le teint bruni par le soleil, les joues colorées par le plaisir, les yeux ardents, les jambes prononcées, réparoient les pertes du travail, et vuidoient des outres pleines d’une liqueur bachique. L’une provoque les forces d’un jeune athlète, le renverse, et appuie sur sa poitrine un pied triomphant. L’œil fixe, il lève la tête, et le carmin répandu sur ses joues, annonce l’émotion de son cœur. D’autres, au son du sifflet des Faunes, et des chants répétés, assemblent un cercle de danses naïves. Par-tout on reconnoît le bonheur que l’on obtient de la vie active.
Philosophes du jour ! gens du monde ! que les chagrins suivent en croupe, quand vous courez les plaisirs, venez ici prendre des leçons. J’arrive enfin au sommet d’une vaste colline, j’approche d’un petit édifice qui avoit piqué ma curiosité. Je vois des hangards profonds destinés à contenir des voitures, des charrues ; je vois des abreuvoirs, des fontaines préservatrices des incendies, des magazins pour toutes les productions agricoles. J’entends des chevaux qui hennissent, les échos des voûtes qui répercutent leur gaieté. Des bœufs dressés sur leurs pieds fatiguent les génisses de caresses impuissantes. Des toisons suspendues offrent de toute part des trophées champêtres. Des vases d’argile remplis de lait ; des fruits, conservés par les airs vivifiants, présentent à ma vue tout ce que la précaution peut assurer. Plus loin, on voit la crête d’un coq s’irriter, on la voit rougir. Il assemble autour de lui son sérail sur des pailles saturées, sels productifs et régénérateurs, sans cesse retournés par ces animaux immondes que l’on sacrifie à Cérés, 49 en expiation des dégâts qu’ils causent dans les campagnes. Un rival audacieux s’avance, rompt la mesure, il fond sur lui, le combat s’engage, les vaincus, le vainqueur sont enveloppés de mélanges fangeux ; on les croiroit échappés du noir Cocyte. On voit la poule coquette attendre avec indifférence le héros qui remportera le prix de la victoire. Telles furent, dès le commencement des choses, les loix éternelles que la nature a irrévocablement fixées. Depuis que Deucalion a jetté sur la terre dépeuplée ses cailloux féconds, l’Amour développe ses fureurs. Eh ! pourquoi celui qui l’a fait naître l’a-t-il fait sitôt mourir !
Des caves, des laiteries, le four, le bûcher, des dépôts de plantes, de graines occupent la première superficie ; la seconde suffit aux pièces d’habitation. On voit au-dessus des chambres d’amis et de domestiques ; quand on est difficile sur le choix, elles sont en petit nombre.
La fumée des pièces habitées aboutit à des réservoirs d’eau qui l’absorbent et garantissent de l’incendie toutes les parties susceptibles de s’enflammer.
Un particulier qui a rassemblé tout ce qui est nécessaire et qu’il croit agréable, goûte avec plaisir un éloge mérité ; car si l’amour-propre se mêle à toutes les passions, s’il les dirige, il est le véhicule du sentiment intérieur qui décèle la présomption.
Après le compliment d’usage, je sollicite les aveux qui avoient motivé cette construction.
N’étant pas assez fortuné, me dit-il, pour isoler tous les détails d’une ferme et réunir ceux d’une habitation commode, je les ai accumulés dans ce petit édifice qui porte l’empreinte de mes facultés : tout ce que vous avez vu est motivé par la nécessité, et la raison a mûri ces riants coteaux qui déploient un luxe champêtre. N’étant limité par aucune clôture de pierre, je me suis lié aux sites environnants à la faveur d’un fossé et d’une haie préservatrice ; je jouis à la fois des produits de ma culture et de tous les terrains que la vue peut parcourir. Il appuya ses principes d’exemples qui pouvoient frapper sur les abus. Voyez-vous, me dit-il, ce magnifique château qui recèle les soucis enfantés par l’embarras des grandes possessions ? Ces hautes murailles qui circonscrivent de nombreux troupeaux, des rejettons flétris par des dents meurtrières, des arbres précieux perdus pour la race présente ; voyez-vous ces pins orgueilleux qui électrisent la nue, ces vastes branches qui paralysent les efforts d’une terre généreuse, ces troncs dépouillés, et dont l’écorce déchirée annonce la destruction ? Voyez-vous ces arbres dont la cime abandonnée s’élance majestueusement dans les airs ? leur ruine est prochaine ; elle est inévitable.
Souvent une vertu est le produit d’un crime ; car si un homme n’étoit pas capable d’incendier un palais, on n’en trouveroit pas qui voulussent le sauver en se précipitant dans les flammes. Ici le crime outrage la nature, il est sans profit pour l’art, sans profit pour l’humanité capricieuse ; le croiriez-vous ? la hache ignorante et barbare va pigmatiser ces géants. Entrez, vous trouverez des animaux dévastateurs qui soulèvent les terres, les creusent et dévorent le principe de la vie.
Si vous êtes étonné de ces possessions illimitées que l’on confie à des agents cupides, par l’impossibilité de les surveiller soi-même, vous le serez bien davantage en les voyant bornées par la crainte exclusive qui concentre de fausses jouissances, et ne permet pas de se lier aux paysages voisins. Entrez dans ces laiteries héritières des restes de Paros ; vous y verrez l’abondance presser un sein impuissant, et le lait appauvri jaillir dans des cuves du mont Pantélique : si on recueilloit les pertes, on pourroit alimenter les enfants sans nom que la marâtre confie aux hazards de la charité stérile ; le pavé offre un échantillon de tous les marbres, de tous les émaux connus ; il est jonché de vases étrusques, de soucoupes du Japon ; les bronzes magnifiques soutiennent les réchauds où brûlent des extraits de la vanille et du cinamome. Un jour éteint par des acacias touffus, descend lentement et s’étale sur des surfaces tranquilles. Eh ! laissez le soleil s’agiter quand il darde sur nous la lumière et répand ses bienfaits. Je vous le demande ; le produit de cent ans payeroit-il la dépense ?
Quel est l’effet de l’improbation ? elle donne de l’esprit à ceux qui n’en ont pas ; mais quand elle procède isolément, elle ne perfectionne rien, ne corrige personne. Voyez-vous ces potagers où l’on sème l’or pour recueillir le caillou traîné à bras d’hommes dans le marais que l’on 50 dessèche : que de terrains perdus ! Parcourez ces larges avenues où six coursiers luisants d’embonpoint, traînent l’indolence du matin et la pénible digestion du soir. On voit ces terres semées d’un sable aride qui brûle la vue, quand Borée agite ses ailes bruyantes ; des jardins qui n’offrent aux yeux que la symétrie des lignes et la discordance des combinaisons. Prenez le sentier qui mène au temple de Priape, vous traverserez des ponts ruineux pour les entretiens ; vous y verrez le régénérateur de la nature indécemment suspendu, tromper la crédulité par des proportions mensongères. Tout près de là vous voyez un puits creusé à cent pieds de profondeur, pour alimenter le simulacre d’une rivière ; vous entendrez le croassement importun qui vous rappelle la vengeance de Latone.
À quoi bon toutes ces impostures ? tous ces outrages de l’art absorbent les produits et ne laissent à la race future que des terres changées de face.
Ce que l’homme voit de bien chez les autres lui fait concevoir un mieux idéal : la bonne opinion de soi donne la mesure des moyens ; dans son élan improbateur il dit : Mes revenus sont au-dessus de ma dépense ; mes possessions confiées à la probité publique sont bornées ; cependant mes jouissances sont infinies. Telles sont les teintes qui décèlent l’état primitif de l’homme ; le marchand prend la couleur usuraire, le guerrier vit d’exactions, s’il est insensible à la gloire, l’artiste est modeste au centre des produits qui nourrissent sa fierté.
Satisfait des réflexions que la discussion avoit développées, je quitte mon petit économe pour reprendre la route qui menoit au canal de la graduation et au logement du charpentier chargé d’entretenir cet édifice, et dans le résumé qui sait taire tout ce qu’il n’est pas nécessaire de dire, je vis qu’il étoit plus aisé d’amasser avec peine, que de conserver, au milieu des plaisirs et des confiances déléguées, les biens accumulés de ses ayeux.
Je vis que la critique, rompant tous les rangs, ne ménage pas même ceux à qui elle doit son existence, ceux à qui l’art doit une partie de sa splendeur.
Maison destinée aux surveillants
de la source de la Loue
Plans, coupes, élévations ; vue perspective
Planche 6
Déjà j’entends les Architectes de portrait, oui, les Architectes de portrait, crier à l’extravagance ; accoutumés à retracer servilement ce qu’ils voient, rarement ils s’occupent de la conception d’un vaste tableau. Prenant une partie pour le tout, ils ne dérangent pas la ligne que l’habitude a prolongée, ils suivent le tranquille ruisseau qui va porter le tribut de ses ondes dans l’immensité des mers, et si par hazard ils assujettissent sur la toile mobile ces montagnes aériennes que soulève la vague de l’océan, pour fuir dans l’horizon, ils soustraient à la pensée les secrets de l’abîme obscur, et les trésors qu’il recèle. Jamais, jamais ils ne percent ces profondeurs.
Sourds et muets, méprisés du dieu inspirateur des élans, froids copistes de la nature morte, ils n’ont aucun moyen de la faire revivre.
Passons sur la critique, car si l’esprit s’égare, souvent il éveille le sentiment, alors l’un et 51 l’autre produisent tout ce que l’on peut en attendre. Ici les accords harmonieux commencent et attirent en foule les fantômes légers. Le fils de Saturne fait taire les vents qui sifflent sur les montagnes ; Borée agite ses souffles bienfaisants ; les fleuves abondants de l’Olympe franchissent l’espace pour tamiser leurs trésors productifs à travers des siphons nombreux ; ils rompent les clôtures des rochers, renversent leur digue centenaire établie sur les hautes cîmes, ils mugissent en tombant, et leurs cris bruyants se reproduisent par les chocs accumulés ; les fleuves entassés sur les fleuves vont rafraîchir la demeure des immortels et réveiller les victimes du Temps.
Les époux, les mères, les vierges, les enfants, plongés dans les noirs rozeaux du Cocyte, paroissent ; le monstre à trois têtes qui les garde oublie un moment sa fureur ; la roue d’Ixion suspendue, s’arrête dans sa course ; l’enfer, s’il est possible, va pardonner. Le crime est là, rien ne peut l’effacer ; c’est un gouffre sans fond que la puissance des dieux ne peut combler ; il n’est pas en leur pouvoir d’arrêter les remords ni de substituer un bienfait qui les fasse oublier. Les Euménides s’avancent précédées d’affreux serpents : ici mes pinceaux se rembrunissent ; je les exprime pour les affiler ; le sang coule ; ces horribles sœurs épuisées par le travail que le ciel pour les punir a rendu infructueux, chargent leurs épaules desséchées du vuide fatal que les siècles accumulés n’ont pu remplir, et vont le confier à l’empire innocent des eaux qui le place au milieu du site pittoresque que vous voyez. Déjà les déluges de la terre le remplissent ; ses bienfaits inondent les campagnes altérées d’eau, et si elle contient dans sa prudente répartition les désastres du débordement, ce n’est que pour activer cent usines profitables. Les torrents de bienfaisance emportent tout ce qui s’oppose à leurs efforts multipliés ; ils vont fertiliser les déserts arides : Neptune veille, et déjà il construit pour ses enfants, sur ces roches humides, un palais de surveillance que l’art desséchera. Les champs pourront donc se passer des arrosoirs accidentels du matin ; le sol inculte va produire constamment, abreuvé par des filtres impérieux qui provoquent l’industrie ; on la verra croître sur la ronce répulsive. L’Architecte commande ; le délégué de la nature va chercher ses éléments mobiles pour retracer à vos yeux les effets de cette puissance coalisée.
Miroir fidèle et transparent du créateur ! puisse ma voix foible apprendre à chanter tes merveilles ; c’est toi qui ranimes la vulgaire obscurité, qui verses les rayons du jour sur ces rochers, qui prolonges les effets combinés des ombres ; c’est toi qui fais briller le sommet des montagnes et qui rappelles sur la feuille éblouissante du sicomore, du sapin, la joie du monde. C’est toi qui assujettis les formes, les embellis ; c’est toi qui vivifies l’espèce laborieuse et mets sous ta dépendance les goûts des souverains. Est-il quelque chose d’impossible au génie que tu inspires ? Ici un nouvel astre paroît ; ses feux scintillants s’avancent avec tout ce qui suit son appareil pompeux. Son éclat illumine la terre et va embellir l’univers ; c’est un enchaînement de puissances irrésistibles qui développera un système universel de nouvelles conceptions, de nouveaux aspects ; de nouveaux athlètes vont entrer en lice avec la nature.
Au sommet des rochers élancés dans les cieux, dans les cavités profondes, à la naissance des glaciers qui perdent leurs eaux conservées dans de vastes souterrains qui font mouvoir le travail, au milieu des pins qui rappellent au centre des hivers, la saison printanière ; au milieu des édifices que la nécessité invente pour étendre les ressources de l’industrie, vous découvrirez des peintres émules du Guaspre, du Poussin, de Salvator Rose, du Bourdon ; vous découvrirez des sculpteurs qui marcheront sur les pas de Polyclète. Dans les vallons fertiles où les pentes sont mollement prolongées, à l’aspect de ces cazins piquants que le caprice relégua dans les solitudes pierreuses, on verra des artistes stimulés par des effets inattendus, adapter aux matériaux du pays, les principes de cet Architecte aimable dont le génie embellit les bords de la Brinthe. Dans les lieux où le géant de l’Olympe accumule les terres pour modeler les montagnes, on verra naître les Stésicrate, les Charès ; on verra le génie qu’il commande, couler le métal enflammé qui produit les colosses.
Par-tout les hommes, électrisés par des influences immuables, dérangeront la ligne commune 52 pour tracer de nouvelles tendances au centre des lumières. Si la pensée s’empreint des teintes qui l’enveloppent, si la nuit rembrunit les facultés, si le jour les éclaircit et donne des idées sublimes, que ne doit-on pas attendre de cette succession d’images qui enchaîne l’art à l’économie politique ?
Le moindre avantage sera la destruction des préjugés et de la manière, on concevra pour la place. On ne se permettra jamais ces poncis qui s’adaptent à toutes les situations. Et comme ceux qui donnent le ton sont écoutés, soit pour le bien, soit pour le mal, les impuissants caresseront l’idole qui préconise le mieux. Les arts leur prêteront une main secourable pour substituer à la fantaisie, les seules formes qui triomphent des abus du temps.
Qui pourroit disconvenir que les idées entées sur la nature ne poussent des racines profondes ? Elles sont d’autant plus fortes, quelles ne sont pas altérées par la routine que l’on professe dans les cités nombreuses, ces gouffres languissants où le pouvoir irrésistible de l’opinion entraîne la confiante multitude, qui perpétuent les vices que l’amour-propre rend invariables. Quoi ! c’est dans ce cercle étroit que le pouvoir de l’art tourne sans cesse et se fatigue.
C’est-là où l’on voit ces savants de convention lutter contre les éléments qui impriment à nos sens les idées premières. Ah ! donnez nous des modèles qui parlent aux yeux, ils frapperont plus que les préceptes, que les écrits multipliés qui chargent la pensée et l’embarrassent.
Puisse un jour un nouveau moteur éveiller, par ses frottements, les puissances assoupies qui gouvernent le royaume des idées, et dirigent le timon de l’ordre social ! C’est alors que nous verrons de nouveaux Protées peupler la terre de géants ingénieux, et laisser aux races futures des monuments variés en tous genres, qui feront fleurir les arts jusques dans les déserts abandonnés.
Logement
du charpentier de la graduation ;
son atelier
Plan, coupe, élévation
Planche 7
Je descends auprès de l’atelier de charpente, pour prendre quelques connoissances de détail.
Deux caves, deux chambres, deux greniers suffisoient aux besoins d’une famille entière. On n’est pas forcé de traverser des communs dévastateurs de la substance d’une province, de s’enrhumer dans le trajet d’une cour refroidie par les vents du Nord, pour assembler des mets à la glace. On n’est pas forcé de porter des digestions pressantes au bout d’une galerie dont l’œil peut à peine atteindre les dernières divisions. On trouve dans un petit espace tout ce que la nature donne à ceux qui ne la méconnoissent pas. L’amour, la piété filiale, figurent 53 dans la même pièce. On na point à redouter les supplices de la jalousie que l’on éprouve dans l’isolement, que le faux goût perpétue par des cloisons séparatrices qu’il a portées à des distances calculées pour servir la corruption. Là, oui, là, on peut jouir de la sécurité contemplative qui assure le bonheur de deux âmes enflammées par rassortiment des vertus. Si cette distribution n’offre pas la stérile dignité d’un grand salon, elle n’exclut pas les plaisirs réels du boudoir.
Architectes prénommés ! vous qui distribuez l’aisance des palais, venez prendre ici une leçon : vous verrez que cette divinité, dont on caresse les erreurs, doit ses agréments à la réunion. Vous verrez que plus la commodité est éloignée, plus elle est multipliée, moins elle est commode. Les premières émotions de l’homme s’identifient tellement aux connoissances qu’il acquiert, qu’il ne faut pas être étonné qu’une scène, même indifférente, attache au souvenir l’idée de la progression.
La curiosité, puissant moteur du savoir, sollicite tous les genres de développements ; compagne avide de l’enfance isolée de l’instruction, elle suit mes pas et m’environne de toutes parts ; et quoique sa contenance timide explique de secrets mouvements, elle ose à peine lever les yeux sur moi.
J’étois père depuis peu ; j’étois amoureux depuis long-temps. Le sentiment qui prévient dans les positions attractives, la familiarisa bientôt avec moi. Malheur à celui qui a le courage de déplaire : quand la vertu rend l’homme égal, la complaisance, loin d’être servile, est un droit indépendant des faveurs que la fortune dispense. Entouré de caresses, que l’innocence prodigue aux formes affectueuses, la mère, les enfants, suivent mes pas. Le père guide mon instruction. J’entre dans un nombreux atelier.
Si on greffe avec succès le noyer franc sur l’arbousier stérile, le châtaignier sur le platane, que de produits, entés les uns sur les autres le travail prépare à nos derniers neveux ! Quel bruyant appareil !
D’un côté, j’apperçois des tuyaux1. On remarque que ces canaux avoient une durée commune de neuf années, à cause des parties salines qui conservent le dedans. amoncelés et emboîtés les uns dans les autres. Des sapins étendent leurs corps effilés sur des plans réguliers qui assujettissent le niveau pour assurer le travail ; de l’autre, des hommes montés sur de hauts traiteaux appesantissent une dent incisive qui tranche et divise le chêne. Plus loin des groupes appuyés sur des axes d’acier qu’une main légère dirige et fait tourner, perforent des bois opiniâtres : par-tout l’activité imprime le mouvement qui satisfait le désir.
Ainsi que les catadoupes du Boristène, dans leur chute bruyante font perdre l’ouie aux habitants voisins, de même le roulement aigu de ce monde actif, les eaux tourmentées dans leur course précipitée déchirent les organes par la rapidité de leurs mouvements. Jettez les yeux sur les sites environnants, vous voyez des champs cultivés, dont la récolte fidelle suffit aux besoins journaliers.
Des fruits, des légumes, des plantes médicinales : vous verrez dans le cadre économique du tableau, la famille des coqs se précipiter et se presser à la vue du grain qu’on leur distribue, des génisses qui prodiguent à leurs enfants des mamelles abondantes. Là sont des torrents d’eau qui vivifient la prairie industrielle, une végétation reconnoissante, de riches vergers ; là des travailleurs qui provoquent de toutes parts les ressources de la terre. On voit d’un côté l’horizon borné par des montagnes, de l’autre, les masses arrondies du noyer, le peuplier pyramidal, et des fonds assourdis qui préparent l’immensité ; par-tout l’œil du voyageur est occupé, par-tout il est satisfait.
54Puissant levier de l’industrie, ce sont-là tes bienfaits ! Art ingénieux qui dois à Dédale sa première gloire 1. Voyez pour les détails, la charpente économique de Philibert de LormeVoyez l’emploi des bois en Angleterre. Évitez le charpentier prodigue de la matière ; l’expérience vous apprendra que la solidité étrangère aux vues cupides, doit ses avantages au scrupule, à la sujétion de son emploi, de ses coupes, de ses liaisons, de ses assemblages. Le progrès de cette connoissance généralement utile, est languissant.L’industrie naît du besoin, mais quand elle s’isole, quand l’Architecte néglige ses faveurs, elle enrichit le fournisseur aux dépens de la masse souffrante, et ne produit rien pour le succès de l’art., sans toi le chêne robuste, le sapin sourcilleux, seroient l’inutile parure de nos forêts ! Tantôt courbés en vaisseau, ils affrontent la tempête et lient les deux mondes par les attractions commerciales ; tantôt ceintrés en voûtes pour couvrir le palais des rois, ils domptent la rigueur des saisons ; verse sur nous de nouvelles lumières; en éclairant les arts, tu découvriras la semence de tous les biens qu’une coupable inertie recèle depuis des siècles.
Plan des pompes
du canal de graduation et des réservoirs
Planche 8
Nous arrivons au canal destiné à faire mouvoir les roues qui surélèvent les eaux de Salins, sur le bâtiment destiné à les graduer.
Là cinq cents augets mobiles tournent par la force ascendante du poids qui les presse : ils se vuident ; les produits qui fuient à travers les brisures jaillissent de toutes parts, inquiètent et inondent ceux qui oseroient se confier à leurs caresses perfides. Plus loin, de longues tringles de fer assemblées dans un grand espace, provoquent un mouvement continuel ; les frottements répétés fatiguent les airs de sons aigus : ces déchirants accords égratignent la fibre délicate de l’observateur frivole qui voudroit s’appesantir sur des questions oiseuses.
L’activité de l’imagination ne laisse aucun repos, elle agit même quand les facultés semblent l’abandonner. Les oppositions, les contrastes, les provocations qui nous entourent, éveillent le sentiment ; plus on possède, plus on désire.
J’étois entouré d’eau, j’étois occupé de l’industrieux travail des pompes ; une rivière prodigue, des canaux abondants agitoient mes pensées ; cent rêveries amusoient mon isolement, lorsque tout-à-coup un des mondes de Fontenelle s’ouvre à mes yeux.
J’arrive aux portes d’une grande ville dont les murs, moins épais que ceux de Babylone, me parurent plus étendus ; elle annonçoit encore la magnificence qui reçoit son lustre des beaux arts. Je ne sais si le sentiment intérieur que l’on porte aux femmes contribue à les embellir ; celles que je rencontrois étoient toutes jolies, et leurs formes séduisantes se dessinoient exactement sous le lin qui les couvroit. Les vieillards n’y voyoient plus, les jeunes gens portoient des lunettes et navoient plus de cheveux ; les vertèbres en avant, ils affîchoient sur un dos voûté, le cercle des idées qui les occupoient ; leurs habits étoient empreints de teintes lugubres et portoient le deuil des manufactures ensevelies sous des goûts mensongers. La représentation du riche étoit 55 confondue dans des jouissances perdues qui ne laissoient que des regrets à l’homme instruit, et la satiété à l’ignorant cupide. Des jeux publics, des salles de vente déshonoroient les palais ; chacun se pressoit de vivre ; incertain sur l’existence du jour, on s’inquiétoit peu du lendemain : on vendoit l’air libre au prix de la propriété envahie, et l’eau à raison de son insuffisance.
Au moyen d’un droit à payer il étoit permis à tout le monde d’être savant, cependant il y en avoit peu. Les médecins, les artistes étoient en petit nombre : on voyoit par-tout des machines et peu de machinistes.
Comme la fortune du moment sembloit exclure l’éducation première, la véritable science étoit peu honorée ; elle étoit concentrée.
Cependant on s’agitoit, on en parloit je ne sais pourquoi; la lueur qui la ranime sembloit être éteinte. La méfiance désunissoit les traités, et la religion dominante étoit fondée sur la précaution. Cet état de choses qui nuit aux développements et resserre les grands intérêts, s’étendoit sur tout. C’est dans les grandes oppositions que l’homme puise le principe du bien et fait tarir les sources des maux qui l’entourent. Tandis que le Gange roule l’opulence en riches pierreries, que l’Hermus charrie ses sables d’or, tandis que l’Océan s’approfondit sous le poids des flottes victorieuses, tous les fléaux de la société s’offrent ici à mes yeux. Les roses piquent comme les épines ; voyez le chemin qui conduit au temple de Perfica1. Déesse infâme révérée à Rome., il est jonché de fleurs ; ses compagnes groupées autour des colonnes du péristyle, agacent le désir. Si les battants de la porte s’entrouvrent, si l’encens fume sur les autels, prenez-y garde, souvent le sacrifice se paie en douleur.
Ici je m’arrête devant une maison de prêt. Une maison de prêt ! Voilà donc un peuple hospitalier : j’avance ; encore une maison de prêt. Ah ! il est bien certain que c’est ici le séjour de la bienfaisance et de toutes les vertus. Les vertus, me dit un homme pâle, échevelé, à poitrine pantelante ; vous parlez de vertus, c’est ici le séjour du crime et du désespoir ; on y trafique de l’innocence, du patrimoine de la veuve, de l’orphelin ; ici on vend le sang humain en attendant qu’on le boive. Ah ! si je vous racontois ce qui arrive tous les jours dans ces maisons infernales, mais non.., mon histoire seule suffit. Il se mettoit en devoir de me la raconter lorsqu’une aigrette de feu électrique part, éclate, embrase ces maisons dissolues, et en précipite les habitants dans les enfers dont ils étoient sortis.
Une partie de la rivière est à sec pendant la canicule ; le flot indigné abandonne le rivage : les bois souterrains qui conduisent l’eau ont le cœur rongé de pourriture. Déjà l’aquilon sulphuré divise l’air, allume les torches célestes. Le palais du prince, près d’une promenade sentimentale, attire l’affluence : la poussière qui l’enveloppe est si épaisse que l’Amour, à la faveur des tourbillons, auroit pu tromper l’Hymen. Les femmes attirées par le serein rafraîchissant, prolongeoient la nuit, jusqu’au moment où le soleil sort de ses retraites humides. Le spectacle du soir est souvent interrompu par la toux bruyante qui naît de l’irritation. Les viscères aiguisés par la troupe des désirs, sont encore provoqués par les vapeurs méphitiques concentrées dans les galeries nombreuses. Je ne sais pourquoi la philosophie qui épure les mœurs, dans ce pays produit tout le contraire.
Plus on dit, moins on fait : l’éloquence dans sa rapidité met toujours l’exécution en défaut. Le foyer des principes brilloit à la tribune aux harangues. Cependant tout portoit l’empreinte de tous les vices : tout présentoit cette confusion d’idées qui suspendit les audacieux travaux de Babel. L’étoile fixée par la nature, auroit été déplacée par les puissances convulsives de l’imagination, si les malveillants avoient pu ébranler son orbite immuable.
Les temples de la divinité sont adossés à des maisons où la corruption tolérée entasse les vices sur huit étages : les palais des princes, des grands, tout est enchaîné à ces prestiges destructeurs de la saine morale. La personnalité souvent touche plus que le danger commun : celui qui ne 56 manque de rien descend difficilement jusqu’à ceux qui manquent de tout ; mais le dieu qui surveille le monde souvent rétablit cet équilibre désirable, en donnant des leçons terribles à ceux qui méconnoissent la répartition des droits sociaux, qui fait dépendre le bonheur général des uns et des autres.
Les furies de la vengeance avoient depuis long-temps attisé leurs torches incendiaires ; le feu prend au spectacle, déjà le palais brûle, bientôt il est consumé : les flammes s’étendent de toutes parts. La rivière étoit desséchée, les pompes sans effet, les arts inconnus ; le besoin, cet ultimatum forcé qui ramène l’homme aux calculs de la raison, change tout de face, dissipe les écarts, et rappelle en peu de jours les puissants moteurs qui vivifient les empires. Toute compression se dilate ; la science, les talents du premier ordre sont accueillis, sont divinisés. On creuse un lit fécond à la rivière, on remonte l’eau des mers par des pentes artificielles : on appelle le commerce des quatre parties du monde.
Il arrive entouré de satellites puissants qui rallument leurs flambeaux : un nouveau météore descend du ciel en traînée de feu, pour ranimer la terre expirante. Le bonheur jaillit de toutes parts ; les fontaines rafraîchissent les places publiques, abreuvent les chevaux d’Apollon qui viennent étancher leur soif aux portes de la ville. Chaque habitant recèle dans sa maison l’assurance contre l’incendie. Des canaux, des aqueducs à découvert, sont substitués aux moyens périssables d’un usage provisoire et d’un entretien dispendieux. L’air reprend sa pureté, les poumons s’épanouissent par-tout ; on arrose ; la toux cesse.
Tous les genres de contractions disparaissent ; le génie déploie ses ailes et s’élève dans la région supérieure, avec les forces acquises par la réaction. Les Architectes, les peintres, les poëtes qui ne tiroient aucun parti de la scène, se réveillent, s’associent à tout ce qui les entoure, se lient aux situations.
Celui que l’on n’auroit pas choisi pour élever en matériaux périssables des arcs à la Victoire, est appelle pour employer les bronzes, les marbres à de nouveaux palais, à de nouveaux temples, et comme la mode du bien est aussi puissante que celle qui fomente les maux, les grands, les petits suivent l’impulsion.
On isole les édifices ; on craint la contagion : en décorant l’élévation principale, on ne fait pas l’injure aux trois autres de les oublier. La divinité est honorée et ne rend plus ses oracles dans un centre corrompu par son entourage impur.
Toutes les portes sont ouvertes ; les administrations acquièrent de nouvelles forces : on n’assigne plus les jours, les heures où l’expression de la reconnoissance peut se faire entendre.
La souveraineté du peuple, gardée par son caractère auguste, reprend de nouvelles forces, en s’entourant de l’ouvrier industrieux, des chefs-d’œuvre de la mécanique ; elle multiplie les puissances de l’enthousiasme qui centuple le bien qu’on lui fait : les arts, redevenus nécessaires, reçoivent un nouvel élan. Voyez ce que peut le danger d’un seul, quand il éveille la multitude qui abandonne ses intérêts et ne peut s’occuper de la régie de tous ses biens ; voyez ce que peuvent les Architectes ! le feu détruit les villes, l’étincelle du génie les reconstruit et sert mieux les éléments discords qu’ils ne se servent eux-mêmes.
J’approchois du bâtiment de graduation, il étoit temps que mes rêveries finissent ; je priai mon conducteur de me placer au point de vue le plus avantageux pour juger le tableau général du...
Bâtiment de graduation
Planche 9
Le Voyageur et l’Inspecteur
J’approche et vois une masse de bâtiment très—imposante. Son immensité occupe tout le tableau, et le ciel m’offre le vuide de l’éthérée ; en vain la lorgnette d’Argus voudroit accumuler ses verres, en saisir l’ensemble, en mesurer les dimensions ; l’œil ne peut atteindre ses dernières divisions : elle fuit la terre et s’isole du monde.
Semblable à une ville flottante lancée sur la plaine liquide, je crus voir l’arche conservatrice du genre humain en proie au déluge universel. Les nuages commençoient à s’amonceler et entouroient majestueusement le trône du midi ; des rayons échappés offroient à ma vue une lumière dorée qui éclairoit des milliers de colonnes d’une dimension svelte, d’une proportion gothique.
Dans ma surprise extrême je crus voir une forêt élaguée de ses branches, travaillée à main d’hommes, et industrieusement transplantée. Ici, le sapin résineux dont l’aquilon a desséché l’écorce, le cœur percé par le trait qui le perfore, vomit des torrents de sel ; là sont des chênes arrondis pour abriter une construction légère
1. Des plates-formes arrondies ou entretoises qui assujettissent les poussées et portent des toits recouverts en écailles. Le centre est rempli de massifs d’épines qui s’empreignent de parties terreuses, pour épurer les eaux salées et les préserver de la pluie qui pourroit les altérer. Celles qui ont passé à travers les épines du premier étage sont reprises par des pistons multipliés qui les élèvent sur les seconds, ainsi de suite jusqu’à ce qu’elles aient acquis douze degrés de salure.Montez sur ces planches que l’art du charpentier assembla, vous verrez les fleuves bondir, excéder le niveau de la rive, et dans leur débordement couvrir l’immense superficie que le nuage enveloppe. Vous verrez l’eau fuir de toute part, et dans le trajet usuraire qu’elle parcourt pour obtenir le degré le plus utile en salure, elle dépose les produits du jour, et tombe goutte à goutte dans un vaste réservoir2. Immense réservoir encadré en sapin. dont le flot contraint implore sans cesse le zéphyr.
Cest une mer doucement agitée, son écume est blanchie par la présence des sels ; sa mousse exaltée appelle l’horizon qui se confond avec elle. Ainsi l’homme marche à pas comptés vers le cercueil commun qui anéantit ses jouissances et sépare les vertus qui lui survivent.
Au temps des merveilles, l’enthousiaste eut rangé ces travaux au nombre de ceux qui séparent Calpée et Abyla.
Les colosses antiques ou modernes avoient laissé dans ma pensée quelques traces. Celui-ci offre des dissemblances, des contradictions apparentes : si les parties sont d’accord avec l’esprit d’utilité qui les a dictées, le scrupule, en applaudissant au principe, voudroit plus d’analogie dans l’ensemble.
Interpellons la science du conducteur. Pourquoi les membres qui supportent cette gigantesque construction sont-ils atténués ? Pourquoi leur grêle puissance s’étend-elle de l’est à l’ouest ? Pourquoi la tête offre-t-elle une forme tronquée, quand la nature et l’art exigent un trait pur que les pentes des toits semblent indiquer ?
58L’économie des bois aussi nécessaire que les bienfaits de l’air, s’accorde ici pour multiplier les avantages journaliers ; les masses incisives contribuent aux progrès des vents, et quand le produit en dérive, le fond doit l’emporter sur la forme.
Beau raisonnement ! enclavé dans la commune pratique qui soumet les calculs de la vie à des combinaisons transmises, on ne voit rien au-delà : elle a tant d’empire sur les artistes que quand elle veut s’absenter un moment pour se plonger dans le vague des possibilités, les siècles, qui la tiennent par la main, la ramènent au point qu’elle a quitté. Cependant il est des vérités immuables ; le trait qui décèle la pureté du style triomphe des lacunes du goût pour faire revivre le principe.
Convaincu que les préjugés de charpente avoient présidé à cette coupe vicieuse, que tout homme instruit réprouvera, j’occupai mes derniers moments à analyser des détails qui pouvoient intéresser l’instruction.
Il falloit monter les degrés qui distribuent la surveillance ; il falloit parcourir de vastes galeries suspendues dans la vague humide qui approche le couchant, les cabinets conservateurs des eaux graduées, les indicateurs destinés à faire connoître les progrès d’accélération.
Je n’avois pas un instant à perdre ; déjà le soleil commençoit à baisser ; tantôt à moitié caché il coloroit les eaux de ses pâles rayons, puis montrant les restes d’un globe éteint, il lance encore un regard favorable et disparoît. Ainsi passe le jour, parcourant un cercle fugitif : les artistes qui l’ont perdu ne le retrouvent jamais.
Satisfait des soins empressés que l’on m’avoit donnés, on m’indique le chemin qui abrégeoit ma route. Quand on pense, le temps coule rapidement ; si les médecins de l’esprit savoient en distribuer les doses, combien ils calmeroient d’ennuis ! combien le savoir gagneroit ! Jeunes artistes que l’inconstance naturelle des idées appelle à la variété, c’est à vous d’activer la pensée par vos pensées ; c’est à vous d’égayer le désert et de faire disparoître les routes mélancoliques.
Des bœufs, des moutons réunis en troupeaux nombreux traînoient la fatigue du jour, et regagnoient à pas lents leurs étables ; ils étoient enveloppés d’une épaisse poussière, et la sueur appliquée sur leurs membres énervés, offroit le désordre des teintes et les sables enlevés à la terre. Des pâtres, rougis par la réverbération des feux du midi, dirigeoient leur marche aux sons aigus de la cornemuse, tandis que des guides actifs, courant sans cesse de la tête à la queue, rassembloient les groupes dispersés. Peu de temps après le chemin se dégage ; j’apperçois l’auberge, j’arrive : elle étoit tenue par un maître de poste qui faisoit valoir ses terres par lui-même.
Petite hôtellerie
Planche 10
J’étais fort près de l’auberge, lorsqu’un char attelé de quatre pénibles coursiers, de couleurs discordantes, se présente à ma vue. Ils avoient la tête basse, le col dégarni, les pieds larges, et les boulets appesantis par l’argile accumulée au pourtour. Un lourdeau à triple gilet, les cheveux crépus, recouverts d’un bonnet de laine, d’un chapeau préservatif des coups imprévus du soleil, guidoit ce fastueux attelage, et fouloit les reins d’un Bucéphale qui sembloit être humilié de son emploi. Ses flancs, recreusés par un acier roulant, laissoient par-tout les traces ensanglantées de sa compatissante humanité. Chaque coup porté par de longues lanières tissues 59 de nœuds, s’adaptoit sî bien au corps de ces victimes, qu’elles s’empreignoient dans les chairs, et ne s’en détachoient que pour ouvrir de nouvelles blessures.
Semblable au serpent dévorateur des enfants du Laocoon, il torturoit alternativement ces dociles animaux, et les punissoit des services qu’ils rendent aux humains. La peine suit ordinairement le délit. Déjà les poumons ardents du cruel conducteur exhaloient au dehors la rage du dedans. Les rênes s’agitent et se croisent ; le mors irrité par les saccades, fait mousser dans l’air indigné une sanglante écume, dont le flocon souille la terre. En vain il voudroit maîtriser les mouvements qui vont le précipiter ; il vacille au gré de la résistance qu’on lui oppose, perd l’à-plomb, s’abandonne et tombe.
Le cheval glisse sur un caillou qui étincelle, et foule, du poids de son corps, celui dont il étoit accablé. La terre frémit ; un nuage épais de poussière enveloppe le groupe et le dérobe aux yeux des mortels. L’armure préservatrice des jambes, jettée çà et là, éveille l’écho, qui répercute un bruit étouffé.
Le dieu qui protège les bons et punit les méchants, étoit vengé : il préparoit dans sa sagesse l’indulgence qu’il ne refuse pas à l’humanité repentante. Les nuages incertains favorisoient les chimères ailées de la nuit, lorsque des travailleurs, long-temps courbés vers la terre, animant la soirée de chants d’allégresse, rentrent dans leurs foyers. Effrayés par le désordre qui s’offre à leurs regards, ils rassemblent leurs esprits pour unir leurs forces, et enlever à la terre une masse léthargique qui mordoit la poussière.
Le danger développe des moyens inattendus dans un cas pressant : il eût fallu tout le génie d’Archimède.
Rien n’est étranger à l’homme qui voyage, il met tout à profit. Si le temps anéantit les tableaux, ceux qui sont présents à sa pensée, ceux qui s’offrent à sa vue, éveillent les souvenirs, rappellent les contrastes utiles. Sans ces heureux efforts de l’ame, l’absence du sentiment seroit une apathie prolongée.
Ce que j’avois vu chez des Insulaires, me fit faire des rapprochements. Des chevaux soignés jusqu’au scrupule, conduits avec un simple filet. Les frapper est un crime que le peuple réprouve. Un guide de la hauteur et du poids d’une botte française, vêtu d’un canevas, conservateur de tous les nuds, chaussé d’un léger brodequin, une baguette à la main, provoque un coursier ; il est effacé par sa tête altière, dont il épouse tous les mouvements ; et s’il fend l’air dans la plaine, le sillon lumineux qui frappe la nue, n’est pas plus rapide.
Cette pratique, généralement suivie chez les peuples appréciateurs de la nature, émane du sentiment qui lui est propre. Tel est le tableau du genre humain ; l’un est lourd, et croit être léger, parce qu’il réfléchit moins ; l’autre, dit-on, est pesant ; il parle peu, pense beaucoup, parce qu’il suit plus constamment l’impulsion naturelle.
La vie est un tissu prolongé de tous les excès : l’homme est avare, s’il n’est pas prodigue ; apathique, s’il n’est pas colère. Le plus ou le moins enfante les monstres. La sagesse n’en admet aucun.
O toi ! dont l’ordre tout-puissant élève ou détruit la balance des maux, si tu n’as pas favorisé tous les hommes du pressentiment délicat qui produit le mieux en tout genre, jette un regard isolé sur nous, et fais descendre des cieux le feu sacré qui épure le discernement !
D’où viennent ces délits, ces outrages faits à l’humanité ? Des Architectes.
Ils abandonnent au métier la recherche que mériteroient les constructions rurales ; leur négligence fait naître tous les genres de désordres. Il semble que le cheval monté par la Victoire, soit plus utile que celui qui creuse le sillon productif, et porte les fruits de la terre. Qui pourroit disconvenir que la différence du traitement vient de la confusion du sens et de l’abus des pouvoirs ?
L’artiste philosophe range tout ce qui est utile sur le même niveau.
Les nuages dispersés se rassembloient lentement, et se confondant ensemble, ils préparoient 60 l’entière obscurité. Je profitai du reste du jour pour voir la disposition générale de l’hôtellerie.
Ce n’étoient pas ces magnifiques parvis isolés de tous les côtés 1. Le but de la discussion est de rappeller aux Architectes les négligences condamnables qu’on peut leur reprocher dans l’exercice de leurs talents, pour les écuries de luxe et de campagne ; de présenter à l’imagination des projets d’un grand établissement, comparés à une petite hôtellerie., où l’affluence foulant à ses pieds le marbre encadré sous toutes les formes, sous toutes les couleurs, abrite et favorise tous les genres de service, sous cent portiques soutenus de colonnes surmontées d’arcs légers qui distribuent le jour ; ce nétoient pas ces galeries intérieures, ces escaliers d’une large dimension, placés aux extrémités, ces escaliers qui assurent à cinquante appartements de nuit, à de vastes communs, un service facile et rapproché : ce n’étoient pas ces couronnements qui lient un édifice avec la nue, que le besoin, d’accord avec l’art, élève pour avertir au loin ceux que la renommée des lieux appelle. On n’y voyoit pas ces salles enduites de stuc, dont la teinte uniforme tranquillise la vue ; ces superbes voûtes soutenues par le luxe de Périclès, qui offrent l’isolement destiné à placer de nombreuses tables, et faciliter la concurrence. On n’y voyoit pas ces plafonds où Bachus et Cérès, entourés d’une troupe joyeuse, les Ris et les Jeux, se disputent les places, où le despotisme de la peinture assujettit les dieux à l’empire qui maîtrise nos sens. Ne croyez pas retrouver ici ces auberges somptueuses placées pour recevoir l’affluence de la Carthage moderne, où cent voitures attendent sous la clef la liberté de cent autres, qui viennent solliciter des retour ; ces vastes dépôts où le commerce des nations afflue, où un luxe nocturne attache sur les murs de deux cents chambres les produits ingénieux d’une nation puissante, les tableaux de nos grands maîtres. On n’a pas à sa disposition des bains multipliés, des fleuves brûlants au milieu des glaces de l’hiver, où le voyageur tempère la rigueur du froid, et calme la fatigue d’un voyage échauffant. On n’a pas de théâtre pour occuper l’oisiveté du génie ; point de concert pour charmer les longues soirées du Capricorne ; n’allez pas croire que toutes les ressources de la vie y soient rassemblées, que toutes les épices de l’Inde soient renfermées dans ces douanes provisoires ; n’allez pas croire que les cours de service soient très-éloignées et exemptes du bruit qui compromet le repos ; qu’elles soient à l’abri des maléfices occasionnés par l’odeur des pailles saturées qui croupissent dans la mare verdâtre.
Il ne faut pas s’attendre à y rencontrer ces vastes abreuvoirs, où le cheval, suivant l’impulsion rapide de l’eau, fait disparoître le corps pour montrer la tête ; ces viviers abondants où le rézeau appésanti ramène à lui vingt carpes du Léman. On n’y voit pas ces garennes artificielles où l’ordonnateur des communs assemble le produit de la chasse d’un souverain. Il ne faut pas s’attendre à y rencontrer des temples dédiés à la divinité des fleurs ; au dieu de la médecine, et tous les accessoires que sollicite un grand établissement dont nous donnons ici l’esquisse imparfaite
C’est tout au plus la provision du jour ; c’est un lit que le besoin du sommeil améliore, des mets que l’appétit assaisonne ; c’est enfin une distribution qui, quoique peu étendue, peut convenir à tous les genres de progression.
L’élévation principale étoit circonscrite dans l’espace de trois arcades soutenues par des piles carrées.
Un porche préservatif des intempéries abritoit la surface du second plan, et faisoit opposition aux fonds printanniers dont la verdure meubloit utilement les côtés ; on y remarquoit beaucoup d’arbres à fruits.
Voyez ce que peut un ministre vertueux, quand il associe la multitude à la passion qu’il a de faire le bien.
Le peuple confiant applaudit, et le langage commun se charge de l’expression de la reconnoissance.
Le postillon qui m’avoit descendu dans la grande cour me dit que le gouvernement, voulant, 61 par la concurrence, assurer le bien-être du voyageur, avoit élevé plusieurs bâtiments de ce genre ; je compris que les plans étoient les mêmes, et que les élévations étoient toutes différentes ; qu’au surplus ce n’étoient que de simples couchées qui ne pouvoient être comparées à ces maisons accréditées qui reçoivent l’affluence ; que la route étoit peu fréquentée attendu que les chemins de la forêt, quoique beaucoup plus courts pour arriver en Suisse, n’étoient pas encore terminés.
Il me fit voir des remises où les voitures chargées et attelées de plusieurs chevaux étoient à couvert ; elles servoient de dégagement au logement des hôtes, aux chambres du premier, du second, aux galeries de communication qui facilitoient tous les services et les abritoient.
Déjà les ombres foncées s’accumulent autour de moi pour fermer la scène du monde. Je demandois la chambre que je devois occuper lorsqu’une beauté robuste, au teint vermeil et d’un embonpoint que les femmes de la ville dédaignent, le flambeau à la main, éclairoit mon empressement et alloit fixer ma retraite nocturne. Son regard agaçant rappelle à ma mémoire cette Jeanne fameuse à laquelle Chapelain dut sa honte et Voltaire une partie de sa gloire.
À peine avois-je eu le temps de m’asseoir que j’entends frapper doucement à ma porte.
L’imagination remuée pendant le jour par les secousses provocatrices d’une voiture, par les rayons du feu qui la pénétroit, m’offroit une lueur de gaieté que l’on n’est pas fâché de rencontrer quand on est seul. Cette douce erreur ne dura qu’un instant, et tout-à-coup ces fantômes aimables qui font oublier les scènes déplaisantes disparurent. Quand le cœur n’est pas de la partie, n’importe de quelle manière on amuse l’esprit.
C’étoit un homme qui réclamoit des secours ; il vivoit, disoit-il, de privations, avoit fait un vœu de pauvreté et de continence. Quel effort ! quelle bizarrerie ! Il me présente une boîte d’un bois brun ; une incision tracée dessus appelloit en détail l’écu du voyageur. La pénitence qu’il s’imposoit ne me paroissoit pas trop sévère : sa figure étoit rubiconde, les yeux allumés et recouverts de sourcils épais, la dent exercée ; les cheveux d’ébène, ainsi que la barbe, étoient hérissés.
Je crus voir la tête d’Héliogabale sur le buste d’un Capucin ; sa taille étoit courte, son ventre très-prononcé. L’habitude de tout analyser et de juger les hommes sur les formes extérieures m’égare, je me livre à mille réflexions : je lui demandai s’il n’avoit pas d’autres ressources.
Sans doute, me dit-il ; et après des confidences qui excitoient le rire, il me dit très-sérieusement qu’après la mission pieuse dont il étoit chargé pour substanter la cénobie voisine, il avoit une collection choisie de très-bons ouvrages préparés pour toutes les classes de la société ; qu’il vendoit ordinairement aux hommes faits les Contes de Lafontaine, la Reine de Navarre, Acajou, le Sopha ; aux vieillards, Pétrone, Martial et Juvénal ; aux jeunes gens, le Moyen de parvenir, l’Art d’aimer ; aux jeunes filles, l’Art de plaire ; aux enfants, la Belle au bois dormant ; aux vieilles femmes, des chapelets ; aux habitants des campagnes, les Secrets du grand Albert ; et enfin, qu’il disoit la bonne aventure aux crédules et aux foibles. Cette longue énumération ouvre un vaste champ à mes idées philosophiques.
Quand le goût est corrompu par des vertus apparentes, on caresse les vices sous toutes les formes, et ils prennent la place des vertus.
Dans les calculs d’égalité que la perversion fait avec les rapprochements qui l’autorisent, il m’observe que les ouvriers de la saline, étant plus près de l’indigence que les négociants et les parlementaires de Besançon, lui donnoient du vin et de l’eau-de-vie. Que le compatissant directeur de la saline envoyoit aux cénobites des pains de salpêtre pour attirer sur eux la bénédiction des célestes colombes qui voltigeoient autour d’eux.
À quoi bon ces vertus personnelles ? Ici je ne pus y tenir plus long-temps ; la mistification me paroissoit à son comble. Le Capucin vouloit de l’argent et non des conseils.
En bonne politique, est-il possible qu’il existe des hommes assez insouciants, assez détachés de l’ordre social pour vivre d’emprunts sur la race laborieuse ?
Est-il possible qu’ils abreuvent leur inertie des sueurs du genre humain ? L’oisiveté n’est-elle pas le sommeil de la vertu ? n’est-elle pas un mal réel qui nourrit tous les vices ?
62N’allez pas croire, me dit-il, que nous soyons inactifs ; notre zèle pour le bien public est infatiguable ; la cloche communale nous appelle souvent dans les incendies. Il y a quelques jours le feu de la cuisine éveilla le dortoir ; il eût été embrasé si nous n’avions pas épuisé le vivier, réparateur des jours d’abstinence. Au surplus, à quoi servent les biens que l’on régit ostensiblement, ils enrichissent l’état qui reçoit un impôt onéreux. Croyez-moi, l’épine est cachée sous l’enveloppe de toutes les jouissances.
La richesse a ses embarras : quand on est sage, on fuit la régie inquiétante des biens passagers. On voit le monde comme une vaste roue sur laquelle tournent les événements, et la fortune qui l’agite, comme une divinité éphémère qui essaye ses tours d’adresse. Ignorez-vous que Polycrate fut malheureux pour avoir été comblé de ses faveurs ? Quand on vit d’espérance, on n’a rien à redouter d’elle. Ignorez-vous que celui dont je sollicite la bienfaisance est plus heureux que moi ? il jouit du sentiment honorable qu’il m’inspire, dans la prédilection ; il cueille d’avance les fruits de ses épargnes, et les récolte en semant.
Grand Dieu, quel raisonnement ! quelle incohérence d’idées ! le fou s’appuie de mots vuides de sens, pour bâtir sur un sable mouvant, le rempart qui fortifie ses égarements ; il s’appuie sur l’incurie et s’isole de tout.
Tel eût été un soldat valeureux, un général habile, qui languit dans l’inaction et dans la nullité qu’elle entraîne à sa suite, à la faveur d’un habit de convention et des préventions destructives de tous les élans puisés dans l’attraction sociale.
Que de réflexions ! si on étend le principe à tous les genres d’inertie que la paresse du génie fait éclore. Que de sages, que de Dominicains, de Franciscains dans la république des arts, vivent d’emprunt !
La pusillanimité fait craindre les maux qui circonscrivent les possessions enviées ; elle redoute l’embarras des biens que la nature donne ; elle les cache dans l’obscurité qui assure le bonheur ; la critique, qui fait fermenter l’émulation, l’effraie, et dans son isolement elle vit au milieu des richesses qu’elle ne peut réaliser. Osez et vous réussirez. Osez ; l’exemple que vous donnerez fera éclore de nouveaux préceptes qui épureront les anciens.
Déjà le monde assoupi se livroit au sommeil ; déjà il éloignoit les recherches oiseuses du jour. J’avois appris plus que je ne voulois savoir, et je n’étois pas plus avancé sur ce que je desirois connoître. Les sombres divinités de la nuit commençoient à invoquer le coucher : j’avois égayé le présent, il falloit définitivement mesurer le temps qui devoit précéder l’instruction du lendemain.
En pourvoyeur philosophe, je demandai à l’engageant quêteur s’il connoissoit le confident des pensées de l’Architecte ; il me répondit que je ne pouvois mieux m’adresser, que cet inspecteur avoit une chambre au-dessus de celle que j’occupois, en attendant que la fraîcheur des constructions nouvelles fût exhalée et lui permît d’habiter l’appartement qui lui étoit destiné. Il m’assure que plusieurs voyageurs avoient eu à se louer de ses complaisances. Je monte, et après le premier compliment d’usage, il promit de me faire voir tous les établissements que l’économie politique élevoit pour l’instruction commune. Cherchant dans les rayons multipliés qui meublent sa demeure ; feuilletant les cartons accumulés, les rouleaux dont il étoit entouré, il développe un premier plan de saline, des élévations, des coupes, un plan général sur lequel étoit tracée la masse des maisons particulières, dont la vue occupa les loisirs de l’après-souper, etc., etc., etc.
Hospice
Planche 11
Ici la bienfaisance entraîne ma volonté, et la sûreté publique élève ma pensée.
Dieu de l’harmonie affranchis ma voix de toute mesure ! Le beau idéal est au-dessus de nos loix ; le génie s’indigne des leçons et secoue les entraves de l’habitude. Eh ! qu’a-t-on besoin d’élaguer les ronces et les épines qui défendent les bosquets d’Apollon, quand on peut s’ouvrir un sentier dans les cieux ?
De cette élévation, j’ai laissé tomber mes regards sur la terre ; j’ai vu tous les peuples qui l’habitent, et j’ai trouvé dans les climats de l’Inde, un édifice qui peut convenir à nos régions tempérées.
Quand l’art s’éloigne de la nature, ce n’est plus au c/our qu’il s’adresse : il travaille pour l’esprit ; et on sait combien l’esprit tout seul s’égare. Que doit faire alors l’Architecte qui conserve au fond de son ame, une étincelle du feu sacré qui embrâse les hommes prédestinés ?
Il doit ramener tout au principe de l’unité : il doit imprimer à ses ouvrages le cachet immédiat de son caractère indépendant et bon.
Avez-vous observé quelquefois le cortège du riche Nabab de Golconde, quand il voyage ? Précédé, suivi, entouré d’une foule d’esclaves empressés à prévenir et satisfaire tous ses désirs ; voyez-le se balancer mollement dans un palanquin dont l’éclat efface celui du soleil.
Cet astre brûlant n’a plus de feux pour lui. Ce dieu de la terre les brave dans le sein de la volupté, et à l’ombre épaisse de ses bosquets parfumés.
Le palmier à larges feuilles, le cocotier frais et nourrissant, le tamarin géant du pays, le manguier verdoyant, le multipliant qui épuise ses forces productives, l’odoriférant oranger, se disputent l’honneur de l’abriter et de le rafraîchir.
Si la Volupté est la fille de la Richesse, l’Amour est le père du monde végétal. Tout reconnoît son empire ; ses loix sont écrites sur ces écorces enrubantées, dans ces fleurs diversement émaillées, dans les ondulations de l’air, dans les agitations des feuilles ; ses trophées sont suspendus à ces branches centenaires qui tous les ans reprennent une physionomie printannière, et des forces nouvelles ; et les lacs d’amour grandissent avec les arbres sur lesquels ils sont tracés. Les armes éclatantes de Bellone fixent sur les troncs une gloire immortelle. C’est donc là, c’est sous ce délicieux ombrage que le puissant Adalmazone a fait construire un bazard symétriquement aligné, où l’art a su réunir tous les bienfaits de la nature, et où l’imagination s’est épuisée à réveiller les sens et le plaisir. Cest-là, c’est sous mille tentes isolées où l’on éloigne l’odeur importune des mets qui vont bientôt couvrir les tables pour aiguiser l’appétit.
À des jeux pleins de volupté, des nuits plus voluptueuses encore succèdent ; après le mouvement, le repos. O toi ! qui aimes à contempler les merveilles de la création, approche et considère l’étendue de ce domaine azuré, et l’immense assemblage des mondes.
Le calme favorise les célestes pensées ; on quitte tout ; on traverse l’onde épurative, pour offrir à la divinité l’encens du culte le plus pur.
Rien ne peut changer le pouvoir des dieux rémunérateurs ; les adorations des Malabares sont les mêmes par-tout ; par-tout où l’homme existe, la reconnoissance s’explique. On arrive en foule sous les parvis du temple ; les marbres suent le frais ; les vents soufflent et caressent les voûtes des portiques ; le sanctuaire s’ouvre, et les élans du cœur s’identifient avec l’esprit 64 fécondateur qui donne à l’univers, l’activité. À cette vue, plus magnifique que toutes les autres, quel est l’homme dont l’ame reste froide, insensible ? Quel est l’ambitieux qui n’a pas senti calmer les accès rapides et destructeurs de la fièvre ardente qui le dévore, je dis plus, quel est l’amant qui n’a pas rêvé le bonheur ? C’est alors que le génie s’élance et ose mesurer l’infini.
Quand le poète de Mantoue personnifia les songes, ce fut là qu’il fixa leur demeure ; ce fut de là qu’il les fit descendre sur la terre. Ah ! que la porte des heureux songes soit toujours ouverte pour l’honnête homme, et pour l’homme utile à son pays.
À quoi bon, demanderez-vous, ce pompeux étalage de tableaux divers, mélange de fictions et de réalités ? À quoi bon nous rappeller ces caravenserails de l’Inde, où les grands du pays jouissent encore plus de leur vanité, que des bienfaits de la nature ?
À quoi bon ? le voici. La parité se retrouve dans le moteur qui régularise tout. Ici les étrangers qui traversent l’immense forêt qui donna son nom à la ville de Chaux, peuvent avoir lu, comme vous, l’histoire de l’Indostan, et ont, comme les Satrapes de ce pays, droit à la bienveillance de l’ame universelle qui veille au repos du monde. Entendez-vous l’orage qui gronde dans le lointain ; voyez-vous l’éclair qui sillonne la nue ? Il reste encore un long espace à parcourir, et cet espace est rempli d’animaux malfaisants, et de dangers que la crainte augmente ; où le voyageur s’arrétera-t-il ? Ici.
La philantropie lui a préparé un abri contre l’orage, les animaux malfaisants et les dangers imaginaires. Ici les bons et les méchants sont également reçus pour la première nuit ; mais dès le lendemain les bons continuent tranquillement leur voyage ; les autres sont interrogés, devinés, condamnés à seconder nos travaux. Leur malin vouloir est enchaîné, et ils rendent à la société ce qu’ils ont voulu lui ravir. Le jour du repentir arrivera, car Dieu fit du repentir la vertu des coupables. Eh bien ! ce jour-là le pardon, le pardon revient avec lui, sur l’aile brillante de l’espérance ; celui que vos supplices ou vos loix criminelles alloient ravir pour toujours à la société, y rentrera sans flétrissure, avec la volonté de la servir. Tel massacre, dans l’ombre de la nuit, les habitans de l’air, qui voltigent au printems de fleur en fleur, et les condamne au soufre meurtrier, qui les entasse en ce moment sur la poussière, qui, en rendant la vie à ce peuple laborieux, et ses cellules de cire, auroit économisé pendant le triste hiver, des substances que l’été revendique.
Le but de cet établissement est d’épurer l’ordre social, par l’attrait de la bienfaisance ; de changer les inclinations vicieuses, par l’exemple du travail et d’assujettir la licence aux loix de la subordination.
Qui peut douter que des vues d’humanité ne soient admirablement placées au centre des forêts, où le crime a trop souvent fondé l’espoir de son impunité ?